Chanter pour ceux qui sont loin d'être heureux
Consigne : Voici un homme dont je ne te révèle pas l'identité : je te mets au défi d'imaginer qui il est, de lui inventer une vie, de lui faire vivre une petite aventure !
Chanter pour ceux qui sont loin d'être heureux
Le restaurant trois étoiles "La semi-croustillante". Ouvert de dix-neuf heures à minuit, et situé en centre-ville, les plus riches aiment s'y retrouver le soir, parce qu'on y mange bien et que des musiciens viennent mettre l'ambiance pendant qu'eux se remplissent la panse.
Ce soir-là, un chanteur au timbre suave et profond, bien planté sur ses deux jambes, au devant de la scène, chante du Abba. Il est vêtu d'un beau costume composé d'une chemise blanche et d'un veston dont l'un des boutons est blanc au lieu de noir. Au son de sa voix, la plupart des têtes se tournent vers lui, joyeuses. L'atmosphère du restaurant est devenue allègre et enthousiaste, dès que cet homme qui devait avoir la trentaine a entonné les premières notes. Le plus frappant est combien il parait heureux. On sent qu'il vit vraiment l'instant présent. Son sourire et son énergie inspirent le bonheur pour les couples qui le regardent. Il fait lever certains d'entre eux pour les faire danser sur du Claude François, adopte des postures de stars, joue un répertoire très diversifié, les yeux brillants, sans cesser de montrer ses dents, et ce toute la soirée. Et pourtant, lorsqu'il descendra de scène, son visage prendra une tout autre expression...
Le célèbre tube "Tea for two" dans les oreilles, il n'arrivait pas à tenir en place. Il ne pouvait tout de même pas se permettre de manquer un rendez-vous avec un beau gosse pareil ! Par ailleurs, il avait pour principe de ne jamais être en retard, il serait le premier à s'en vouloir.
Le mouvement de sa brosse sur ses dents s'accéléra lorsque 10h sonnèrent sur la vieille pendule qu'il avait hérité de sa grand-mère et qu'on entendait dans tout l'appartement. Il se maudit de n'avoir pas entendu son réveil et se promit d'aller consulter pour son problème de surdité dès qu'il en aurait l'occasion.
En effet, bien qu'il entendait assez bien de l'oreille gauche, la droite, elle, avait peine à percevoir le moindre son. Lorsqu'il bouchait la gauche, les sons lui parvenaient comme depuis l'autre extrémité d'un tunnel : les syllabes étaient transformées, les notes de musique rendues dissonantes, les bruits étouffés. Il avait de plus la très peu agréable sensation que la droite était bouchée. Depuis peu, il commençait même à être victime d'acouphènes, quelle aubaine pour un musicien !
Il fit taire la voix de en appuyant sur le bouton pause de son téléphone et se passa un coton-tige dans son oreille défectueuse, ce qui lui fut aussi utile qu'un deuxième prénom ou un ticket de carte bleue : il n'arrivait jamais à atteindre l'endroit bouché.
Nouveau souci lorsque vint le moment de l'habillage : il ne savait que mettre et le temps pressait. Que fallait-il porter pour plaire à cette bombe-là ?
Il, il, il, il et encore il : il faut que tu saches, lecteur, que le personnage auquel nous nous intéressons s'appelle Elias. Voilà, à présent tu es davantage familier avec lui.
Après une réflexion rapide, Elias opta pour un tee-shirt décontracté et un short de la même couleur avec une ceinture. Un peu de gels dans les cheveux et il était enfin prêt.
Il savait que son visage parfait faisait le reste : pour cette raison, il se faisait souvent accoster par des femmes qu'il était obligé de recaler. Parfois, elles s'en allaient furieuses malgré ses excuses, mais il n'accordait pas plus d'importance à ce type d'anecdotes. Après tout, ce n'était pas sa faute s'il n'était pas attiré par elles. En tout cas, son visage continuait d'attirer les compliments, certains disaient qu'il évoquait ceux nobles et charmants des héros de vieux films. D'autres disaient qu'il y avait quelque chose de divin dans ces traits tout juste âgés de 29 ans.
Se rendant compte qu'il lui restait vraiment peu de temps, Elias sortit en trombe de son appartement en oubliant carrément de fermer la porte à clef.
Ils s'étaient donné rendez-vous dans un bar assez proche de l'appartement d'Elias. Elias aimait ses rencontres autour d'un verre, il trouvait que c'était une bonne manière de faire rapidement connaissance. Il ne recherchait néanmoins rien de vraiment sérieux, seulement des rendez-vous rapides de temps à autre et puis des coups d'un soir. En fait, il n'était jamais vraiment tombé amoureux, et estimait qu'il ne devait pas perdre sa vie pour ces conneries, d'après sa propre expression.
Lorsqu'il s'engouffra dans le bar, il fut soulagé de voir qu'il était à l'heure. Il alla s'asseoir à une table bordée de canapés : la plus confortable pour bavarder. Il avait un peu le trac mais c'était quelque chose qu'il savait gérer et contrôler, notamment grâce à l'habitude et son métier de chanteur.
Dix minutes passèrent et le mec à qui Elias avait donné rendez-vous ne s'était pas encore pointé. Elias avait pour principe d'attendre vingt minutes maximum, après quoi il appelait pour voir si son rencard avait eu un problème, et s'il n'obtenait pas de réponses, Elias considérait qu'on lui avait posé un lapin, ce qui arrivait plus souvent que vous ne l'imaginez.
Elias était toujours déçu de ce type d'hommes manquant de franchise. Pensaient-ils réellement qu'il ne pouvait pas comprendre un refus, que ce soit dès le début ou juste avant le rendez-vous ? Il fallait non seulement qu'il vienne pour rien mais en plus que tout le monde le voit assis tout seul, sans rien boire, puis tout à coup se lever et partir. Il fallait qu'il passe pour un mec solitaire.
Un mec solitaire, il l'était réellement, par ailleurs. Ses parents habitaient toujours à l'autre bout du pays et il ne leur rendait visite que tous les deux ans environ, par manque de motivation. Son unique sœur s'était installée dans une ville proche mais il s'était gravement fâché avec elle il y avait plus d'un an et depuis, ils ne s'étaient plus contactés. Il hésitait à le faire au cas où elle soit encore fâchée contre lui, même si quelque part au fond de lui, il se doutait qu'elle suivait le même raisonnement. Un véritable vide s'était installé entre eux, et forcément, plus les jours s'écoulaient, plus la gêne s'intensifiait. Il avait bien des amis oui, deux trois connaissances avec qui il pouvait parfois bavarder ou faire des sorties, mais ça restait trop rare à son goût, car ils étaient souvent indisponibles : le travail, la famille...
Et tandis qu'il songeait à ses amis, et sortait du bar en pestant contre les "gens foutres et irrespectueux", il entendit justement une voix amicale l'appeler.
-Elias ! Pas un jour sans Elias ! Dis donc toi on tombe toujours sur toi quand on s'y attend pas !
En se retournant, Elias tombe nez-à-nez avec Fabien, un ami qu'il avait rencontré, comme vous pouvez vous en douter, dans un bar, mais avec qui il n'y avait pas eu de coup d'un soir : ils s'étaient plus entendus amicalement. Après des embrassades, Elias demande à Fabien où est-ce qu'il va comme ça.
-A la salle, bien entendu ! Tu n'as pas vu comment j'étais habillé ? Haha, j'ai toujours envie de faire du sport quand je vois des gens comme toi !
Il rit bruyamment et gaiement. C'était une de ses manies qui pouvaient aussi bien être agaçantes qu'attachantes.
-Des gens comme moi, c'est-à-dire ?
-Bah haha, dit-il en souriant, des gens motivés et bien taillés, qui nous poussent à nous bouger, tu vois ?
Après avoir bavardé cinq minutes, les deux se séparèrent et Elias décida de retourner à son appartement, mais en voyant le monde fou qui commençait à circuler un peu partout et en sentant la chaleur sèche de l'été qui s'installait, il opta pour un retour en bus.
Malheureusement, il avait oublié les galères qu'impliquaient les transports en commun : la longue attente, ce qui impliquait qu'entre temps on trouve de quoi s'occuper et on finit par rater l'heure, et puis surtout, une fois à l'intérieur, les regards. De nombreuses femmes, jeunes ou moins jeunes, seules ou entourées de leur famille, le dévisageaient, le fixaient intensément, ce qui avait le don de l'agacer et de le mettre mal à l'aise. Pour atténuer la gène, Elias faisait mine de consulter et répondre à ses messages. Il n'en recevait peut-être pas beaucoup mais au moins il n'était pas obligé de répondre à leurs œillades insistantes.
Une fois de retour dans son petit confort personnel, il se fit cuire des pâtes -basique, mais toujours efficace- et se régala en oubliant toutes les petites contrariétés du matin, et par extension, toutes celles dont sa routine était faite.
Rassasié, l'envie lui prit de jouer quelque chose à la guitare. Il en faisait depuis quatre ans en autonomie et progressait efficacement, tant au niveau de la technique que de la difficulté et diversité de son répertoire de morceaux. Mais une fois sorti de sa housse, il fallait être aveugle -et c'aurait été le comble pour Elias- pour ne pas voir qu'une corde -celle de si- était cassée. Il n'avait toujours pas acheté de nouvelles cordes ! Elles étaient toutes vieilles de plusieurs mois, donc à changer.
Elias connaissait heureusement un endroit où se procurer des cordes mais il fallait faire un peu de route. Cependant, il ne pouvait pas toujours remettre ce genre de souci au lendemain, il était musicien, et pour lui, une corde cassée était comme si son autre oreille s'était mise elle aussi à dysfonctionner : il n'entendait plus rien, et s'il n'entendait rien, sa vie était finie. Elias vérifia sur Internet que la boutique dans laquelle il comptait se rendre soit bien ouverte, et croisa les doigts en voyant par la fenêtre la météo tourner que des cordes, il n'en pleuve pas.
Sur le chemin jusqu'à la rame de métro, pas une goutte ne vint s'écraser sur son visage réputé parfait. Celui-ci fut moins que d'habitude le centre de l'attention dans le métro, pour la bonne raison que celui-ci était en panne. "Décidément, c'est pas mon jour !" se dit-il. Mais à vrai dire, c'était rare qu'il dise le contraire. Il dut alors prendre le taxi pour s'y rendre, il voulait vraiment profiter de son temps libre pour s'occuper de ça, quitte à dépenser cher. Le taxi dut faire un gros détour à cause de travaux qui barraient plusieurs routes.
Lorsqu'il arriva devant le magasin, Elias sentait qu'il faisait vraiment quelque chose d'utile, mais à ce moment-là, une vieille main lui tapa l'épaule. Il se retourna et vit qu'une femme petite, métis et turbanée le regardait.
-Vous voulez connaître votre avenir ?
-Euh... non merci, vraiment...
-Allez, vous allez apprendre beaucoup de choses sur vous même !
-J'en sais assez, merci.
-Laissez-vous tenter par les voiles obscurs de la vision profonde !
Elias entra dans la boutique pour se débarrasser de cette emmerdeuse, et marcha directement en direction de l'homme au comptoir. Il demanda de nouvelles cordes pour un an et pendant que l'homme allait les chercher dans l'arrière boutique, Elias put admirer toute une collection de guitares en tout genre : classique, folk, électrique, en plusieurs types de bois, avec parfois deux manches et douze cordes. Certains de ces bijoux lui faisaient envie, mais il ne pouvait pas se permettre de dépenser autant alors qu'il avait déjà une guitare fonctionnelle à son appartement. Il était 17h lorsqu'il sortit avec la satisfaction d'avoir enfin ses cordes, il n'aurait plus à s'en préoccuper avant une longue période.
Il se rendit dans un bar pour se rincer et se reposer un peu avant de rentrer à l'appartement pour se préparer à aller chanter. Il fallait qu'il soit opérationnel pour son entrée en scène à 19h et avec la durée du déplacement, de l'habillage et de l'échauffement, il lui fallait bien une grosse demi-heure, parfois bien plus. Avant tout il fallait qu'il prenne une douche car il avait transpiré toute la journée, et puis il devait aussi manger.
Au moment où il réglait l'addition du bar, son téléphone vibra dans sa poche. Son patron l'appelait, chose qui n'arrivait habituellement que lorsqu'il venait de rendre visite à sa sœur. C'est avec étonnement qu'Elias décrocha, et ce que lui apprit le boss était assez contrariant. L'ancien chanteur qui occupait le poste d'Elias avant que celui-ci prenne sa place, après avoir été viré pour ses nombreuses erreurs dûes à son alcoolisme, venait de revenir dans le restaurant et s'était vengé en saccageant tout dans les loges, y compris le beau costume d'Elias qui était déchiré. Son beau costume... Composé d'une chemise blanche, d'un veston en lin, d'un bas noir et léger, l'ensemble lui avait coûté un bras -en plus de son oreille en moins-, il espérait qu'il ne soit pas trop amoché.
Malheureusement Elias avait trop peu de temps pour en acheter un nouveau. Il rentra chez lui à l'aide d'un autre taxi, se rendit compte qu'il était en retard, prit une douche-minute, avala à toute vitesse les quelques restes du frigo sans prendre la peine de tous les réchauffer. Il prit sa boîte à couture et fila au travail.
Le restaurant dans lequel il travaillait était un restaurant très chic en centre-ville, à vingt minutes à pied de chez lui, dix minutes en courant -ce qu'il fit. Il se précipita dans la loge et se rendit compte avec soulagement que quelqu'un, un de ses collègues de travail probablement, avait déjà relevé les meubles et nettoyé tout ce qui avait été cassé, laissant seulement la lampe du plafond explosée et la porte enfoncée. Le même collègue avait ramassé et recousu la plupart des vêtements de la loge, dont son costume -c'était seulement le bas qui avait été déchiré- mais n'avait pas trouvé de nouveau bouton pour remplacer l'ancien qui s'était volatilisé. Or, Elias ne possédait dans sa boîte à couture que des boutons blancs, les autres étant noirs, et les musiciens, dans la salle de restaurant, s'échauffaient déjà et n'attendaient plus que lui...
Elias fait un effort pour faire disparaître de son visage toute trace de ses contrariétés lorsqu'il rejoint sur scène ses deux collègues, l'un guitariste, l'autre batteur. Il tient son micro à la main et s'éclaircit la gorge pour chanter le mieux possible, malgré qu'il n'a pas pu s'échauffer.
Et il sourit, lorsqu'il entonne "Does your mother know" du célèbre groupe suédois Abba. Au son de sa voix, la plupart des têtes se tournent et le regardent, joyeuses. La quasi totalité des clients sont des couples ou des gens importants venus parler affaires, tous sont venus passer une agréable soirée et Elias veut faire tout son possible pour qu'ils passent un bon moment.
Alors il oublie qu'il a distribué plus de râteaux à des femmes que de fois où il a vu sa soeur dans toute sa vie, il oublie qu'il s'entend mal et qu'il y a encore cinq minutes des sifflements inexistants résonnaient dans son crâne, il ne pense pas au fait qu'il passe plus de temps dans sa vie à chanter qu'à discuter avec un proche, il ne fait pas attention à son bouton du bas qui brille et lui donne un air fantaisiste. Et il sourit. Il enchaîne plusieurs morceaux de rock, d'autres de pop, il alterne, il se déplace sur la scène, fait chanter les clients les plus enthousiastes, finit par transpirer après trois heures, mais sa voix ne s'arrête pas, et il sourit.
Elias sourit et lorsque les clients commencent à partir en masse, salue plusieurs fois, puis descend de scène, la mâchoire crispée dans ce même sourire qui ne le quittera pas avant d'avoir rejoint sa loge.
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