Bang Bang (That Awful Sound) (MinChan, TW: Mature & Violent content)
Style: Apocalypse, Drame
Pairing: MinChan
16 570 Mots
Pour: Les Jeux du Hasard de @shirokeur qui a eu la patience d'organiser ce défi!
Vous pouvez retrouver les fics de ce défi sur Insta, sur le compte @lesjeuxduhasard !
Mes règles imposées ont été: Apocalypse, Agegap, Handicap, Veste en cuir.
La citation imposée est: " Je l'ai trouvé dans le jardin hier soir. Iel saignait beaucoup, alors j'ai voulu l'aider"
Résumé:
Parcourant les plaines d'un monde désolé, Chan n'a plus de raison de poursuivre sa route. Il a tout perdu, sa famille, sa vie, dans les bombardements nucléaires qui ont annihilés une grande partie de la race humaine.
Il veut juste un dernier coup d'éclat dans sa vie. Juste une dernière fois.
Attention TW: Les thèmes suivants sont abordés: la violence, la prostitution, la dépression, le suicide. Cette fic a une SAD ENDING, vraiment, la fin est très dure et a été éprouvante à écrire pour moi. Préservez-vous et passez votre chemin si vous ne vous sentez pas l'envie de la lire.
------
Clic.
Un essai de plus, rien de plus. Ça ne prenait que peu de temps d'actionner la gâchette. Juste appuyer une fois de plus, sentir le flux de l'adrénaline parcourir ses veines. Les dernières vibrations de l'âme avant de partir dans un feu d'artifice rouge. La chaleur faisait couler un mince filet de transpiration le long de sa tempe, caressant le canon de l'arme qu'il braquait contre sa tempe.
Clic.
Toujours rien. Malgré ses convictions, Chan se demandait parfois comment il avait tenu si longtemps. Quinze ans à errer dans les décombres du monde, sur cette planète où la guerre nucléaire avait annihilé la faune, la flore et rendu fous les survivants. Le désert à perte de vue, des sanctuaires rarissimes gouvernés par des sectes fondamentalistes où la pureté de l'eau et des corps étaient sacrées, des campements d'êtres perdus et aux comportements erratiques.
Clic.
Il avait tout. La bonne femme, le gamin, le chien, la maison. Puis les bombardements nucléaires avaient commencé. Un peu partout, de jolis champignons s'étaient mis à pousser, balayant toute la vie dans des cercles gargantuesques autour du point d'impact. La désolation, le désespoir, Chan était encore jeune à l'époque. A peine la trentaine et un poste d'agent comptable à faire pâlir de jalousie son voisin, il avait tout. Absolument tout.
Clic.
Puis il avait fuit à travers tout le pays, laissant ses possessions derrière lui et fuyant avec sa petite famille modèle. La première semaine avait été difficile, mais la population avait gardé un semblant de moralité. Lorsque les premières bandes de pillards s'étaient formées, à peine quelques jours après le cataclysme, il avait été plus difficile de trouver de la nourriture, de l'essence. Au bout de trois semaines, on avait proposé à Chan de lui acheter sa femme. Il avait refusé. Le lendemain on lui avait prit de force elle et leur gamin. Lui, on l'avait tabassé et laissé pour mort dans une rivière contaminée.
Clic.
Dans un soupir, Chan décolla le canon de sa tempe. C'était la dernière douille, il le savait. Il avait compté tous les cliquetis les uns après les autres. Il observa son vieux Smith & Wesson avec un air dépité. Malgré la chaleur étouffante de l'abri en taule dans lequel il s'était installé pour son dernier voyage, le goût amer de la lassitude l'étouffait. Était-ce un signe du destin que sa roulette mette autant de temps à arriver ? Ça faisait un bail qu'il ne croyait plus à ces conneries.
Quinze ans à errer là, seul comme une âme en peine. Jamais il n'avait voulu rejoindre de bande de pillards ou une des nombreuses bases à travers le désert. En farfouillant dans quelques habitations reculées dans les anciennes campagnes désormais ensevelies par le sable, il avait trouvé de quoi remettre en état de marche une vieille Ducati. Avec elle, il pouvait voyager entre les différentes bases et les campements de survivants. Il avait troqué ses maigres possessions pour avoir de l'essence, des vêtements résistants au sable et aux chutes. Malgré la chaleur du désert et la sécheresse, Chan ne quittait jamais l'épaisse veste en cuir qu'il gardait sur ses épaules constamment. Avec le temps, il avait apprit à se défendre, à se battre, à manier des armes.
A tuer.
Il ne l'avait jamais fait par plaisir. Dans ce monde rongé par le nucléaire, la loi du plus fort avait définitivement été établie. Les femmes étaient une monnaie d'échange au même titre que le bétail, l'eau et l'essence étaient les denrées les plus rares imaginables. Au fil des ans, Chan avait réussi à faire bidouiller et à intégrer une batterie solaire sur sa Ducati. Ce n'était pas la panacée, mais il pouvait palier au manque d'essence en temps difficile. Il s'était fait une petite réputation de pourvoyeur de confiance pour quelques commerçants peu scrupuleux.
Mais là, il était au fond du trou.
La lassitude l'avait poussé à faire une roulette russe. D'habitude, il se décourageait au bout de deux coups blancs. Le maximum qu'il avait fait avait été trois. Jusqu'à ce jour, où il avait poussé à cinq. D'un geste fluide, il ouvrit le barillet. La balle était bien là, dans la dernière encoche qu'il n'avait pas tiré. Manifestement, le destin avait décidé de l'épargner pour ce jour-là. Un de plus, à gambader dans les plaines désolées.
Chan se leva de son fauteuil de fortune, composé de couvertures miteuses dont le sable avait rongé la moindre couture. Il sentit ses os craquer, le poids de ses années peser sur ses épaules. La moyenne d'âge avait grandement baissée avec le temps : les quarantenaires dans son genre se faisaient rares désormais. De son côté, il avait le poids de l'expérience et certains jeunes avec encore une once d'intelligence avaient la décence de s'associer à lui plutôt qu'à vouloir sa mort. Il avait connu le monde d'Avant, et peu de gens pouvaient encore s'en vanter. Après un nouveau soupir, Chan remit son masque de tissu noir sur son visage, ajusta sa veste de cuir sur ses épaules et poussa d'un coup de pied la plaque de taule qui filtrait l'air de l'extérieur.
Aussitôt, une bourrasque de vent chargée de sable balaya sa tenue noire pour la clairsemer de grains. La lumière éblouissante du soleil, se réfléchissant sur les étendues de sable jaunâtres, lui fit plisser les yeux. A perte de vue, rien que le désert encore et encore. Il distinguait à peine la silhouette du campement le plus proche. Il devinait vaguement les formes métalliques des palissades et la fumée noire qui s'échappait des usines de fortune qui s'y trouvaient. Le loup solitaire laissa son regard balayer l'horizon, tentant de trouver un point d'accroche quelconque. Mais rien, hormis le vieil abri dans lequel il s'était installé, il n'y avait rien.
Chan s'approcha de sa moto, les épaules repliées sur lui pour le protéger du vent et les yeux plissés pour éviter le sable d'y entrer. Le soleil écrasant chauffait déjà le haut de son crâne, et il n'éprouva du soulagement qu'en rangeant son revolver dans la besace accrochée à sa Ducati pour enfiler enfin son casque de protection. Il était rayé, en mauvais état, probablement trop amoché pour réellement le protéger de quoi que ce soit. Mais c'était suffisant pour se cacher du soleil et recouvrir ses yeux. Après avoir baissé la visière, il pouvait observer les alentours avec plus d'attention.
Il n'avait vraiment pas envie de continuer. Tout ce qu'il avait envie de faire, c'était de partir en beauté. Il aurait adoré manger de l'ananas une dernière fois, mais depuis la guerre nucléaire, il n'avait jamais pu remettre la main dessus. La langue pâteuse et la gorge sèche, son regard fut attiré par le seul campement en vue. Burned Paradise n'était pas la base la plus malfamée sur la région. Elle tirait son nom grâce aux cuisines généreuses et aux quelques bordels qui s'y trouvaient. L'oasis de nourriture et de sexe au milieu de rien, si ce n'était des landes brûlées par le champignon nucléaire des années auparavant.
Ce n'était pas le pire endroit où passer ses dernières heures dans une vie.
Chan se tourna vers sa Ducati. Le dispositif de recharge solaire semblait être complet et le vent charriait déjà assez de sable pour ensevelir les roues. Il enleva le cale-pied d'un coup de talon et attrapa le guidon pour enfourcher la moto. A peine alluma t-il le contact que la carlingue se mit à vibrer. Dans le vacarme du moteur, il accéléra pour chasser le sable autour de sa roue arrière, avant d'enfin lâcher les gaz.
Au fil des années, les voyages à moto avaient toujours été la partie la moins désagréable de la survie. Beaucoup des bandes de pillards avaient trafiqué des buggies inconfortables mais pratiques dans les dunes chargées de sable. Les plus gros transporteurs avaient réussis à modifier les anciens camions de transports, en réduisant la charge et augmentant la taille des roues, les puissants moteurs pouvaient traverser les déserts en temps record. Le principal souci était toujours le même : c'était l'essence et rien de plus. Alors qu'il filait au milieu des dunes de sable, Chan essayait de se souvenir de son périple pour savoir comment il avait fini par en arriver à là.
Probablement son destin aurait été bien différent s'il avait réussi à rejoindre une vraie bande, solide, avec des gars aussi fidèles que des chiens et affamés que des cerbères. Mais la vie de pillard était dangereuse. Attaquer des campements n'était jamais sans risque, surtout pour les meneurs. Chan avait déjà assisté à des exécutions sommaires, de types désespérés prêts à tout pour gagner un peu de pain et pour soulager la faim de leurs protégés. Rejoindre une des grandes bases aurait été une planque facile, mais à double tranchant. Il se savait trop affable pour réussir à se faire une place parmi les galeux avides de pouvoir. Jamais il n'aurait eu de toit, jamais il n'aurait pu prétendre à vivre dans son coin. Il aurait été considéré comme un reliquat de l'ancien monde, tout juste assez bon pour conter des histoires au coin du feu.
Rejoindre un sanctuaire de fanatiques ? Jamais il n'aurait pu passer pour un joyau virginal. C'était si stupide qu'il en aurait éclaté de rire.
Il fila à travers le désert pendant un long moment. Le soleil, encore haut à son départ de l'abri de taule, commençait à décliner dans le ciel. La lumière orangée de ses rayons baignait la silhouette de Burned Paradise, ses pics menaçants, ses fumées toxiques, ses convois de voitures améliorées qui quittaient la base pour la nuit et effectuer des pillages dans les alentours... Chan continua de pousser sur l'accélérateur de sa Ducati jusqu'à arriver aux abords du campement. De longs barbelés ornant des murs de béton gris encerclaient les habitations de fortune à l'intérieur. Dès qu'il se permit de ralentir, il entendait le brouhaha de la ville derrière les protections. Il y était déjà allé à plusieurs reprises, mais n'avait jamais réellement passé de temps dans les cantines et les bordels. Ce n'était pas spécialement ce qu'il appréciait le plus.
Il emprunta un des accès à la ville de fortune après avoir éteint sa moto et avoir posé le pied au sol. Ses cuisses étaient ankylosées et son blouson de cuir était incrusté de sable. Chan ôta son casque d'un geste fluide et baissa son masque en prenant place dans la petite file d'attente pour entrer à Burned Paradise. L'air était chargée par l'odeur du pétrole et de la friture, les erres autour de lui puaient la crasse, la transpiration et un alcool frelaté qui avait des relents de déboucheur de canalisation. Chan prit sa besace pour la mettre en bandoulière sans plus tarder : il avait quelques objets de valeur et il était hors de question qu'on lui pique ne serait-ce que son briquet.
Lorsque son tour arriva au poste d'entrée de la base, il présenta son passe de pourvoyeur au balourd qui gardait le poste. Chan sentit son regard attiré par l'arme flambant neuve que le type portait dans son dos. C'était un long rifle en excellent état, à la crosse polie et au canon bien entretenu. L'espace d'un instant, il sentit la crainte de se voir confisquer son propre revolver. Il était interdit, dans de nombreuses bases et par souci d'entretenir l'illusion de société, de porter une arme à feu dans des lieux sécurisés.
« T'es là pour quoi ? » lança le gardien en lui redonnant son passe sans s'écarter du passage.
« Passer la nuit. » rétorqua Chan, glissant son précieux sésame dans la poche interne de sa veste en cuir. « Trouver une pute. »
En entendant sa réponse, le balourd éclata dans un rire tonitruant qui dévoila ses dents cassées à l'avant, probablement à cause d'un coup de crosse dans la mâchoire. Il se détourna de lui pour attraper une bombe de couleur rouge et en tira un trait sur la Ducati, au niveau du châssis avant. Chaque camp avait un code couleur indiquant un degré de passe droit.
Le rouge, c'était la certitude qu'on n'allait pas toucher à sa moto.
« Va au Baby Bunny de la part de Soo. » reprit le type avant d'enfin de s'écarter de son passage. « La maquerelle me doit une passe si je lui apporte un client. »
Chan hocha la tête et poussa de nouveau sur sa moto pour entrer enfin dans la ville. Il avait le passe droit pour le temps de son séjour à Burned Paradise et c'était tout ce qui comptait. Il n'avait aucune envie de rester ici plus d'une nuit, c'était suffisant pour en profiter une dernière fois. A peine avait-il dépassé le poste de sécurité qu'il s'engouffra dans le ventre grouillant du camp. Les ruelles étaient pleines à craquer d'hommes allant et venant avec des prisonnières, des moutons ou des veaux, les bras chargés de nourriture ou de tissus en tout genre. Chaque pas tassait le sable sur le sol dans une piste glissante et sinueuse le long des bâtiments de fortune. Le bidonville était tentaculaire, les odeurs pestilentielles. Chan remit son masque par réflexe sur le nez pour se protéger et traîna sa Ducati sur long du passage principal. Au milieu de la foule, il entendait les cris, des exclamations indignées, des joueurs de go arnaqués, des ivrognes et des ferrailleurs beuglant sur leurs salaires de misère avant de les dilapider dans du tabac ou de l'eau croupie.
Il demanda le chemin du bordel à un type délirant sur le côté de la rue. Chan suivit ses indications et se retrouva devant la porte du Baby Bunny alors que le crépuscule commençait à s'engouffrer dans les artères engorgées du camp. C'était un des rares bâtiments en dur, les briques rouges étaient enduites de glaise et de sable pour se tenir droit, et il y avait même un étage aux fenêtres ouvertes. En détaillant la façade, Chan fut saisit de voir deux femmes sur le perron entrain de fumer des cigarettes bon marché. Elles portaient des déshabillés révélateurs, montrant le bout de leurs seins et le haut des cuisses. Le moindre badaud qui s'attardait plus de quelques secondes sur elles sans payer se faisait chasser par un gaillard armé d'une batte en bois.
Chan s'approcha alors, sans quitter sa Ducati, jusqu'au videur. Le type le détailla de la tête aux pieds, l'air mauvais. Son expression changea du tout au tout lorsque Chan sortit une montre à mécanisme ancien de son blouson et l'agita devant son nez d'un air entendu.
« Si je récupère ma moto, elle est à toi. » promit-il avant de ranger bien sagement la montre dans les confins de sa veste en cuir.
Le balourd hocha la tête. Même avec la marque de peinture rouge, le pourvoyeur n'avait aucune confiance en qui que ce soit. Les petites pièces d'horlogerie se vendaient cher dans des prêteurs sur gage ou chez de vieux collectionneurs. Chan ne pensait pas aller encore bien loin après cette nuit là : avoir une moto était bien plus important que d'avoir une montre. Il confia alors son véhicule à l'homme armé avant de s'approcher de l'entrée du bordel. Les deux femmes échangèrent un regard entendu, sans cesser de fumer et de cracher leur fumée au nez de l'homme en face d'elles.
« Je viens de la part de Soo. » grogna t-il en observant la plus âgée des deux prostituées. « J'veux une passe pour la nuit. »
« J'ai plus de fille pour ce soir. » baragouina la femme d'un air entendu. « J'ai un gars par contre, beau comme pas permis. Je te le fais moitié prix si tu veux. »
« Il a pas de jambes pour que tu le brades comme ça ? » demanda Chan sans esquisser le moindre sourire.
« Il est aveugle, ça en fait débander plus d'un. »
Un prostitué aveugle ? Quelle vie misérable. Chan hésita l'espace d'un instant. Il avait fait ses classes avec des hommes avant son mariage, avant d'épouser la femme avec qui il avait eu un fils. Mais depuis, il n'avait pas retouché le corps d'un de ses semblables. Il n'était pas rebuté à l'idée d'être avec un homme, loin de là. Qu'il soit aveugle ou voyant ne changeait rien au fait qu'il allait pouvoir coucher avec.
Et si le prix était divisé par deux...
Chan finit par sortir une relique du passé de son sac. Son alliance, l'un des rares bijoux qu'il avait encore de son ancienne vie avec sa femme. Il lui restait aussi un collier, quelques bracelets et d'autres babioles autrefois terriblement chers. Ces objets avaient perdu en valeur mais étaient toujours intéressants pour des prêteurs sur gage ou des avides des apparences. Et quoi de plus avide qu'une maquerelle ? La plus âgée des deux femmes devant lui prit l'alliance entre ses doigts après avoir coincé sa cigarette entre ses lèvres. Elle tenta de tordre le métal avant qu'un sourire goguenard n'emprunte son visage.
« Il est à toi pour la nuit à ce tarif. » lança t-elle avant d'enfiler elle-même l'alliance à son pouce pour contempler l'éclat de l'or sur sa peau tannée. « Tu grimpes l'escalier et tu prends la porte du fond à gauche, la clef est accrochée à côté de la serrure. »
Chan hocha la tête et s'engouffra dans l'établissement sans hésiter. Il n'était allé que très peu dans des bordels depuis ces dernières années, mais c'était l'occasion ou jamais. Dès qu'il posa un pied dans le bâtiment, il baissa son masque. L'odeur était celle de l'encens parfumé et âcre. La lumière tamisée des lampes à huile donnait un air étrangement éthérée au décor : les briques rouges des murs étaient recouvertes par des tentures de fortune, comme pour tenter d'isoler les cages à lapin dans lesquels se trouvaient les gagneuses. Deux couloirs semblaient s'étendre de chaque côté du bordel, où étaient alignées des portes sordides les unes après les autres. Il n'hésita pas longtemps et prit le chemin de l'escalier en pierre qui menait à l'étage. Dès qu'il grimpa quelques marches, le bruit de la rue était déjà étouffé par l'épaisseur des murs. Comme au rez-de chaussé, un long couloir distribuait des portes closes. Le crochet à côté de chacune d'elle était vide.
Un pas après l'autre, Chan avança le long du couloir. Les murs épais retenaient étrangement bien le bruit, mais il était difficile de manquer les grognements et les gémissements les plus forts en passant près d'une porte. Il ne s'attarda pourtant pas, allant jusqu'au fond du couloir pour découvrir la seule pièce où la clef était bien accrochée à côté de la porte, sur un crochet assez éloigné pour éviter toute potentielle fuite. Chan attrapa la clef et l'enfonça dans la serrure pour la déverrouiller.
Il fut surpris de tomber dans une pièce plongée dans la pénombre. Ses yeux étaient encore légèrement habitués au jour mourant, aussi il mit quelques secondes à pouvoir deviner les formes dans la pièce. La fenêtre était étroite, et grande ouverte. Probablement donnait-elle à l'arrière de l'établissement, car Chan n'entendait pas de passage en bas de la rue. Avec la maigre lumière du crépuscule, il arriva à deviner la silhouette d'une couche surmontée de plusieurs couvertures, ainsi que d'une forme sombre. Cette dernière se redressa à la seconde où Chan entra dans la chambre. Il refusait de détourner les yeux.
« Entrez, n'ayez pas peur. » lança une voix plus douce qu'il ne l'aurait imaginé. Elle était grave et caressante, et l'homme n'hésita pas plus longtemps en fermant la porte de la chambre derrière lui à double tour.
« Je n'ai pas peur. » répondit Chan en glissant la clef dans sa besace. « Je ne vois rien ici, il fait trop sombre. »
« Oh. » soupira le prostitué. « Je vais allumer la lampe. »
Chan resta immobile dans les ténèbres naissantes le temps d'entendre quelques froissements de tissu. La silhouette sur le lit se leva et fit quelques pas avant qu'une douce lumière ne commence à baigner la chambre. Aussitôt, il pu détailler la sobriété de l'endroit. Quelques tentures au mur, certainement pour éviter le bruit des autres travailleuses autour de la pièce, un lit somme toute convenable, assez grand pour accueillir deux personnes. D'un coup d'œil, il pu constater que la rue visible par la fenêtre était bien celle à l'arrière du bâtiment, et qu'il n'y avait que très peu de passage.
Puis, il découvrit qui il allait avoir entre ses mains pendant toute la nuit.
C'était un jeune homme, peut être la vingtaine, ou quelques années de plus. Sur ses épaules, il portait une veste transparente d'une couleur bleutée, laissant assez peu de place à de l'imagination pour dévoiler son corps d'éphèbe. La maigreur faisait saillir ses poignets et ses clavicules, dessinant également le creux de ses joues. Il portait un simple pantalon ample sous sa tunique, laissant ainsi son buste à l'appréciation du regard acéré de Chan. Ce dernier pouvait détailler aussi le visage du jeune homme. Anguleux, fin, terriblement beau malgré la lumière à peine suffisante pour le voir correctement. Sous quelques mèches de cheveux bruns, le loup solitaire devinait les yeux blancs laiteux qui trahissait la cécité du prostitué. Son expression restait terriblement neutre, comme si la présence d'un client ne l'affectait même pas.
« La lumière vous suffit-elle ? » demanda le prostitué avant de se tourner vers lui.
« Je ferais avec. » lança Chan en ôtant sa besace.
Le poids en moins sur son épaule lui fit du bien. Par réflexe, son regard fit le tour de la pièce : il n'y avait qu'une ouverture qui donnait manifestement sur un renfoncement qui servait de salle d'eau. Il n'y avait aucun objet de valeur dans la chambre, bien entendu c'était la maquerelle qui ramassait l'argent avant de laisser les clients entrer. De nouveau, le prostitué fut le centre de son attention. Dans un geste étrangement gracieux, ce dernier s'approcha de lui. Ses pieds étaient nus sur les tentures de piètre qualité. Il avançait les mains tendues, les yeux rivés sur un point à l'arrière de la tête de Chan, comme s'il cherchait où pouvaient être ses yeux pour le regarder. A la lumière de la lampe à huile, l'aîné des deux pouvait facilement voir les tâches bleuâtres sur la peau du gagneur. Des marques de coups, probablement, qui peinaient à disparaître.
« Je vais me laver. » déclara Chan alors que le prostitué n'était qu'à un pas de lui. Aussitôt, il s'arrêta de marcher et baissa les bras. Il semblait prit de cours.
« J-je n'ai qu'une simple bassine, voulez-vous... ? » commença t-il, l'air déstabilisé.
« Non, je vais me débrouiller. Va t'installer. »
Sur ces mots, Chan se détourna de lui. Il était si jeune, il semblait si fragile et pourtant si déconnecté de tout ce qu'il l'entourait. Le loup solitaire fit quelques pas vers la salle d'eau de fortune et ôta ses lourdes chaussures ainsi que sa veste en cuir pour dévoiler ses bras musculeux et bardés de cicatrices. Quel âge avait-il réellement ? La dureté de la vie avait-elle souillé ses traits au point de le vieillir ou avait-il gardé encore l'éclat de la jeunesse, déjà prête à faner ? Était-il ici depuis longtemps ? Comment avait-il fini ici ?
Certes, un garçon aveugle ne pouvait probablement rien faire dans ce monde annihilé. Le moindre handicap était mortel, qu'il soit acquis ou de naissance. Qui voulait s'encombrer d'une telle personne au sein d'une bande de pillards ou d'un campement ? Un aveugle, ça ne pouvait pas trimer comme tout le monde. Dans une cuisine, il aurait mit le feu en quelques minutes. Impossible de nettoyer des armes et les réassembler nettement. Qui aurait voulu d'un tireur incapable de viser ?
Dans ce monde, il ne pouvait qu'écarter les cuisses et prier que ça suffise pour survivre. Misérable. Il n'était rien de plus qu'un relent du monde qui n'était plus adapté à lui.
Chan observait toujours ce jeune homme du coin de l'œil, qui s'allongea le dos sur le lit et les mains croisées sur son ventre tout en fixant le plafond de ses yeux morts. Le baroudeur se sentait mal à l'aise. Il n'avait plus l'habitude de l'intimité avec d'autres personnes, et encore moins dans un contexte sexuel. Et d'autant plus avec un homme. Ce garçon était beau, ça aurait été mentir que de dire qu'il ne le trouvait pas à son goût. Cependant...
Quelque chose le retenait. Au fond de son ventre, il sentait la flamme de l'injustice le ronger. Ce prostitué avait quoi, une quinzaine d'années de moins que lui, et qu'est ce que la vie lui avait offert ? Voir sa vie soufflée à dix ans par des bombes, être enfermé dans un bordel où il ne survivait que grâce à la clémence d'une maquerelle qui vendait son corps contre juste assez de nourriture pour le garder en vie. Chan savait depuis bien longtemps que la vie était injuste. Tout n'était que question de chance, le mérite ne jouait qu'une part minuscule dans la vie... Alors qu'il attrapait les bords de son maillot de corps pour l'enlever et se retrouver torse nu, Chan reprit :
« Comment tu t'appelles ? »
« Minho. » répondit le prostitué, toujours allongé dans le lit. Malgré l'ambiance électrique, il n'était pas difficile d'entendre les râles dans la pièce voisine.
Le loup solitaire arriva vers la salle d'eau de fortune. Dans une bassine se trouvait une grande quantité d'eau claire, probablement impropre à la consommation. Il s'accroupit à côté, faisant craquer ses genoux, avant d'attraper le bout de savon qui traînait dans un bac à côté et de se laver les mains. Minho n'avait pas retourné sa question.
« Je m'appelle Chan. » lança le pourvoyeur en nettoyant la crasse sous ses ongles. « ça fait longtemps que je ne suis pas venu dans un bordel. »
« Vous avez une passe pour quoi ? » demanda Minho d'un ton étrangement vide, comme s'il peinait à articuler le moindre mot.
« Pour la nuit. » répondit Chan en guettant toujours sa réaction. « Je n'ai pas de limite particulière. »
La chambre était assez étriquée pour qu'il devine l'expression du jeune homme. Ses sourcils se froncèrent et sa bouche fit une moue serrée. Difficile de manquer l'angoisse qui commençait à baigner les traits du prostitué. Chan savait que la vie dans les bordels n'était en rien facile. Être à la merci des porcs qui traînaient pour trouver des vides-bourses n'était un sort enviable pour personne. Lui pensait sincèrement qu'il valait mieux se trancher la gorge que se retrouver ici. Il rinça ses mains, avant de commencer une toilette sommaire pour se débarrasser du sable sur sa peau.
« As-tu des limites ? » demanda t-il en nettoyant son visage.
« Je ne suis pas payé pour avoir des limites. » marmonna le prostitué, la mâchoire serrée par la frustration.
« Comment tu t'es retrouvé ici ? »
Chan ne savait pas s'il parlait pour palier à sa propre nervosité ou à celle de ce garçon. Il n'avait pas échangé des mots aussi calmement depuis bien longtemps. Vivre seul avait durci sa tolérance à l'égard des autres et il n'avait jamais été intéressé par un autre sort que le sien. Il avait perdu sa femme, son fils, il avait survécu par miracle à de nombreuses reprises. Même la roulette russe de la journée n'avait pas réussi à avoir raison de son existence. Il ne croyait pas au destin, mais comment expliquer son arrivée devant Minho dans ce cas ? Pourquoi était-il tombé sur ce garçon aveugle, enfermé dans un bordel comme l'oiseau blessé qu'il était ?
Il n'avait nulle part où aller, Chan en était certain. Qui laisserait son fils, son frère enfermé ici à vendre son corps pour quelques babioles ?
Minho resta silencieux un moment, comme s'il réfléchissait à la question. Pendant ce temps, le baroudeur eu le temps de finir de se laver sommairement avant de se lever de nouveau. Sa barbe naissante le grattait, mais il n'avait aucune envie de se raser. Il s'approcha du lit, notant la façon dont le corps du prostitué se repliait sur lui-même à chacun de ses pas. Ce ne fut qu'une fois à côté du lit que Chan ouvrit de nouveau la bouche.
« Comment tu t'es retrouvé ici ? » répéta t-il d'une voix plus douce malgré lui.
« Ma mère est arrivée là après les premiers bombardements. » répondit Minho sans dévier le regard du plafond. Lorsqu'il déglutit, Chan vit le détail de sa pomme d'Adam aller et venir sur sa gorge délicate. « Elle a travaillé ici, pendant que je m'occupais de compter l'argent. Quand elle est morte j'ai pris sa place. »
« C'était il y a combien de temps ? »
« Dix ans, je pense. » chuchota le prostitué dans un souffle. « Je ne me souviens plus. »
Un adolescent, tout au plus. Chan sentit un vague frisson de dégoût parcourir son échine. Son fils aurait eu dix-huit ans cette année : l'imaginer contraint de vendre son corps pour survivre lui laissa un goût amer dans la bouche.
« Pourquoi ta mère est venue ici ? » continua Chan en s'asseyant sur le bord du lit, le faisant se déformer sous son poids. Dans la pénombre, il devinait sans peine les courbes de Minho, la gracieuse forme de son torse, la tendresse de son ventre, la rondeur de ses lèvres. Il était désirable et si fragile...
« Son mari a voulu la vendre. » reprit le gagneur sans bouger davantage. « Elle a fuit. »
Le loup solitaire sentit sa gorge se serrer. Lui avait refuser de vendre sa compagne : on la lui avait arraché. Il ne pouvait pas imaginer la douleur de la mère de Minho, arriver à ce sacrifice pour faire survivre sa famille, cet enfant malgré sa cécité perdu dans ce monde au bord de l'effondrement. Chan ne pouvait pas quitter le jeune homme des yeux. Depuis des années, il ne s'était attaché à personne. Ici, s'attacher c'était risquer de tout perdre. Pourtant, lorsque le prostitué dénoua ses mains pour faire glisser son transparent le long de ses épaules, l'homme sentit le goût amer de l'injustice sur sa langue.
Au lieu de le laisser faire, Chan s'allongea en travers du lit, jusqu'à venir poser sa tête sur le torse du prostitué. Ce dernier se figea aussitôt, son visage était si crispé qu'il se demandait un instant comment il ne s'abîmait pas les dents. Contre son oreille, le pourvoyeur entendait chaque battement du cœur de Minho. Le rythme était presque affolé par la crainte, rien de plus. Sa peau était chaude, étrangement douce et délicate contre sa joue. De là où il était, Chan pouvait détailler les traits de son visage sans peine.
« On m'a proposé d'acheter ma femme lors des bombardements. » lança t-il contre la peau du prostitué qui se couvrit de frisson. « J'ai refusé. On me l'a enlevé le lendemain. »
Comme si Minho retenait son souffle depuis quelques secondes, la déclaration le fit expirer. Chan voyait ses paupières bouger légèrement, sa mâchoire se desserrer et ses mains retomber sur le matelas.
« D'où venez-vous ? » demanda le gagneur d'une voix étrangement plus chaleureuse, plus humaine.
« De Corée. » répondit Chan sans le quitter des yeux pour détailler la moindre de ses réactions. La chaleur de la peau pressée contre sa joue était terriblement addictive. Minho sentait le savon gras et une odeur de lessive bouillie de fleurs. « J'ai voyagé et je m'y suis installé pour y travailler. »
Quelques battements de cœur après, l'homme fut surpris de sentir une main se glisser dans ses cheveux. Les doigts de Minho s'enroulèrent dans ses boucles lentement, savourant leur informité dans de faibles caresses. Ce fut au tour de Chan de retenir son souffle en voyant la seconde main du prostitué s'approcher de son visage pour commencer à détailler ses traits.
Ses doigts étaient courts et fins. Ils caressèrent lentement son front, la ligne de ses sourcils jusqu'à y trouver le grain de beauté qui s'y cachait. Puis, Minho découvrit la forme de son nez, caressant les ailettes, avant de descendre sur l'arc de Cupidon. La caresse se fit plus insistante sur sa joue, malgré la barbe naissante et son grain dru, Chan savourait cet instant étrange. De la douceur, il n'en avait jamais senti en tant d'années que les mots lui manquaient. Alors que le pouce de Minho découvrait ses lèvres charnues, il fut incapable de se retenir de parler.
« Pourquoi être resté ici ? » demanda t-il si bas qu'il craignit l'espace d'un instant d'avoir brisé cette enveloppe qui s'était formée autour d'eux.
« Pour aller où ? » soupira Minho sans cesser de découvrir son visage.
Comment ce monde pouvait encore accueillir un aveugle en son sein sans le broyer ? Chan n'avait pas la réponse à ça. Dans cette société sauvage, réduite à l'état pré-historique où seule la force brute avait un sens, comment un garçon privé de sens pouvait s'en sortir ? Il n'y avait pas le choix, il n'y avait que les campements comme Burned Paradise, les bandes de pillards ou...
« Dans un sanctuaire ? » reprit Chan dans un murmure, frissonnant en sentant les doigts du prostitué se glisser le long de sa tempe. « Il n'y a que des fanatiques là-bas, mais tu ne serais pas contraint d'écarter les jambes. »
« Ils ne prennent que les vierges, pas les putains. » répondit le jeune homme. « Je n'ai ma place nulle part, sauf ici. »
Chan savait que ce n'était pas la solution miraculeuse, mais il savait au plus profond de lui, Minho aurait trouvé une place dans un sanctuaire de dégénérés. C'était encore le sort le plus enviable qu'il pouvait espérer pour cette âme blessée. Pour la première fois depuis bien longtemps, il ne se souciait pas de son propre sort. C'était celui de Minho qui l'inquiétait. Il trouvait le jeune homme désirable, il adorait déjà les caresses tendres dans ses cheveux et sur son visage. Bien sûr qu'il le désirait, bien sûr qu'il voulait l'entendre soupirer de plaisir. Chan soupira lourdement. Il n'avait jamais fait du mal à qui que ce soit par gaîté de cœur. Il savait que les prostitués n'étaient pas heureux ni même consentants une grande partie du temps.
Il ne voulait pas briser Minho davantage, il ne méritait pas ça.
« Vous allez me... ? » demanda faiblement le prostitué, avec une voix tremblante.
« Non. » déclara Chan sans hésiter.
Le souffle tremblant que laissa échapper Minho fit vibrer toute sa poitrine. Avant même de le voir, le loup solitaire entendit le léger sanglot du jeune homme. Dans sa poitrine, Chan sentit son cœur se serrer. Dans la pénombre de la chambre, il se redressa péniblement, le corps ankylosé par le poids de l'âge et son visage. Les mains de Minho se posèrent sur ses épaules nues, comme pour le retenir.
« Ne dites pas à... » commença t-il d'un ton suppliant.
« Je vais rester ici cette nuit. » répondit l'homme le plus doucement qu'il pouvait le faire. « Je ne dirais rien à ta maquerelle. »
Chan se glissa à ses côtés, entre les bras de Minho. Délicatement, comme si le corps de ce dernier était fait d'un cristal pur, il glissa ses mains le long de ses hanches, savoura la chaleur de sa peau avant de l'attirer à lui. Ce ne fut que lorsqu'il fut allongé, avec le corps du prostitué pressé contre le sien, que Chan se sentit se détendre. Dans le fond, Minho pouvait l'égorger dans son sommeil pour le dépouiller, il ne lui en aurait pas voulu. Ce fut à son tour de glisser lentement ses doigts dans les cheveux du jeune homme. Il savoura leur douceur, au même titre que le corps chaud du gagneur contre le sien.
C'était difficile de manquer les gémissements dans les chambres voisines, ou encore les badauds hurlants dans la rue bordant le bâtiment. Mais Chan sentait qu'il faisait quelque chose de bien pour la première fois depuis longtemps.
« Merci. » murmura Minho contre son torse, le faisant frémir plus qu'il ne l'aurait imaginé.
« Essaie de te reposer. » recommanda t-il en caressant les cheveux du prostitué. « Je ne te ferais rien. »
Et il disait la vérité. Entre la lumière de la chambre commençait déjà à diminuer avec les ténèbres de la nuit et la lampe à huile qui s'éteignait, Chan sentait l'étrange brouhaha de Burned Paradise se calmer. Habitué à camper dans le désert, se retrouver dans un lit entouré par un calme relatif était tout à fait nouveau pour lui. Le corps blotti contre le sien apportait une forme de réconfort. Minho ne méritait rien de tout ça. Personne ne méritait un sort si peu enviable.
Bercé par le souffle contre sa peau, Chan sombra dans le sommeil. Lui qui ne pensait même pas survivre une nuit de plus était encore bien vivant. La traversé solitaire de sa vie l'avait rendu imperméable à la moindre compassion, du moins c'était ce dont il était persuadé. Jamais il n'aurait imaginé pouvoir ressentir de nouveau cette flamme étrange de bienveillance qui lui écrasait la gorge. Bien sûr, une forme de ressentiment l'oppressait. Envers la maquerelle, envers les profiteurs qui avaient abusé du corps de l'aveugle, envers ce monde déchiré. Personne ne méritait ça.
Lorsque les premiers rayons du soleil le réveillèrent, Chan ouvrit péniblement les yeux. Le matelas était confortable, en comparaison aux couchettes de fortune dans lesquelles il avait l'habitude de dormir. Le corps pressé contre le sien était toujours là, et il fut surpris de se rendre compte que Minho était déjà alerte. Blotti dans le creux de son bras, le prostitué semblait vouloir faire semblant de dormir tout contre lui.
« Je sais que tu es réveillé. » murmura t-il en levant le bras pour caresser les cheveux de Minho. Ce dernier bougea à peine, passant une jambe par dessus la sienne pour le serrer contre son corps en guise de réponse.
Ils restèrent un instant ainsi, sans parler ni même bouger. Chan avait envie de rester, mais il allait devoir manger et réfléchir à une solution. Quelque chose en lui le travaillait déjà. Laisser le jeune homme dans cet endroit ne lui plaisait sincèrement pas. Si la veille encore il se sentait prêt à en finir avec la mascarade qu'était sa vie, il sentait qu'il se devait de faire quelque chose. Était-ce illusoire ? Ne devait-il pas faire comme à son habitude et simplement vivre sa vie de solitaire sans se préoccuper du reste ?
Le bruit sourd de plusieurs coups donnés dans la porte le firent sursauter. Minho se recroquevilla contre lui aussitôt, et par réflexe, Chan le prit dans ses bras.
« M'sieur le pourvoyeur ? » balança une voix rauque qu'il imaginait être celle du gardien à la batte en bois. « Vot' nuit est finie, faut que vous déblayez la chamb' dans cinq minutes sinon la maqu' elle m'a dit de vous dégager moi-même. »
« Je me rhabille et je sors. » rétorqua Chan d'une voix puissante.
Pourtant, au moment de se décoller du prostitué, ce dernier s'accrocha à lui. En tournant la tête, Chan tomba sur ce regard blanchâtre et cette expression si désespérée. Minho était d'une beauté dramatique qui serrait son cœur dans sa poitrine. Il ne pouvait clairement pas rester toute la journée ici. La faim commençait à tirailler son ventre et il allait devoir se renseigner sur une quelconque solution pour cette âme perdue. Il ne pouvait pas le laisser ici, pas quand ces yeux aveugles le dévisageaient et que cette peau de miel caressée par son déshabillé lui hurlait à quel point il était délicat et précieux. Chan se pencha au dessus de lui.
« Je reviendrais ce soir. » déclara t-il en murmurant ces quelques mots à son oreille. « Sois patient d'accord ? »
« Vous me le promettez ? » demanda Minho plus pitoyablement qu'il ne l'aurait imaginé. Le jeune homme semblait s'en rendre compte car il baissa la tête aussitôt après avoir posé sa question.
Chan ne pouvait rien promettre. Il ne savait pas ce qui pouvait se passer dans la journée : une agression, un accident, une mauvaise rencontre... C'était contre ses principes, et faire souffrir le prostitué n'était clairement pas son objectif premier. Après un soupir, l'homme leva sa main pour caresser le menton de Minho et lui faire relever la tête.
« Je ferais au mieux. » finit-il par chuchoter de nouveau.
Ce ne fut qu'au prix de ces mots que le prostitué relâcha son étreinte sur lui. Chan fit craquer son dos et ses jambes avant de se lever et de remettre ses vêtements. Il enfila son maillot de corps, sa veste en cuir ainsi que ses lourdes chaussures. Minho, dans le lit, ne bougeait pas d'un pouce. Malgré l'envie de rester ici, c'était impossible pour lui. Chan n'avait pas le choix. Alors qu'il attrapait sa besace sur le sol, il fut surpris de voir le jeune homme se lever maladroitement pour s'approcher de lui. Comme la veille, chacun de ses pas était chancelant.
Ils n'avaient plus le temps. Alors que d'une main, Chan attrapa la clef dans son sac, l'autre prit délicatement celle de Minho dans la sienne. Le jeune homme s'approcha encore et encore, jusqu'à glisser sa main libre dans la chevelure de l'aîné pour le faire pencher en avant.
Les lèvres de Minho sur les siennes firent frissonner le loup solitaire. Un simple baiser, une simple caresse, c'était précieux et bien plus encore. Peut-être que le prostitué faisait ça pour l'amadouer et le faire revenir le soir même pour savourer une nuit de repos en plus. Peut-être était-ce un vrai baiser, désiré et voulu par le jeune homme. Chan n'en savait rien, mais les lèvres étaient si douces, si délicates qu'il se laissa guider par son instinct. Il appuya le contact à peine plus, avant que de nouveaux coups à la porte ne sonnent le glas de leur rencontre.
« Je te promet de revenir. » céda t-il en brisant le baiser aussi fugace qu'une aile de papillon caressant sa peau.
Minho hocha fébrilement la tête et consentit à le relâcher. La sensation du baiser encore sur les lèvres, Chan ouvrit la porte de la chambre dans laquelle il se trouvait. Sur le palier, il tomba sur le balourd à qui il avait promit la montre en cas de bonne garde de sa Ducati. Sans un regard en arrière, il passa le pas de la porte et y abandonna Minho, qui gardait les lèvres désespérément closes.
« Si tu gardes ma moto un jour de plus, t'auras la montre. » lança Chan en reposant la clef sur le crochet à côté de la porte. Il sentait les yeux du balourd sur lui. « Pour une avance sur la soirée, j'ai un bracelet en argent. Ça te va ? »
Sans grande surprise, le gardien accepta sans broncher. Le pourvoyeur fouilla dans sa besace pour en sortir une gourmette en argent qui avait appartenu à son fils pour nouer le marché. Chan suivit le type jusqu'en bas, ignorant les regards des quelques prostituées qu'il croisa pour sortir de nouveau dans la ruelle devant le Baby Bunny. Celle-ci était déjà bondée et puante, le loup solitaire glissa de nouveau son masque sur le nez avant de faire le tour du bordel. Dans la ruelle adjacente, il compta les fenêtres et tenta de trouver celle où se trouvait la chambre de Minho. Il reconnu l'étroitesse de l'ouverture de sa prison. Le passage était à l'abri des regards. Sa Ducati était fermement cadenassée auprès d'une guérite de fortune qui appartenait probablement au gardien à la batte en bois.
Bien, ça lui laissait un peu de temps.
Chan décida de trouver tout d'abord de quoi manger. Il n'avait rien avalé et rien bu depuis la veille et il avait sincèrement faim. De plus traîner dans la plus grande cantine de tout ce désert ne pouvait que l'aider à récolter des informations. Il voulait sortir Minho de son taudis, mais il fallait réfléchir à où il allait pouvoir aller ensuite. Aucun magasin et aucune bande n'aurait voulu prendre avec eux un aveugle, il fallait être réaliste.
Et lui n'était pas certain de tenir assez à la vie pour garder Minho à ses côtés. S'il voulait disparaître, il ne pouvait pas emmener un innocent dans sa chute. Il fallait trouver une alternative. Chan jeta un dernier coup d'œil au bordel avant de descendre de nouveau le chemin menant aux grandes gargotes qui se trouvaient dans le campement. Comme la veille, la foule braillait déjà de bon matin. Les rares marchands ambulants brandissaient des produits frelatés, des mendiants accrochaient les jambes de tous les passants pour avoir de quoi manger... Chan prit le soin de longer un mur en passant à côté d'une patrouille de sécurité, armée jusqu'aux dents et à l'air menaçante. Il n'avait pas envie de se faire prendre avec son revolver dans sa besace.
Si jusqu'à ce jour il avait fait en sorte de survivre dans ce monde sans grande conviction, il s'était senti investi d'une mission après sa rencontre avec Minho. Il n'était plus un blanc-bec qui ne connaissait pas dans quel monde il évoluait. Maintenant, il avait les codes, les lois, les règles, et il pouvait jouer avec comme bon lui semblait. S'il fallait partir dans un coup d'éclat, au moins ça serait avec la satisfaction d'avoir fait quelque chose de juste.
Il longea les cantines de Burned Paradise, dans le mince espoir de trouver un endroit où déjeuner. Il jeta son dévolu sur un établissement assez rempli dégageant une odeur de friture. En l'échange de quelques pièces, il eu un grand bock d'eau avec du miel et du poulet en bonne quantité. Il s'était installé vers le centre de la grande salle afin d'essayer de capter des conversations intéressantes. Des bons plans de ferrailleurs, des rumeurs sur un meurtre organisé contre le dirigeant du camp, un lieu de chasse intéressant pour quelques braconniers...
Rien qui ne l'intéressait.
Chan continuait de tendre l'oreille pour la forme, avant d'abandonner sa table sans grande conviction. Son estomac était plein, et il allait devoir trouver un autre moyen de guetter des informations intéressantes. Il ne connaissait que très peu ce camp, aussi il décida d'arpenter les ruelles en espérant entendre des conversations. Tout était bon à prendre pour aider Minho. Il était persuadé que ce dernier préférait faire tout plutôt que de rester dans ce bordel infâme.
Jetant son dévolu sur un coin passant, Chan s'installa dos à un mur à l'abri du soleil pour guetter les conversations dans la rue. Il gardait les bras croisés, faisant gémir sa veste en cuir à cause de l'usure. Le masque vissé sur le bas de son visage, il restait alerte. Sa besace n'était pas grande, mais pouvait toujours être source de convoitise. Se méfier de chaque personne, de chaque passant, était une règle de base dans un campement de survivants. Son regard balayait la foule allant et venant. Un pauvre erre lui demanda de quoi boire, il dû se résoudre à le chasser d'un coup de pied pour ne pas paraître suspicieux.
Les heures furent longues, mais rien n'attira son attention.
Rien ne vint à lui ce jour-là. Il se trouva bien rapidement avec le soleil mourant à l'horizon, sa promesse âcre dans la bouche et l'envie de sentir de nouveau les lèvres de Minho sur les siennes. Chan quitta son poste d'observation avant de retourner à la cantine qu'il avait fréquenté le matin même. Il commanda un nouveau plat de poulet et le fit envelopper dans du journal pour l'emmener avec lui. Sa bourse était terriblement légère : il n'avait plus beaucoup d'argent, et bientôt il serait à court de moyen. Il ne lui restait que quelques bijoux, et rien de plus. Ce n'était pas avec sa maigre réputation de pourvoyeur qu'il allait pouvoir obtenir des passes-droits auprès de qui que ce soit.
En arrivant au Baby Bunny, il retrouva la maquerelle en déshabillé, avec sa cigarette vissée au coin de ses lèvres sur le palier du bordel. Cette dernière le dévisagea de la tête aux pieds comme s'il n'avait rien à faire là. Chan reconnu son ancienne alliance, toujours sur le pouce de cette femme qui exploitait la faiblesse de Minho dans ce monde. Il en avait la nausée. Le grand gaillard traînait toujours dans le coin avec sa batte en bois.
« T'es venu pour une vraie passe ce soir ? » demanda t-elle d'un ton nasillard.
« Donne-moi le même qu'hier. » rétorqua simplement le pourvoyeur en sortant de sa besace un collier en or qui avait appartenu à son ancienne compagne.
Comme la veille, la maquerelle examina le bijou, le mit autour de son cou pour en vérifier la longueur et savoura la caresse froide du métal sur sa peau. Chan gardait la mâchoire serrée pour ne rien dire. Ce collier ne valait rien en comparaison du repas tiède qu'il gardait dans sa besace. Une fois assurée de la qualité du bijou, la maquerelle le laissa passer avec un air goguenard pour qu'il rejoigne la chambre où se trouvait Minho. L'homme ne se posa pas de question, empruntant le même chemin que la veille. Ce soir-là, dans la lueur du jour mourant, il devinait les clefs accrochées le long du couloir. Il aurait pu prendre n'importe quelle femme s'il l'avait voulu.
Arrivé tout au bout du chemin, Chan ouvrit la porte sur sa gauche. La chambre était, comme la veille, plongée dans la lumière du début de soirée. Cependant, la forme dans le lit se redressa bien plus vite, alertée par l'intrusion sur son domaine.
« C-Chan ? » murmura la voix de Minho, mal assurée.
« C'est moi, oui. » répondit-il en fermant à double tour la porte derrière lui.
Dans les ténèbres naissantes, Chan ne pouvait que guetter les gestes du prostitué. Il avait reconnu sa voix, malgré sa faiblesse et son manque d'assurance. Alors qu'il posait son sac au sol et qu'il s'apprêtait à en sortir le repas pour Minho, le loup solitaire fut surpris d'entendre le jeune homme se lever précipitamment du lit pour s'approcher de lui. Il eu à peine le temps de se redresser que le corps du gagneur se pressa contre le sien, ses mains enroulèrent autour de sa nuque, puis dans ses cheveux alors qu'il se blottissait tout contre lui. Dans le crissement du cuir de sa veste, Chan eu le réflexe de le prendre dans ses bras. Tout était si injuste qu'il avait envie de s'enfuir là avec Minho, sur le champ, sans aucun plan de secours. L'étincelle qui désespérait d'allumer son cœur le fit frémir alors qu'il inspirait l'odeur du jeune homme.
« Vous êtes revenus. » déclara Minho plus fermement qu'il ne l'aurait imaginé. « Vous prenez des risques. »
« J'ai fait une promesse, et je comptais bien la tenir. » soupira l'aîné des deux en glissant une main dans le dos du prostitué. La texture fluide de sa veste transparente glissait entre ses doigts. « Je t'ai apporté de quoi manger. »
Ne pouvant apprécier la beauté des traits de Minho comme il l'aurait espérer, Chan se contenta de déposer un léger baiser sur son front avant de le repousser pour prendre la nourriture qui se trouvait dans son sac. Le jeune homme ne semblait pas savoir quoi dire, ou quoi faire, hormis le suivre comme un chaton abandonné qui avait trouvé un nouveau maître. Il suivit Chan jusqu'au lit, où l'ainé déposa le paquet de poulet frit enroulé dans du papier.
« Mange, je vais juste allumer la lumière. » reprit le pourvoyeur en incitant Minho à s'asseoir sur le lit pour qu'il mange quelque chose.
En quelques instants, Chan retrouva la lampe à huile et l'alluma pour percer les ombres autour d'eux. De nouveau coupé du brouhaha de la rue, l'homme se redressa pour se débarrasser de sa veste en cuir et de ses chaussures. En se retournant sur son cadet, il ne fut pas surpris de le voir dévorer avidement le plat qu'il lui avait amené. Il devait à peine manger à sa faim ici. Chan retint un soupir, laissant Minho manger ce dont il avait besoin, et prit le temps de se laver comme la veille. Il ôta son maillot de corps et décrassa ses mains, son visage et sa nuque avec la bassine d'eau dans le coin de la pièce. Dans le silence relatif de la chambre, c'était plaisant de n'avoir que la présence de quelqu'un de confiance à ses côtés.
Une étrange sensation étreignit le cœur de Chan.
Il n'aurait jamais les moyens de revenir, nuit après nuit ici, dans ce bordel. Rien ne lui garantissait la sécurité de Minho, ou même sa disponibilité. En s'imaginant revenir un soir ici pour le demander et apprendre qu'un client était avec lui, Chan ne savait pas comment il pouvait réagir. Ce n'était qu'un prostitué, comme il en existait des milliers à travers les landes désolées du monde. Pourquoi lui alors ? Pourquoi alors qu'il était prêt à se tirer un plomb dans la tête la veille encore ?
En contemplant son reflet fatigué dans la bassine d'eau, l'homme soupira lourdement. Il se tourna vers Minho, qui essuyait ses doigts et sa bouche dans un linge qu'il semblait garder près de son lit. Contrairement à avant, ses joues étaient rosées, son expression était moins dure.
« Est-ce que ça va mieux ? » demanda Chan en se redressant et en s'approchant du lit de nouveau.
« Je n'avais pas mangé depuis hier. » répondit simplement le jeune homme. « Je... Je ne sais pas comment vous remercier. »
« Tutoies moi. » rétorqua t-il d'un ton plus calme. « Il n'y a pas de ça entre nous. »
Chan s'assit à côté de lui sur le rebord du lit. Comme la veille, le matelas épousa sa forme en douceur. Le prostitué à ses côtés semblait tendre l'oreille, mais ne se tournait pas vers lui. C'était perturbant pour le pourvoyeur, mais il ne comptait faire aucune remarque à Minho. Ce dernier en avait assez vu.
« Qui es-tu ? » demanda alors le jeune homme. « Tu n'es pas vraiment comme un client habituel, je t'avoue. »
La question était vague, et le pourvoyeur ne savait pas réellement quoi répondre. Minho ne savait que peu de choses sur sa précédente vie, juste assez pour en tout cas sembler lui faire confiance. Chan ne savait pas ce qui allait se passer dans la nuit, le lendemain, et encore la nuit d'après. C'était un désir stupide que de vouloir tirer le prostitué de cet endroit. Il méritait mieux, il méritait d'être libre.
« Hier matin, j'ai fait une roulette russe pour que tout s'arrête. » confessa Chan en guettant la réaction du jeune homme. « A la cinquième balle, il n'y avait toujours rien. »
La silhouette de Minho se tournant vers lui, comme pour l'observer malgré ses yeux blancs, fit frémir l'homme. Ce dernier pouvait détailler le moindre de ses traits, le rose de ses joues, la rougeur de ses lèvres, la tentation de sa peau de miel. Pour la première fois depuis des années, Chan avait la sensation d'être enfin écouté.
« Je me suis dis que ce n'était pas encore tout à fait le moment. » continua t-il, en luttant contre l'envie de glisser une main dans les vêtements de son cadet pour savourer la douceur sur ses mains rêches. « J'ai voulu en profiter une dernière fois avant de partir. »
« Si je couche avec toi, tu me promets de ne pas te foutre en l'air ? » demanda Minho de but en blanc.
Surpris, Chan sentit presque un sourire naître sur ses lèvres. Débarrassé de la peur, le prostitué semblait avoir un caractère mordant. C'était étrangement attirant aux yeux du loup solitaire. Sa propre compagne avait toujours eu un caractère soit disant détaché alors qu'elle était d'une douceur et d'un amour incomparable.
« Tu crois que je tiendrais une promesse comme ça si tu m'acceptais entre tes jambes ? » rétorqua Chan, étonné de voir des rougeurs éclore sur les joues du prostitué.
« Tu as tenu ta promesse pour venir me voir. » répondit simplement le jeune homme. « Et je voudrais simplement te donner quelque chose pour être revenu, et m'avoir apporté de quoi manger. »
Minho fit une légère moue, que l'homme trouva terriblement touchante. C'était la première fois qu'il voyait son cadet si expressif, si ouvert face à lui. Probablement devait-il se cacher dans une coquille pour éviter la moindre prise sur les clients atroces à qui il avait à faire. Chan soupira avant de glisser sa main sur celle du prostitué. Elle était petite. Fragile.
« Je ne veux pas de ton corps contre de la nourriture. » murmura t-il doucement. « Si je posais un doigt sur toi, ce serait pour te donner du plaisir et rien d'autre. »
A côté de lui, le jeune homme semblait presque retenir son souffle. Minho devait avoir entendu les pires insanités, les pires insultes pour le qualifier. Il voyait encore, sous le déshabillé, la peau du prostitué où des bleus avaient éclos suite à des coups. Chan sentit son cœur battre plus fort dans sa poitrine lorsque son cadet tourna la tête vers lui. Contempler les yeux blancs de Minho lui donnait la sensation de plonger dans les abysses.
« J-je ne sais pas ce que c'est... le plaisir. » chuchota le jeune homme, la mine terriblement embarrassée. « Je n'ai jamais connu que la... et... »
« Si tu le veux, je peux t'en donner. » répondit simplement Chan en s'approchant de lui.
Malgré l'envie naissante dans son ventre, l'homme ne s'autorisa à embrasser Minho que lorsque ce dernier hocha la tête pour marquer son accord. Ce fut alors un long baiser, bien plus long et mal assuré que le matin lorsqu'ils s'étaient quittés. Les mains du prostitué tremblaient lorsqu'elles glissèrent le long de son torse et qu'il vint s'installer à califourchon sur lui.
Chan prit son temps. Il déshabilla Minho avec lenteur, savourant chaque parcelle de peau dénudée et la chérissant d'un baiser. Lorsque le jeune homme tremblait trop fort, il prenait le temps de s'arrêter, de lui demander si tout allait bien. Fébrilement, son cadet acquiesçait et quémandait un nouveau baiser, plus long encore et plus profond que le précédent. Minho embrassait les yeux ouverts, et Chan ne pouvait s'empêcher de fermer les siens. Ses mains rêches couraient sur la peau du jeune homme, le faisant soupirer et retenir son souffle dès qu'il avait le bonheur de frôler un endroit sensible.
Son cadet laissa un premier gémissement franchir ses lèvres lorsque Chan posa les siennes dans le creux de son ventre. Il voua un culte à ce corps meurtri, se délectant de chaque embrassade, sentant les doigts de Minho se refermer sur les siens à chaque caresse qui le faisait frémir. Lorsqu'il le prépara, ce fut avec douceur, si tendrement que le jeune homme le supplia de le prendre, d'enfin le sentir en lui pour qu'ils ne fassent qu'un.
Minho était beau lorsqu'il pleurait, submergé par l'émotion et le plaisir. Chan embrassa chaque larme, les mains ancrées sur les hanches de son cadet ou dans la chair de ses cuisses. Chaque mouvement les approchant du plaisir ultime sonnait comme un compte à rebours. Ce n'était rien qu'eux deux, dans les ténèbres d'un bordel. Le visage du jeune homme, baigné par la béatitude, se grava aussitôt dans la mémoire de Chan. Il ne savait pas combien de temps il allait vivre, mais il était certain qu'il s'en souviendrait jusqu'à sa mort.
Dans un dernier baiser fiévreux, leurs corps se figèrent dans le plaisir. Minho croisa ses chevilles dans le dos de son aîné, pour qu'il ne se retire pas. Chan y fut contraint cependant, la sensibilité électrisant son corps. Mais les bras du jeune homme se refermèrent sur lui comme un piège, pour le retenir proche de lui pour se noyer dans son odeur et dans sa carrure.
Chan plongea son visage dans le cou de son cadet, déposant des baisers partout où il pouvait. Minho se pressait contre lui, comme s'il pouvait faire épouser la forme de leurs deux corps en un seul. Dans la nuit, à la lueur à peine perceptible de la lampe à huile, le loup solitaire pouvait à peine détailler les traits de son cadet. Ce dernier laissait ses doigts courir le long des traits de Chan, découvrant son visage encore et encore au fil des secondes et des minutes qui s'écoulaient.
« Dis-moi que tu te foutras pas en l'air... » chuchota Minho dans les ténèbres. « Je veux connaître ça encore au moins une fois. »
Combien de temps lui restait-il encore ? Il ne savait pas. Découvrir le jeune homme sous ce nouvel angle faisait frémir Chan. Il voulait le sortir de là à tout prix, qu'importe où aller. Il voulait que Minho soit protégé, vive une vie sans devoir écarter les cuisses face à tous ces porcs qui ne savaient pas prendre soin de lui.
« Je ne me foutrais pas en l'air. » promit-il d'une voix à peine audible.
Ils restèrent entrelacés longtemps, leurs souffles perdus l'un dans l'autre tout au long de la nuit comme ils pouvaient se fondre ensemble. Chan se réveilla avec les lèvres caressant la joue du jeune homme auprès de lui, son corps nu pressé contre le sien avec la force du désespoir. Dans les brumes du sommeil, il inspira son odeur, se délectant de sa chaleur. Il le désirait, il voulait le sortir de là. C'était devenu vital pour lui de pouvoir l'imaginer loin de tout et surtout loin de cette prison immonde.
Lorsque le corps détendu de Minho dans ses bras commença à bouger, Chan eu envie de le tenir contre lui et de bondir par la fenêtre pour fuir. Mais pour aller où ? Enlever un prostitué était un grave délit. Si le balourd de l'entrée était prêt à massacrer le premier porc qui regardait de trop près sa maquerelle, il n'imaginait pas quels étaient ses ordres en cas dans un cas d'enlèvement. Chan aurait probablement une partie de la sécurité de Burned Paradise aux fesses. Avec une prime sur sa tête ou celle de Minho, il ne pourrait jamais fuir longtemps.
« ça fait longtemps que tu es réveillé ? » murmura le jeune homme dans ses bras en enfouissant son visage dans son cou.
« Non. » mentit-il en ouvrant les yeux.
La lumière du jour commençait déjà à baigner la chambre, et l'aîné des deux était oppressé par l'angoisse qui nouait sa gorge. Il devait sortir Minho de là, et à n'importe quel prix. Mais ne voulait pas brusquer l'être si fragile entre ses bras, Chan se contenta de le presser contre lui, d'embrasser sa peau et de sentir son cœur se fendre lorsque son cadet eu un léger rire entre deux baisers. Il ne méritait pas ça. Il fallait le sauver. Minho souriait, ses yeux aveugles étaient humides de larmes. Impossible de le laisser ici.
Comme la veille, leur instant de bonheur fugace fut brisé par des coups secs à la porte. Le mince sourire de Minho s'effaça de son visage pour se fermer aussitôt. Chan sentit l'étincelle de la colère naître dans son ventre. Il n'avait plus le temps. Une solution était nécessaire, et il fallait absolument la trouver.
Alors qu'il grognait au balourd à sa porte qu'il arrivait, Chan fondit sur son cadet pour l'embrasser une nouvelle fois. Minho trembla sous la caresse, caressant ses mains, son visage et ses cheveux en pagaille comme pour se souvenir de chacun de ses traits. Contraints à se séparer à cause du temps qui s'amenuisait, le loup solitaire se força à se redresser dans le lit pour se rhabiller. Le spectacle de Minho, encore nu dans les draps qui avaient accueillis leurs ébats emplit Chan d'une mélancolie qu'il peina à réfréner. Les dents serrées, il remit chaque vêtement avec le cœur tordu dans la poitrine.
Alors qu'il était prêt à partir, le jeune homme a ses côtés n'avait remis que sa veste translucide sur les épaules. Chan se mordit l'intérieur de la joue. C'était un goût de trop peu. C'était ridicule. Alors qu'une nouvelle série de coups résonna contre la porte, il s'approcha de Minho pour le prendre encore dans ses bras, et lui embrassa la tempe.
« Je vais te sortir de là. » gronda t-il à son oreille. « Je reviens ce soir, d'accord ? »
Il n'eut pas le temps de voir la réaction du prostitué, car ce fut des avertissements qui commencèrent à se faire entendre de l'autre côté de la porte. Chan vola un dernier baiser au jeune homme, le spectre des mains de ce dernier nouées autour des siennes, avant de faire volte-face et d'ouvrir la serrure qui le séparait de l'extérieur. Cette fois-ci cependant, il ne couvrit le balourd que d'un regard méprisant en sortant de la chambre.
« Est-ce que j'ai déjà manqué à mes paiements pour me considérer comme un mauvais client ? » cracha Chan sèchement au gardien à la batte en bois qui l'observait d'un air penaud.
« M'sieur, la maqu' elle est pas d'ôle hein... » bredouilla t-il avec un air prit sur le fait.
« Je passe l'éponge si tu gardes ma moto une journée de plus. » reprit le loup solitaire d'un ton méprisant. « Tu gagnes la montre maintenant pour ta nuit, tu auras un autre paiement demain. Deal ? »
Heureusement pour Chan, le balourd semblait assez benêt et attiré par l'argent pour ne se poser aucune question. Il décida de lui céder la montre, sans avoir de quoi payer pour le soir à venir. C'était la dernière soirée où il avait les moyens d'entrer dans le bordel sans en forcer l'accès. C'était aussi sa dernière chance.
Sans prêter attention aux prostituées du Baby Bunny, le pourvoyeur descendit de nouveau dans les tréfonds du campement. Cette fois-ci, il ignora les badauds et autres braillards. Il lui fallait trouver une solution de toute urgence. Il n'avait plus le choix.
Il donna ses dernières pièces à une cantine quelconque, remplissant son ventre d'un ragoût qu'il imaginait être fait à base de porc et de tubercules vu le goût terreux. Encore une fois, les conversations étaient vides de sens autour de lui. L'assassinat contre le dirigeant de Burned Paradise était sur toutes les lèvres. Rien qui pouvait l'aider à sortir Minho de sa fange.
Chan erra dans les rues une bonne partie de la matinée, l'idée obsessionnelle de trouver une solution pour tirer le prostitué du bordel le hantait. S'enfuir avec lui sur le long terme était trop dangereux. S'ils étaient retrouvés, c'était le pugilat et personne, même Chan qui ne tenait plus à la vie, ne voulait subir les tortures des condamnés. Être traîné enchaîné à des voitures à travers le désert n'était un sort enviable par personne. Imaginer Minho subir une telle chose faisait bouillir son sang. Il fallait une solution, de toute urgence.
Alors qu'il déambulait dans les rues, ses yeux furent attirés par deux silhouettes qui détonnaient dans l'océan de pouilleux qui l'entourait depuis le matin. Habillées d'une bure d'un bleu céruléen, elles ne passaient pas inaperçues. Les capuches rabattues sur leurs visages, impossible de voir s'il s'agissait d'hommes ou de femmes, même si le pourvoyeur se doutait bien que les secondes ne pouvaient se déplacer sans une escorte conséquente. Le plus petit des deux portait une cage minuscule entre ses mains.
C'était des fidèles d'un sanctuaire, sans aucun doute.
Chan n'hésita pas une seconde et s'approcha d'eux aussi discrètement que possible. C'était peut-être le billet de sortie de Minho. Les sanctuaires regorgeaient de fanatiques mais avaient le mérite d'être des zones protégées et épargnées par la vie quotidienne. L'oreille tendue, il essayait d'entendre leur conversation. Les capuches cachaient leurs cheveux et leurs visages, leurs épaules étaient plutôt frêles montraient leur jeune âge. Peut-être étaient-ce des adolescents, ou de très jeunes adultes.
« Dépêche-toi, Notre Roitelet a cédé à ton caprice ce n'est pas pour lui déplaire en traînant. » gronda le plus grand des deux en se tournant vers le plus petit.
« Ce n'était pas un caprice ! » rétorqua le plus jeune à côté de lui, Chan se ravisa, ce devait être un garçon d'une quinzaine d'années tout au plus. « Je l'ai trouvé dans le jardin hier soir. Il saignait beaucoup, alors j'ai voulu l'aider. »
« Soigner un oiseau est acte de dévotion. » admit le jeune homme à côté de lui. « Mais nous emmener dans cette décharge pour simplement trouver une cage alors que nous en avons des dizaines au sanctuaire, tu n'as que de l'air entre tes deux oreilles. »
« Je suis bien content de ne pas être vraiment ton frère, parce que t'es un idiot ! Les cages sont trop grandes chez nous !! »
C'était étrange de regarder des garçons se chamailler ainsi. Chan resta pourtant concentré : les fidèles semblaient être assez en confiance pour ne pas redouter de se faire dépouiller en pleine rue. Il les suivit un moment avant de se rendre compte qu'ils se dirigeaient vers la sortie de Burned Paradise. Ils devaient regagner leur sanctuaire, et lui n'avait plus le choix. Alors que les garçons allaient arriver sur la place principale avant de partir, Chan tendit le bras pour attraper le plus grand des deux. Avant qu'il ne puisse lâcher le moindre bruit, il le retourna et lui fit signe de se taire.
« Je ne te veux aucun mal. » grogna t-il aussitôt pour éviter de faire du bruit. « J'ai besoin de te poser une ou deux questions, rien de plus. »
Les deux garçons l'observaient d'air complètement tétanisés et paralysés par la peur. Ils n'eurent cependant pas le choix lorsque le pourvoyeur posa sur eux deux des mains puissantes, s'enfonçant dans les bures céruléennes, pour les guider dans une ruelle adjacente. Il y avait moins de passage, et lorsque le brouhaha de la foule fut enfin estompé, Chan tourna les deux garçons vers lui. Ils étaient pâles comme des linges.
« Très bien, vous allez m'écouter. » lança t-il d'une voix grave. « J'ai un ami qui a besoin d'un refuge et je veux qu'il aille dans un sanctuaire car il ne peut pas vivre ici. Comment il faut aller au vôtre et comment y entrer ? »
Ce fut difficile pour Chan de s'empêcher de secouer les deux garçons devant lui. Il essayait de rester calme, de ne pas les brusquer, mais s'approcher de fanatiques de sanctuaire n'était jamais bien vu et il n'avait pas envie qu'une milice armée lui tombe dessus pour les avoir effrayé.
« N-nous appartenons au Culte des Serres. » bredouilla le plus grand des deux, manifestement moins effrayé que le petit qui tenait étroitement sa cage entre les mains. « Nous vénérons les oiseaux, e-et on entre quand on est encore jeune... »
« Le Roitelet prend sous son Aile tous les oisillons orphelins ou blessés !! » reprit le cadet, les yeux écarquillés. « Il nous nourris et nous soignons les oiseaux qui viennent à nous... Et... »
« Et comment on entre dans votre Culte ? »
Chan n'avait pas beaucoup de temps avant d'attirer l'attention des passants, il le savait. Pressé, il fixa le plus grand des garçons pour lui faire cracher le morceau.
« Il ne prend que les sans-parents ou les âmes blessées... » reprit-il.
« Mon ami est aveugle. » coupa le pourvoyeur, pressé. « Il ne peut rien voir, et il n'a pas de parents. »
Jusqu'à lors, si les expressions des adolescents étaient empruntes à la peur, elles se muèrent rapidement en une joie incommensurable. Pris au dépourvu, Chan faillit relâcher leurs épaules en voyant leurs airs extatiques.
« Un aveugle, je n'en ai jamais vu !! » s'exclama le plus petit des deux. « Oh, le Roitelet sera si heureux de pouvoir l'accueillir dans notre Nid ! »
« Votre ami sera en sécurité et béni au sanctuaire. » reprit le second. « Les âmes écorchées par l'Oiseau Bleu sont précieuses et vénérées chez nous. »
Chan n'en croyait pas ses oreilles. Le fanatisme avait transformé les deux garçons apeurés en croyants fidèles, le suppliant presque de leur amener Minho sur le champ. Les dents serrées, il se redressa pour s'écarter des deux garçons. Être dans une secte valait mieux que d'être dans un bordel, et Minho ne pouvait aller nulle part ailleurs. Lui ne pouvait pas prétendre être une pseudo âme blessée, jamais il n'allait être accepté dans ce sanctuaire. Les deux fidèles lui expliquèrent comment se rendre jusqu'à leur Nid, en filant vers le nord à partir de Burned Paradise. Ils trépignaient de joie, ravis de pouvoir raconter à leur gourou quelle nouvelle âme ils allaient pouvoir accueillir la nuit prochaine.
C'était mieux que rien.
Il n'avait pas le choix. En voyant les deux garçons filer loin de lui, sans cesser de piailler, Chan hésita une seconde. Était-ce vivable pour un aveugle de le suivre à travers ses voyages dans le désert ? Non. Même s'ils n'étaient pas recherchés par les milices armées, il devait se protéger lui, et aussi protéger Minho. Dans le scénario miraculeux où ils arrivaient à survivre, Chan avait presque vingt ans de plus que lui. Il mourait de vieillesse avant le jeune homme, et ce dernier serait alors livré à lui même.
Le Culte des Serres était la seule solution rapide et sûre.
Chan était décidé, et organisa son plan. A l'abri des regards indiscrets, il fouilla dans son sac pour vérifier ce qui lui restait en sa possession. L'alliance de sa femme était le seul bijou, avec un bracelet, qu'il avait encore. Quelques barres nutritives, une gourde vide, un bandage encore propre, les clefs de sa Ducati... et son Smith & Wesson encore chargé de son unique balle. Il n'avait rien d'autre. C'était le bout de la route.
Du temps qu'il lui restait avant la nuit, Chan décida de vérifier les différents postes de sortie de Burned Paradise. Un des postes principal semblait ouvert constamment, d'après les badauds qu'il avait réussi à interroger d'un air désinvolte en passant près d'eux. Il fallait simplement faire sortir Minho du bordel et réussir à reprendre sa moto pour filer dans la nuit. Le pari était risqué, mais c'était le seul moment où les rues étaient vides, et avec une passe payée pour la nuit il était certain de n'avoir personne qui irait ouvrir la chambre.
Le jour déclina au fil des heures, et lorsque le crépuscule noya les ruelles encombrées du camp, Chan sentit une étrange sérénité envahir ses veines. Des années à errer sans but, si ce n'était survivre à travers le désert pour trouver de quoi se nourrir. Le destin l'avait épargné pour trouver Minho, embrasser ses lèvres, aimer son corps et chérir son âme. C'était tout ce qui comptait. Cet oiseau blessé, aux ailes inexistantes, allait enfin connaître le repos qu'il méritait. Accoudé à un des pitons de Burned Paradise, Chan observa le soleil disparaître à l'horizon dans une lueur mourante. Son regard se tourna vers le nord, où les quelques étoiles les plus visibles commençaient déjà à illuminer la voûte céleste.
C'était une nuit parfaite pour partir.
L'air sûr de lui, Chan se rendit pour la dernière fois au Baby Bunny. La maquerelle eu un air amusé, le prenant pour un air pathétique en le voyant tendre l'alliance de sa femme en l'échange d'une nuit en compagnie de Minho. Elle portait déjà sur elle les bijoux cédés la veille et l'avant-veille, se pavanant avec l'or qui appartenait à la vie d'avant du pourvoyeur. L'apprentie à côté de la prostituée regardait avec envie l'éclat de l'alliance, son diamant et la gravure de la date du mariage à l'intérieur de l'anneau. Chan sentait encore la présence menaçante du balourd à la batte en bois dans son dos. C'était un client régulier, il sentait un semblant de confiance émaner de ces êtres immondes.
Dans un froissement de tissu écarlate, la maquerelle laissa passer le loup solitaire pour qu'il entre dans le bordel. La lumière tamisée donnait la sensation à l'homme de déambuler dans les entrailles du purgatoire. La débauche au milieu des draps sales et la luxure des tentures râpées par le temps lui donnèrent la nausée. Il ne s'attarda pas dans le dédale, filant à l'étage pour ouvrir la dernière porte à gauche du bordel.
Plongée dans la pénombre, la chambre était plus silencieuse qu'une morgue. Pourtant, Chan arrivait à deviner la silhouette roulée en boule sur le lit. Elle se redressa aussitôt pour se lever maladroitement alors que le pourvoyeur fermait la porte derrière lui à double tour.
« Je suis là Minho. » lança t-il en posant sa besace au sol.
« Tu es fou... » fut le seul murmure qui l'accueillit avant d'entendre des pas précipités se ruer sur lui.
L'étreinte que lui offrit Minho le fit frémir de la tête aux pieds. Les bras trop minces de son cadet s'enroulèrent autour de sa nuque, son odeur de lessive bouillie l'envahit aussitôt. Chan enlaça son cadet dans le crissement de cuir de sa veste, pressant ce corps à moitié nu contre le sien. Lorsque le corps de Minho se mit à trembler, il embrassa tendrement sa tempe pour le calmer.
« Qu'est ce qu'on va faire... » murmura le jeune homme, agrippé aux bras de son aîné comme si sa vie en dépendait. « Qu'est ce que tu voulais dire ce matin, je n'ai pas... »
« Il existe un sanctuaire au nord, à une heure de route d'ici. » coupa aussitôt Chan, les mains crispées autour de la taille de Minho. « Ce sont des fanatiques, mais ils sont prêts à t'accepter et à prendre soin de toi... »
« Je ne veux pas ! » rétorqua aussitôt son cadet en fronçant les sourcils, avant de baisser d'un ton par la crainte de se faire entendre. « Je ne veux pas si tu ne restes pas avec moi. »
« Minho... »
La frustration commençait déjà à prendre le ventre de Chan. Lui non plus ne voulait pas laisser le jeune homme seul. S'il pouvait, il aurait supplié qu'on le prenne dans ce culte. Mais le gourou ne voudrait certainement pas d'un homme trop mature, peu manipulable parmi ses oisillons. Minho n'avait pas le choix : il était esclave de son handicap. Une personne incapable de survivre seule n'avait pas sa place après l'annihilation du monde d'avant.
En glissant ses mains sur les joues du jeune homme, Chan sentit son cœur se serrer dans sa poitrine. Ce n'était qu'un non-choix. Minho pouvait rester ici, auquel cas l'homme ne savait pas comment survivre dans ce monde en sachant une chose pareille. Imaginer son cadet en proie à des porcs le rendrait fou de rage. Si Minho acceptait de partir, alors c'était l'envol, le coup d'éclat, une apothéose savoureuse. La libération.
« Minho, vivre dans un sanctuaire te permettrait d'être protégé. » reprit Chan, les doigts caressant les joues de l'être délicat contre lui. « Tu ne risquerais rien, tu ne serais pas obligé de vendre ton corps... »
« Les sanctuaires ne sont pas plus sûrs que les bordels... » soupira le jeune homme, les yeux blancs rivés sur lui.
« Peut-être, mais au moins tu n'aurais plus à faire tout ça. » admit-il, le cœur serré. « Minho, je ne pourrais pas revenir une nuit de plus. Je n'ai plus assez d'argent pour payer des nuits en ta compagnie. C'est toi qui décide. »
Chan ne voulait pas vivre en sachant que le jeune homme refusait sa proposition. Dans la pénombre, il discernait le regard vide de Minho, l'hésitation qui baignait ses traits. Lui ne voulait que le sortir de ce taudis. Il ne méritait pas cette vie de soumission. Guidé par une pulsion qu'il fut incapable de réfréner, l'homme se pencha sur son cadet pour l'embrasser délicatement. Ce n'était presque rien, c'était un goût de trop peu. Mais en sentant le « d'accord » murmuré par Minho sur ses lèvres , Chan sentit le pouvoir de la rébellion enflammer ses veines.
Un dernier coup d'éclat.
Il guida alors Minho jusqu'au lit pour le faire s'y asseoir. Après avoir attisé la flamme de la lampe à huile pour lui accorder plus de lumière, Chan ôta sa veste en cuir et attrapa sa besace pour fouiller dedans. Autour d'eux, le bordel était encore calme et il y avait toujours aussi peu de passants dans la ruelle adjacente.
« Comment faire pour sortir d'ici ? » demanda Minho, l'air perdu et soudain plus intéressé par la fuite.
« Il faudra me faire confiance. » répondit l'aîné des deux sans hésiter. « On a pas le choix, on va passer par la fenêtre. Il faudra te laisser tomber, je te rattraperais en bas. »
« Et pour aller au sanctuaire ? »
« J'ai une moto. » reprit Chan en sortant de sa besace le dernier bijou qu'il lui restait : un bracelet en argent. Il le serra dans ses doigts avant d'attraper le poignet de Minho pour l'attacher autour. « Un souvenir, d'accord ? »
Le cœur battant plus vite dans sa poitrine, le pourvoyeur tâcha de penser au chemin le plus court pour sortir de la ville. Il n'allait pas avoir le choix : il allait devoir récupérer sa Ducati enchaînée, la démarrer et installer Minho avec lui à l'arrière. En voyant la piètre tenue du jeune homme face à lui, Chan attrapa sa veste en cuir pour l'envelopper dedans. Il semblait minuscule avec ce blouson sur les épaules. Ses pieds étaient nus, et Chan n'avait pas de quoi le chausser. Ils feraient sans.
Minho n'avait rien dans cette chambre. Il restait aux aguets du moindre mouvement de son aîné dans la pièce, les doigts caressant le bracelet accroché à son poignet et le col du blouson. Lorsque les gémissements étouffés commencèrent à se faire entendre dans les chambres voisines, Chan attrapa la main du jeune homme. C'était l'heure. Il fallait se lancer.
Chan s'approcha de la fenêtre ouverte pour observer en contre-bas de la rue. Il n'y voyait personne, si ce n'était peut-être un mendiant endormi près du coin de la rue. Il n'y avait pas une grande hauteur, quelques mètres tout au plus, et il allait falloir faire avec. Il songea un instant à utiliser les draps du lit afin de les nouer en cordage, mais leur piètre qualité n'allait jamais soutenir son poids. Il inspira profondément pour calmer son cœur tambourinant dans sa poitrine avant de retourner auprès de Minho.
« Très bien. » murmura t-il doucement en serrant les mains du jeune homme dans les siennes. « Viens. »
Dans un crissement de cuir, le cadet obéit sans se poser de question. Chan le guida jusqu'à la fenêtre et lui fit tâter longuement l'encadrement pour qu'il se familiarise.
« Il n'y a qu'un étage. » commenta le pourvoyeur. « Tu vas t'accrocher au rebord et te pendre dans le vide. Je serais en bas pour te rattraper. »
Baigné dans la lumière de la lune, déjà haute dans le ciel, le visage de Minho était d'une pâleur effrayante. Il n'avait connu que le bordel, rien d'autre si ce n'était la douleur et l'abus. Ce saut dans l'inconnu devait l'effrayer et aussi stupide cela pouvait paraître, il semblait faire confiance à Chan. Ce dernier enjamba le rebord de la fenêtre, sa besace plaquée contre son flanc pour ne pas la perdre. La ruelle était toujours aussi calme. L'homme guetta les alentours un moment, avant de finalement descendre le long du muret. Il n'avait jamais eu peur du vide, mais être suspendu à cette rambarde lui donnait la sensation de se faire engloutir par les ténèbres. Après avoir fait pendre ses jambes dans le vide, il relâcha ses prises et atterrit en contre-bas. Ses genoux geignirent à l'impact, mais Chan serra les dents. Ce n'était pas le moment d'attirer l'attention sur lui.
Ce fut difficile de guider Minho pour qu'il passe par-dessus la rambarde à son tour. Il y allait à tâtons, les mains tremblantes. Mais le pourvoyeur ne cessait de l'encourager, de l'aider à s'installer au mieux pour qu'il le rattrape en bas. Au bout de quelques minutes, le jeune homme était accroupi sur le rebord de l'étage et fixait l'endroit où il imaginait atterir.
Lorsqu'il se laissa tomber, Chan le rattrapa dans ses bras. Malgré le choc, l'aîné tint bon sans broncher. Les mains de Minho s'agrippèrent aussitôt à lui pour le tenir fermement. Il tremblait des pieds à la tête, probablement effrayé par la simple idée d'enfin sortir du bordel après tant d'années de souffrance. Il le pressait contre lui, noyant son corps dans l'odeur du jeune homme pour se rassurer lui-même. C'était une étape de franchie. Ils allaient y arriver.
« Reste là, d'accord ? » chuchota t-il dans le creux de l'oreille de Minho. « Je vais chercher la moto. »
Ce fut difficile de laisser son cadet, recroquevillé sur lui-même le long du mur du bordel, mais il n'avait pas le choix. Chan guetta une fois de plus les alentours avant de se diriger vers le petit poste de guet du balourd à la batte. Il tourna à l'angle de la rue, le cœur lui sortant presque de sa gorge en voyant le type accoudé à sa guérite. Sa Ducati était enchaînée à l'arrière, son casque attaché au guidon. Il n'allait pas avoir le choix. La violence n'était pas sa solution préférée, mais il allait devoir s'y résoudre. Aussi discret qu'une ombre, il s'approcha du garde qui semblait piquer du nez en étant assis à son poste. En observant la façon dont la moto était attachée, il tiqua. Il allait devoir trouver moyen de faire levier sur le cadenas. Il était rouillé, usé, le tordre ne devrait pas trop lui demander d'effort. Son casque cependant fut plutôt facile à enlever, la corde était rongée par le sable et la vieillerie.
Une fois la main sur son casque, Chan se redressa. D'un coup d'œil, il vérifia l'état du balourd. Il fallait faire vite.
Le pourvoyeur s'approcha du poste de guet sans hésiter, faisant assez de bruit pour faire sursauter le gardien et ainsi le sortir de son sommeil. En voyant son air ahuri se tourner vers lui, l'homme ne broncha pas et fit mine de fouiller dans sa besace.
« Je veux récupérer ma moto, où est la clef du cadenas ? » demanda Chan avec une mine détachée.
« L'est où mon paiement ? » rétorqua le balourd, une main déjà sur sa batte en bois.
Une fois assez proche de lui, Chan brandit son casque et l'abattit de toutes ses forces sur le crâne du garde de fortune. Prêtant peu attention au craquement sinistre qui se fit entendre, ni même à la traînée de sang qui éclaboussa le muret à côté d'eux, le pourvoyeur reprit son équilibre et tenta de fouiller rapidement le petit poste. Frustré de ne pas trouver la clef, l'adrénaline pulsant dans ses veines, il finit par se pencher pour attraper la batte qui était tombée au sol. Burned Paradise semblait ignorer de ce qu'il venait de faire. Il décida de ne pas s'attarder plus sur la scène. Fébrile, il retourna auprès de sa moto pour faire jouer la batte en levier et ainsi faire rompre le cadenas d'un coup sec.
Il était soulagé que Minho soit aveugle. Il aurait été malade de savoir qu'il aurait pu voir ce dont il était capable.
Le bruit de la chaîne était bien trop fort à son goût, mais Chan n'avait pas le choix. Il la déroula le plus rapidement possible, les nerfs à vif. Le moindre passant pouvait donner l'alerte sur le corps inanimé du balourd du Baby Bunny et le cliquetis du métal le pressait à bouger plus vite. Une fois sa Ducati dégagée, il força sur ses bras pour la pousser jusqu'à l'arrière du bordel où l'attendait Minho.
Ce dernier n'avait pas bougé, recroquevillé dans le noir sans faire de bruit. Lorsque Chan l'appela, le jeune homme redressa la tête et se mit maladroitement debout. A son poignet luisait son bracelet en argent, et ses maigres mains tenaient la veste en cuir autour de ses épaules. Il était si facilement cassable, ils ne pouvaient plus s'attarder ici. Arrivé au niveau de son cadet, le pourvoyeur le guida de nouveau jusqu'à la moto pour qu'il la touche, la découvre et qu'il puisse comprendre ce qu'il allait se passer.
« Surtout, quoi qu'il arrive, tu ne relèves pas la tête. » dicta Chan en aidant le jeune homme à s'installer à l'arrière de la selle. La fraîcheur de la nuit le fit frissonner. « Tu la gardes appuyée sur mon dos, et tu m'accompagnes dans les mouvements. »
« Chan, j'ai peur. » déclara Minho alors qu'il venait d'enjamber maladroitement la selle.
« Fais-moi confiance, je ne te laisserais pas ici. »
Écoutant son instinct, Chan se pencha pour embrasser son cadet. Le parfum de ses lèvres, leur douceur et la tendresse de la caresse gonfla son courage. Minho lui faisait confiance, il le savait capable de le sauver de son existence pitoyable. C'était à lui de l'aider. Le jeune homme fondit contre lui, se délectant de ce baiser qui avait un goût bien trop fugace pour être savouré. Mais le temps manquait, et chaque seconde les rapprochaient inéluctablement de leur séparation. Minho lui avait accordé la chance de côtoyer la délicatesse d'un amant de nouveau, et c'était plus précieux que tout.
Alors qu'un bruit d'une conversation se fit entendre, Chan rompit leur étreinte pour enfiler son casque. Il se glissa à l'avant du jeune homme, qui s'agrippa à lui fermement dès qu'ils furent installés l'un contre l'autre. Sentir les mains de Minho nouées sur son ventre gonfla la confiance de l'homme dans sa poitrine. Il faisait ce qui était juste.
Après avoir sorti les clefs de sa Ducati de sa besace, Chan mit le contact et descendit sa visière. Dans le silence des ruelles, le vrombissement du moteur fit frémir le moindre grain de sable. D'un coup de pouce, il alluma le phare de sa moto pour réussir à se repérer dans la nuit. Minho ne tremblait plus, mais ses bras étaient serrés si forts autour de sa taille que Chan eu la sensation d'étouffer. Alors que quelques volets abîmés s'ouvraient pour laisser passer des têtes curieuses de voir ce qu'il se passait, Chan relâcha les gaz et s'engouffra dans la ruelle donnant sur l'allée principale pour sortir du campement.
Son sang tambourinait dans ses tempes alors qu'il dépassait le corps inanimé du balourd du Baby Bunny. Il bifurqua et prit la direction de la sortie ouverte la nuit aussi rapidement qu'il le pouvait. Le vacarme du moteur avait précipité les gens dans la rue, les curieux énergumènes à voir ce qu'il se passait. Mais Chan ne se concentrait que sur deux choses : les mains de Minho agrippées contre son ventre et le chemin dégagé devant lui.
Des exclamations commencèrent à se faire entendre alors qu'ils s'approchaient du poste de contrôle. Mais le pourvoyeur ne ralentit pas. Au grand contraire, il poussa la puissance de sa Ducati. Il eu à peine le temps de se rendre compte de ce qu'il se passait qu'il sorti de Burned Paradise à pleine puissance, sans que personne ne puisse les arrêter.
Une fois les barrières passées, le sentiment de liberté qui étreignit le cœur de Chan le gonfla d'orgueil. Il avait réussi à sortir Minho des griffes de ses bourreaux. A travers la visière de son casque, il chercha la Grande Ourse dans le ciel et entama un long virage pour prendre la direction du nord. Le froid du désert se cristallisait sur sa peau, le sable collait à ses bras nus, mais il n'en avait que faire. Les dunes désertiques devant lui s'étendaient sans rien de visible aux alentours, et Chan se délectait du bruit assourdissant du moteur de sa Ducati.
Son bonheur fut cependant de courte durée. Après quelques minutes à peine de voyage, il vit des réflexions de phares scintiller dans son rétroviseur. Il aurait dû s'en douter, une sortie aussi remarquée d'un campement n'était pas anodin : surtout en pleine nuit, surtout en sortant à toute vitesse sans passer par le poste de garde. Ils étaient suivis, et Chan se maudit l'espace d'un instant de ne pas avoir brisé le phare arrière de sa moto pour être moins repérable dans la nuit.
Mais il ne s'arrêta pas : chaque seconde était précieuse et Minho méritait sa liberté.
Les mains du jeune homme ne le lâchaient pas, malgré les secousses des dunes, malgré le froid qui les enveloppait. Vivre dans un sanctuaire n'était pas un mode de vie idéal : on racontait des tonnes de choses à leur sujet. Mais Chan était certain d'une chose : c'était toujours mieux que de vivre dans un bordel, à devoir se brader pour des clients. Minho allait vivre une vie monastique, baignée de rituels et de croyances. Il préférait que son cadet devienne un fanatique et qu'il soit en sécurité, plutôt qu'il ne fane indéfiniment dans le ventre des enfers.
Sous la voûte céleste, Chan se sentit plus léger. C'était la première fois depuis que l'apocalypse nucléaire avait rasé sa vie d'avant qu'il avait l'impression de faire quelque chose qui lui plaisait. La chaleur du corps de Minho dans son dos, la présence de cette âme aussi esseulée que la sienne était l'acmé de son existence. Il avait été là pour lui au point culminant de sa douleur.
Lorsque la silhouette d'un nouveau campement se dessina dans la nuit, Chan sentit son cœur s'accélérer. Il en oublia presque leurs poursuivants, brûlant ses dernières réserves d'essence et d'énergie solaire dans une course effrénée. A la lumière de son unique phare, de la lune et des étoiles, il devinait les piques de fer plantés dans le sol, autour d'une vieille carlingue d'avion échouée auprès d'un oasis de verdure. Ces sanctuaires étaient rares, et dans ce monde dévasté par l'apocalypse, seuls les fanatiques avaient le droit de les investir. Chan arrêta enfin de forcer sur les gaz. La peau de ses bras était éraflée par le sable et le froid, mais il s'en moquait.
Alors que les mains de Minho se refermaient davantage sur lui, le pourvoyeur s'arrêta à ce qui ressemblait à un portail de fortune. Il coupa le contact et mis le pied au sol, engourdit par le voyage. D'un geste, il ôta son casque pour le lancer dans le sable sans plus de considération.
« Minho, on est arrivé. Il faut que tu descendes. » lança t-il en détaillant le portail fait en plaques d'acier et de bois clouées.
Chan posa ses mains sur celles de son cadet pour qu'il les dénoue enfin. Le jeune homme avait le souffle court, l'adrénaline semblait pulser aussi dans ses veines. Ils descendirent de la Ducati tous les deux et l'aîné prit aussitôt la main de son cadet pour l'emmener au portail. Il fallait faire vite, ils n'avaient que quelques instants encore. Les lumières de leurs poursuivants approchaient, et leurs moteurs puissants commençaient à se faire entendre. Du plat de sa main libre, Chan frappa les plaques d'acier, hurlant qu'on leur ouvre, qu'il apportait un oisillon blessé auprès de leur culte. Lorsque l'un des lourds battants s'ouvrit sur l'un des deux adolescents qu'il avait croisé le matin même, le soulagement le prit enfin au corps. Un rayon de lumière les baigna aussitôt, probablement venant d'une torche allumée derrière le fanatique.
« Oh, vous avez tenu votre parole ! » lança le garçon, l'air extatique. Dès que son regard se posa sur Minho et son regard blanchâtre, son visage se baigna d'excitation. « Ô comme j'ai hâte que tu rencontres notre Roitelet ! »
« Chan, je... » commença le jeune homme en tirant sur son bras. « Je veux que tu restes, je... »
L'air enthousiaste du jeune fanatique contrastait terriblement avec l'air grave de l'aveugle, et pourtant Chan ne pouvait rien faire de plus. Il jeta un coup d'œil en arrière, pour simplement voir les lumières se rapprocher encore et encore. La main de son cadet crispée autour de la sienne fit battre son cœur plus fort encore dans sa poitrine.
« On a été suivis Minho, je te laisse ici en sécurité. » coupa le pourvoyeur fermement, avant de s'adoucir aussitôt. « Tu vas avoir une meilleure vie ici, et tu as le bracelet et ma veste donc je serais obligé de revenir voir si tu t'en occupes bien, d'accord ? »
Chan n'aimait pas mentir, mais voir le visage de son cadet emprunter une expression moins dure le soulagea. Alors que le jeune fanatique se détournait pour appeler ses compagnons, l'homme finit par céder à une dernière pulsion. Il se pencha, déposa un baiser sur la tempe de Minho pour sentir la douceur de sa peau, la tendresse de sa présence. Il était heureux de l'avoir rencontré, d'avoir pu l'aider d'une manière ou d'une autre. Au fond, c'était peut-être ça qu'il devait faire à travers toutes ses années. Son cadet se blottit contre lui quelques secondes, encore tremblant du long voyage dans le désert.
« Sois prudent. » murmura t-il avant d'accepter enfin de lui lâcher la main.
La mâchoire crispée, le cœur au bord des lèvres, Chan laissa le jeune homme avancer de quelques pas. Il observa une dernière fois le visage de Minho avant qu'il ne se détourne de lui. Deux jeunes fanatiques l'entourèrent aussitôt pour le guider et l'aider à entrer dans le sanctuaire, et lorsque la silhouette de son protégé disparu derrière le lourd battant de la porte en acier, Chan se permit enfin de respirer de nouveau. Il ne s'était pas rendu compte qu'il avait retenu son souffle jusque là.
Pourtant, savoir que Minho était enfin en sécurité, dans un endroit protégé par les croyances étranges de ce monde détruit, fit sourire Chan. Le sentiment du devoir accompli, il sentait son âme terriblement légère. Le destin lui avait dit que ce n'était pas fini, qu'il avait encore quelque chose à faire ici dans son existence jonchée de souffrance.
Il se détourna du portail, ébloui par les lumières des phares des véhicules qui n'étaient plus très loin de lui désormais. Apaisé, le loup solitaire plongea sa main dans sa besace. Il frissonnait, l'air était frais, le vent sans pitié. Quelques volutes de sable s'enroulèrent autour de lui alors qu'il fouillait dans son sac. Il n'y avait plus grand-chose, mais lorsqu'il tomba sur la crosse de son revolver, Chan l'empoigna avec conviction.
Il n'avait jamais été très bon pour tenir ses promesses de toute façon.
Alors que les bruits des moteurs se faisaient plus insistants et que les lumières face à lui se firent menaçantes, Chan fit jouer la roulette de son Smith & Wesson et braqua le canon de son arme contre sa tempe. Le destin l'avait épargné jusque là pour réussir sa mission.
Clic.
Clic.
Penser au sourire de Minho lorsqu'il était dans ses bras le fit sourire une nouvelle fois.
BOOM.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro