8/ Danger : 95 %
Nouvelle écrite sur le concept du cadavre exquis avec chalmydophore. C'est à dire qu'on est parti avec aucun plan ni rien, l'une écrit un paragraphe puis l'autre continue et ainsi de suite ^^
Putain, je savais que c'était une mauvaise idée. En même temps, rien qu'à voir l'énoncé, même le plus stupide des Sávras aurait deviné qu'il y avait une erreur, un truc qui destinait notre expédition à mal tourner. Mais en bonne – et stupide – amie que je suis, j'ai suivi Kayla, tête baissée, dans son idée de la mort. "Ne pense pas aux chances d'y rester", m'a-t-elle dit. "Tu te sentiras mieux." Tu parles. Je n'ai jamais été amie avec les chiffres. Même quand il y a 90 % de chances de gagner, j'arrive à être dans les pauvres 10 % perdants, c'est dire. Alors lorsque les maths prévoient plus de 95 % de chances de finir par bouffer les pissenlits par la racine, ou du moins de ne pas en ressortir indemne si on pénètre dans un endroit, devinez où je me situe... Je déteste les probabilités.
La veille
— Regarde, une nouvelle épreuve d'exploration urbaine ! me chuchote Kayla en pointant du doigt une inscription près du sol.
Je m'approche avec intérêt. C'est une ligne de caractères étranges tracés à la peinture noire, presque invisible parmi les fissures et les aspérités du mur sur lequel elle est peinte. Chaque jour, des centaines de gens doivent passer devant ce genre de graffitis sans les voir, mais ce n'est pas mon cas ni celui de mon amie. Notre œil exercé repère toujours les petits symboles sombres et biscornus, caractéristiques de ce jeu qui nous plaît tant. Nous ne savons pas qui en est à l'origine, mais son succès est tel que nous ne sommes sûrement pas les premiers à avoir trouvé le nouveau message codé.
Je dépose mon sac par terre et en sort la feuille où j'ai noté nos tentatives de décryptage du code au fil des lignes peintes, avec tout en bas, entourée trois fois, la solution finale que Kayla et moi avons mis tant de temps à trouver. Je parcours avidement la table de correspondance lettres-symboles, mais mon amie me l'arrache des mains d'impatience et déchiffre le graffiti avant moi.
— "Exploration des halles aux créatures. Danger : 95 % et plus."
Je fixe le mur avec étonnement. Jamais je n'avais rencontré un tel niveau de danger parmi les épreuves ! Sous la peinture noire de l'énoncé, la surface de pierre lisse est vierge de toute inscription, signe qu'aucun joueur n'a réussi le défi à ce jour. Kayla arbore un sourire malicieux, et à mon plus grand désespoir, je sais ce qu'il signifie et surtout que je ne pourrai pas refuser.
— On le tente ! s'exclame-t-elle.
— Non, répliqué-je aussitôt.
Sait-on jamais... Peut-être que sur un malentendu, j'arriverais à la faire renoncer à ce projet aussi suicidaire que débile. Et puis, ce n'est pas comme si on avait un devoir sur les métamorphoses Sávriennes à rendre pour demain. Bref, pas le temps de mourir ce soir.
— S'il te plaîîîît, m'implore Kayla.
Je ferme les yeux et me détourne de son visage suppliant. De une, parce que je sais que je vais craquer si je la regarde un peu trop longtemps et de deux, car je ne veux pas donner à la Salamándra l'opportunité d'user de ses yeux hypnotiques sur moi. Même si elle a promis de ne jamais en abuser contre ma volonté, je ne veux pas la tenter.
Ma meilleure amie se met alors à imiter les geignements d'un chien plaintif. Ou les grincements d'une porte, ça dépend de ce qu'on entend. Je ferme très fort les paupières en secouant la tête, mais nous savons toutes les deux qu'elle a déjà gagné. Je refuse et râle pour la forme ; au fond de moi, mon esprit est déjà résigné. Pour la survie de mes oreilles qui ne supporteront pas une imitation de chien s'étant coincé la queue dans une porte. Et aussi car je suis aussi désireuse qu'elle de tester ce nouveau parcours et de défier encore une fois ma malédiction avec les chiffres. Qu'est-ce qu'un danger mortel de 95 % après tout ?
Le lendemain soir, Kayla et moi nous sommes retrouvées sur une petite place non loin des halles. Malgré notre anxiété – enfin, surtout en ce qui me concerne –, nous ne pouvons nous empêcher de nous dévisager en riant. Il faut dire que nous avons fière allure dans nos tenues d'exploration ! En prévision de cette épreuve qui s'annonce difficile, j'ai revêtu des protections de roller ainsi qu'un casque accompagné d'une lampe frontale. Mes doigts se crispent autour d'un solide bâton, sous les yeux amusés de mon amie.
Cette dernière porte un accoutrement à peu près similaire, mais les poches de son manteau sont gonflées par une grande quantité de matériel, que nous avons jugé opportun d'emporter. Une bombe d'insecticide, une corde rudimentaire, quelques cailloux, un petit couteau et d'autres encore nous serons utiles pour faire face aux créatures qui se nichent dans l'imposante bâtisse. De celles-ci, on ne sait rien, hormis les bruits étranges prouvant qu'il y a bien en ces lieux quelque chose de vivant... et qu'il ne vaut mieux pas se risquer sur son territoire. Ou pire, sur leur territoire.
Je connais ce bâtiment de réputation. Parmi les jeunes, c'est une véritable légende ici. Les Voás, tout particulièrement, aiment faire circuler tout un tas de rumeurs sur ce qui s'y passe ou s'y serait passé. Le bruit court qu'il y a même une épreuve chez les adolescents de leur espèce visant à démontrer leur force. Si c'est vrai, cela prouve surtout leur stupidité, à mon avis. J'en viens à me demander si ce ne sont pas eux qui ont créé ce parcours.
Je songe de nouveau aux créatures peuplant théoriquement ces lieux. Tout y passe : de Cerbère à Charybde et Scylla qui traineraient bien loin de chez eux, en passant par le Minotaure que Dédale aurait déposé là et non dans le labyrinthe avant de fuir avec son fils, Icare. Les mythes de l'Ancien Monde sont d'une richesse inouïe et passionnante pour ceux qui savent les apprécier, ou les utiliser dans notre cas. Bref, un ramassis de bêtises colporté par des gars ayant besoin de faire flipper les autres pour se regarder dans le miroir.
Mon regard se pose avec réticence et admiration vers le lieu qui a 95 % de chances de devenir notre tombeau. Gigantesque, en pierre rouge, il est abandonné depuis un demi-siècle et il n'a pas fallu longtemps à la nature pour y reprendre ses droits. Il est entouré successivement par une bande de végétation puis par une grille, à travers les fins barreaux de laquelle je peux apercevoir des ombres danser derrière les rideaux. Mouvement de monstres à dents tranchantes ou simple jeu de lumière ? Nous le saurons bien assez tôt, je le crains.
— Allez, on ne réfléchit pas, on y va ! m'intime Kayla devant mon attitude en retrait.
Joignant le geste à la parole, elle s'avance jusqu'à l'entrée, une étroite arche de pierre sous laquelle rouille une grille aux arabesques pointues. Je la suis après avoir inspiré un grand coup, me rassurant en faisant jouer le poids de mon bâton dans ma paume. Mon amie se retourne et me sourit en posant les doigts sur la poignée métallique, puis elle l'actionne lentement.
L'instant reste suspendu, les secondes s'égrenant avec une lenteur peu soutenable en ce qui me concerne. Je me fais la réflexion que cela dure un peu trop longtemps, lorsque la Salamándra lâche un rire nerveux.
— Zut ! C'est coincé par la rouille et le lierre, j'aurais dû m'en douter.
Première difficulté de l'exploration. Nous taillons grossièrement la plante envahissante à l'aide de notre couteau, mais la pellicule rougeâtre accumulée sur le loquet est tenace. Même après en avoir gratté la couche superficielle, impossible d'ouvrir. À genoux, j'allume ma lampe frontale et place mon œil devant l'interstice entre la grille et le mur. Le mécanisme est légèrement déformé, sûrement à cause de tous les gens qui ont autrefois forcé sur la serrure, à l'époque où les halles n'étaient pas encore abandonnées.
Je déglutis. Ce pourrait aussi bien être le fait de créatures mystérieuses, qui se seraient déchaînées sur l'entrée à l'approche d'un intrus, leurs griffes démesurées malmenant le fer et... Je chasse les nuées de scénarios inquiétants de ma tête et me relève.
— Rien à en tirer, c'est tout déformé ! conclus-je. Soit on s'y met à deux et on passe en force, soit on essaye de bricoler quelque chose pour soulever le mécanisme. Avec le manche du couteau, ça pourrait faire l'affaire, non ?
— Ta lampe ! chuchote Kayla en agitant frénétiquement ses mains en direction de mon front.
Ma lampe ? Je ne vois pas en quoi elle pourrait être utile pour décoincer cette fichue grille... Soudain, je comprends l'affolement de mon amie. La forte lumière jaune traverse les carreaux poussiéreux : ils sont si sales que nous ne voyons pas nettement l'intérieur du bâtiment, mais les bêtes pourraient tout à fait nous voir, nous !
Terrifiée, mes doigts tremblants ne trouvent pas instantanément l'interrupteur de ma frontale. Alors que je parviens enfin à l'éteindre, un raclement qui ne ressemble à aucun son connu se fait entendre une vingtaine de mètres sur notre gauche, dans un coin des halles. Nous tournons la tête vers l'origine du bruit et faisons même un pas dans sa direction malgré notre quasi tétanie. J'ai beau tendre l'oreille, plus rien. Je me rapproche de la Salamándra et reviens vers la grille, ce qui a pour conséquence d'augmenter mon rythme cardiaque en moins d'une seconde.
Rien ne bouge ; toujours les mêmes paillettes de rouille, toujours les branches de lierre coupées qui jonchent le sol. Mais elle est à présent ouverte.
— Olayna... murmure Kayla. Ton bras...
Je baisse les yeux vers mon poignet et étouffe un hoquet de terreur. Une fine couche de rouille corrosive clairsème ma peau. Et plus je frotte pour l'ôter, plus elle s'incruste et progresse. Putain, je savais que je ne serai pas dans les 5 % de chanceux. Pressée d'en finir avec ce loquet bloqué, qui ne me rendait l'attente pour entrer dans les halles que plus insupportable, je n'avais pas pris la peine de vérifier si le décrassage au couteau était réellement une bonne idée...
Mon amie m'attrape le bras pour l'examiner. Les particules orangées semblent avoir fusionné avec ma peau et y diffusent comme une sensation de brûlure. Interloquée et horrifiée, je tente d'endiguer son implacable progression en grattant de toutes mes forces avec le tissu rêche de mes mitaines renforcées, mais cela ne fait qu'empirer l'étrange réaction. Dans un réflexe plus pratique, ma coéquipière sort de l'une de ses poches une petite bouteille d'eau et en asperge la zone touchée. Hélas, la rouille en ressort stimulée et les concrétions de métal oxydé se hérissent en partant de mon poignet, lui donnant l'aspect d'écailles brun clair. Les sillons de matière mouvante repartent à l'assaut et tracent jusque sous mon épaule leur carte surréaliste de lignes brûlantes.
Je regarde Kayla, totalement indécise. Le bon sens me souffle de rentrer chez moi immédiatement, afin de trouver un remède à l'affection inconnue qui progresse et n'augure rien de bon. Cependant, la douleur qu'elle provoque reste faible, et une fierté stupide que je n'avais pas il y a quelques secondes me suggère plutôt de profiter de l'opportunité que constitue la porte ouverte. Le regard de mon équipière est lui aussi hésitant, mais je peux y lire une pointe de déception face à la situation. Comme moi, elle pense au fond que malgré la frousse, malgré ce que nous devrons affronter si nous pénétrons dans la bâtisse, nos deux noms trônant seuls sous l'inscription de l'épreuve vaudront pleinement cette nuit d'exploration.
Dans ce jeu, seule l'aventure compte : personne ne saura jamais si les patronymes ajoutés sous les messages codés correspondent à des personnes ayant vraiment tenté le défi. Derrière les graffitis exposés aux yeux de tous se cache une quête personnelle ; savoir que nous sommes capables de combattre nos peurs pour nous risquer dans les lieux proposés compte bien plus que n'importe quel honneur public.
Deux pas m'amènent sans y penser devant la grille. Mes yeux commencent déjà à s'habituer à l'obscurité qui règne derrière, et le long couloir de plantes que je crois discerner semble m'inviter à franchir le seuil.
— On continue, me décidé-je en entrant.
Je tente d'ignorer les brûlures qui parcourent mon bras et avance courageusement. Le silence s'installe d'un accord tacite entre Kayla et moi. Je n'entends bientôt plus que le son de nos pas sur l'herbe et nos respirations accélérées par l'angoisse ou l'excitation. Petit à petit, la végétation devient du carrelage à l'approche du bâtiment et nos chaussures claquent plus fort dans le calme de la nuit. Nous arrivons devant la porte principale, qui elle est en bois. Kayla avance la main vers la poignée mais je l'arrête. Pas forcément envie de se frotter de nouveau à une poudre de perlimpinpin ou autre connerie du genre. Je la tire vers moi et nous écarte de l'entrée.
Je lève les yeux vers les hauteurs de la bâtisse et trouve ce que j'espérais. Une fenêtre, à deux ou trois mètres au-dessus de nous. Ma pupille se fend un simple trait et le monde m'apparait en bleu et rouge. Je siffle de surprise. Les masses rouges indiquant des corps chauds sont nombreuses. Trop nombreuses. Je n'arrive pas à distinguer ce que cela peut être, mais dans tous les cas, ça pue. Ma main se serre sur le manche de mon couteau et je grince des dents. Je savais que c'était une mauvaise idée, mais il est trop tard pour reculer à présent. La pièce derrière la fameuse fenêtre semble calme. Je secoue la tête pour retrouver une vision humaine et commence à farfouiller dans notre sac. Kayla comprend mon plan et sort ses gants. Elle s'appuie alors contre le mur et se positionne afin de me faire la courte échelle. Inspirant profondément, je pose un pied sur ses mains et utilise l'élan qu'elle me donne pour bondir. Sans un bruit, je m'accroche au rebord de la fenêtre. J'entends Kayla bouger sous moi et quelques instants plus tard, ses mains apparaissent sous mes pieds pour m'offrir un appui. Je garde une main agrippée au rebord pour lui épargner une partie de mon poids. Je grimace en commençant à trifouiller la fenêtre pour l'ouvrir. Je l'aurais bien explosée, mais cela n'aurait pas été très discret, et j'ai très peu envie de me blesser avec les bouts de verre.
— Active-toi, maugrée mon amie en jurant.
— Tu crois que je fais quoi ? Que je tricote, peut-être ?
Après encore une petite minute de bidouillage dans le froid, je souffle et pousse la vitre un grand coup. Le verrou cède et je retiens à grande peine les battants pour ne pas qu'ils claquent contre le mur, entraînés par mon élan. Je me glisse à l'intérieur avec un soupir de soulagement. Me voici sur un petit rebord de pierre surplombant ce qui ressemble à d'immenses allées. L'obscurité est si dense que les étals défoncés que je crois discerner ne sont sûrement que le fruit de mon imagination, qui veut me rassurer. Je n'ose allumer ma frontale, tout en sachant que je devrais m'y résigner pour descendre de mon perchoir. Quitte à sauter, autant savoir sur quoi je vais atterrir. Pour l'instant, le plus important est que Kayla me rejoigne. Une main sur le cadre de la fenêtre, je pivote lentement sur moi-même et me penche vers l'extérieur. Mon amie a reculé de quelques mètres ; elle prend son élan et fonce vers le mur. Juste avant de percuter celui-ci, son genou se fléchit et d'un impact, son pied la propulse vers le haut. Ses doigts s'accrochent à la partie inférieure du cadre en même temps que résonne le choc de ses chaussures ayant amorti le mouvement. Cette technique, surnommée "passe-muraille", est fréquemment utilisée par ceux qui prennent part au jeu lorsqu'ils veulent atteindre le sommet d'un obstacle élevé. La Salamándra s'est longuement entraînée pour la maîtriser. Au début, nous étions plutôt des disciples de la courte-échelle pour toutes les situations ; cependant, quand nous nous sommes confrontés à des épreuves de difficulté plus importante, nous avons réalisé qu'il nous fallait nous ouvrir à des méthodes différentes, que Kayla s'est empressée d'apprendre auprès d'autres joueurs.
J'attrape ses avant-bras et la tire vers moi tout en m'arc-boutant contre un des côtés du cadre afin de ne pas basculer. L'exercice est difficile et l'espace exigu, néanmoins, elle finit par se faire une place sur l'étroit rebord.
— Je te préviens, nous avons de la compagnie, quelle qu'elle soit, l'avertis-je en avisant ses doigts, prêts à presser le bouton de sa lampe.
— On n'a pas trop le choix, c'est ça ou une exploration presque à l'aveugle, argue mon amie en l'actionnant.
Un jet de lumière blanche inonde l'allée qui nous fait face. J'aperçois d'anciens contenants engloutis par des torrents de lierres et de mousses, et sous mes yeux plissés par le changement de luminosité, une chose ronde d'un bleu diapré s'enfuit entre les caissons fendus.
Je me crispe. Nous ne sommes pas seules. Un mouvement sur ma droite. Je me retourne d'un bond. Rien. Kayla se rapproche de moi. Je sors le petit couteau dans ma main et d'un coup, j'ai envie de rire. Comment a-t-on pu penser que cette ridicule lame suffirait à nous défendre contre quoi que ce soit ? Ma pupille se fend de nouveau et ma vision se teinte de bleu et de rouge. Je scanne la pièce à la recherche de la chaleur d'un corps mais ne trouve rien. Ce qui peut signifier deux choses : ou nous sommes seules dans cette pièce, ou la chose qui nous tiens compagnie ne dégage aucune chaleur.
Soudain, un gigantesque tentacule jaillit à ma gauche et Kayla pousse un cri de surprise. Nous ne devons notre salut qu'à un heureux réflexe qui nous évite d'être embrochées vivantes. Ok, quoi que cela soit, cette chose n'a pas le corps chaud. Je secoue la tête pour repasser en vision normale. La lampe m'éblouit le temps d'une seconde. Une seconde de trop. Un truc visqueux s'enroule alors autour de ma cheville et me propulse au sol. Je hurle. Ma tête cogne la surface dans un bruit sourd. Alors que je vois trente-six vipères danser devant mes yeux, je sens avec horreur mon corps glisser vers l'avant, entraîné par la créature dans les profondeurs de la bâtisse. J'entends Kayla crier derrière moi. Je me débats du mieux que je peux, tente de me raccrocher aux embrasures de portes et à tout ce qui me tombe sous la main, mais rien n'y fait. Je me mords la lèvre lorsque mes ongles se retournent à force d'essayer d'agripper les lattes du plancher qui couvre le sol de cette portion des halles.
Comprenant que je ne m'en tirerai pas comme ça, je grogne et me concentre de toutes mes forces sur ma cheville prisonnière. Je déteste faire ça, mais aux grands mots, les grands remèdes, comme on dit. Je me focalise sur les os de mon pied jusqu'au genou. Je serre les dents et active le processus de mue. Un hurlement de souffrance s'échappe de ma gorge alors que je me sens brûler vive de l'intérieur. Des taches noires dansent devant mes yeux, mon corps est en sueur. Mes muscles se distendent. Ma peau s'arrache et tombe en lambeaux. Dans un effort désespéré, je réussis à détacher mon tibia de ma rotule. Le tentacule poursuit son chemin avec les os de ma cheville. J'ignore la brûlure provoquée par le frottement du parquet sur mon dos et me redresse à la vitesse de la lumière. Je m'équilibre sur un pied contre le mur alors que ma tête tourne, et contracte ma mâchoire de toutes mes forces. Je ne suis plus que souffrance.
Fort heureusement, la créature ne semble pas s'être rendue compte du subterfuge. Une inspiration, une expiration. J'avise alors mon moignon de jambe s'arrêtant à mon genou. La peau a déjà commencé à se reformer pour stopper l'hémorragie. J'ai beau savoir que dans quelques mois ça aura repoussé et que tout ceci ne sera plus qu'un mauvais souvenir, ça fait quand même un mal de chien. Et comment je vais expliquer ça à mes parents ?
C'est à cet instant que Kayla débarque, le souffle saccadé, l'air tout bonnement paniqué. Ses yeux se posent sur moi et le soulagement envahit son visage.
— Tu m'as fait peur, murmure-t-elle, repoussant d'un geste les larmes qui pointaient le bout de leur nez.
Je grimace. Pas autant qu'à moi.
— Vous avez quand même de la chance, vous les Sávras... Ça doit être super pratique de pouvoir faire repousser une partie de son corps.
Si je n'avais pas ces vertiges, je lèverais les yeux au ciel. Ce n'est pas pour autant qu'il faut nous arracher les membres...
— M'est avis que nous avons largement relevé le défi, dis-je d'une voix sourde. Le maître du jeu, qui qu'il soit, n'a sûrement pas envie d'avoir des morts sur la conscience, quand bien même il nous avertit avec le niveau de danger.
— Je suis d'accord avec toi, chuchote mon acolyte en tournant nerveusement la tête dans toutes les directions. Mais... Que nous veut exactement cette chose ? Si elle désirait faire de toi son casse-croûte, alors ce n'est pas malin de rester croupir dans un endroit pareil, où un énergumène passe tous les trente-six du mois, pour remplir son estomac. Selon moi, ce n'est pas la faim qui motive ce truc.
— Quoi, alors ? l'interrogé-je en inspirant profondément.
D'intenses élancements parcourent ma jambe au fur et à mesure que la cicatrisation fait son œuvre. La douleur est tout de même moins forte que juste après la mue. Mon amie n'a pas tort, cette faculté est très utile ; néanmoins, je me demande comment sortir d'ici avec un seul pied et la tête qui tourne comme au sortir d'un manège à sensations.
Seulement, je n'ai pas le temps de m'interroger bien longtemps. Un grand boum résonne dans mon dos. Je me décolle de la paroi et chute au sol, déséquilibrée par ma jambe manquante. Aussitôt, Kayla attrape mes poignets et m'aide à me relever. Face à nous, le mur semble ébranlé par des coups de plus en plus forts, au point que ses vibrations sont visibles à l'œil nu. Des tentacules bleus, bien plus fins que celui qui m'a kidnappée il y a quelques instants, filent droit vers nous en glissant à travers une fente proche du plancher. Cependant, ils paraissent moins agressifs que leur prédécesseur, se contentant de s'agiter frénétiquement autour de nos chevilles. Ma coéquipière recule et passe un bras autour de mes épaules, prête à me soutenir afin de décamper. Nous nous éloignons de la cloison qui se fissure de manière inquiétante, mais sommes soudain forcées de nous arrêter.
Des créatures sphériques, de la taille d'un ballon de basket, se sont agglutinées d'un bout à l'autre de l'allée, formant ainsi un épais barrage vivant. De couleur sombre, irisées comme les élytres d'un scarabée, elles ne présentent aucune aspérité, si ce n'est une large bouche qui vient fendre la régularité de leur corps lisse. De celle-ci s'échappe, par intermittences, un bruit sans nom similaire à celui qui avait retenti alors que nous nous trouvions à l'extérieur du bâtiment. Les choses avancent rapidement dans notre direction sans rompre leur formation, rampant tout en sécrétant sur leur passage une rouille qui peint le sol de ses traits orangés. Cette même rouille aux curieuses propriétés qui recouvre encore mon bras, bien que je n'en ressente plus aucune douleur.
Acculées devant le mur menaçant de s'écrouler, aucune de nous deux n'a envie de passer l'angle de la pièce — probablement un local de stockage — afin d'en trouver l'entrée, et le mur de briques du fond de la bâtisse n'offre guère d'alternative. La paroi qui nous fait face cède subitement en une grande quantité de fragments volatils, desquels je m'éloigne d'un sursaut. Une nuée de poussière blanchâtre nous bouche la vue, et les boules croassantes nous escortent toujours, nous poussant invariablement à franchir le nuage peu engageant. N'ayant absolument pas envie de les affronter, je m'avance en boitant, cramponnée à la Salamándra.
Les particules flottant dans l'air me piquent les yeux et troublent ma vue, mais j'aperçois tout de même une quantité invraisemblable de tentacules, qui tapissent la salle en partant du coin supérieur droit. Je bats des paupières, surprise par ce que j'y observe : coincée entre les câbles électriques d'un générateur à l'abandon, une sorte de pieuvre terrestre se démène, étirant ses membres jusqu'en dehors du local, un peu partout dans les halles, en une vaine tentative de se dépêtrer du sac de nœuds qui l'enserre. Ses tentacules tirent de toutes leur forces sur les fils gainés, mais ne parviennent qu'à se prendre dedans, ajoutant encore à la complexité du nœud géant. De petits monstres ronds identiques à ceux qui nous poussent à faire quelques pas de plus errent aux côtés du poulpe, certains lui déposant des denrées avariées afin qu'il s'en nourrisse. Dans un concert de coassements et de raclements, ils rampent en tous sens, semant derrière eux des filons de rouille tandis que l'étrange céphalopode piégé se contorsionne silencieusement.
Je sens Kayla se décoller doucement de moi et s'approcher du générateur en ruine avec prudence. Les membres à ventouses s'écartent d'elle, formant un chemin praticable au milieu du parterre visqueux. Un peu rassurée, je lui emprunte le pas en sautillant. Elle s'accroupit au niveau de l'animal, dont l'œil à la pupille horizontale la jauge fixement. À certains endroits, les câbles étranglent si fort ses tentacules que ceux-ci pendent, inertes et incolores, le sang semblant s'être retiré de dessous les écailles molles. D'autres, encore vigoureux et parés de nuances bleutées, cognent avec force la paroi sur laquelle le dispositif électrique est enfiché, dans l'espoir de l'arracher. Je remarque que tout un pan de ce mur porteur est déjà éclaté, révélant ses entrailles filaires qui paraissent s'étendre à l'infini. La pieuvre a dû commencer par vouloir le détruire, avant de se rendre compte qu'il est constitué d'un matériau trop dur et que les fils qui l'emprisonnent plongent leur longueur jusqu'aux tréfonds des halles.
Mon amie sort un canif de sa poche — heureusement qu'elle en a un second, j'ai lâché le premier en me faisant traîner par la bête — et tend un bras tremblant vers les câbles électriques retenant le corps de la créature. Cette dernière s'immobilise totalement, nous montrant ainsi qu'elle ne représente plus un danger. Même les monstres sphériques semblent retenir leur souffle, arrêtant leurs circonvolutions, leurs lèvres closes en un sourire plat. La lame se glisse entre le faisceau de gaines colorées et la peau, puis tranche le premier en plusieurs gestes vifs. Les tentacules qui y étaient entremêlés retombent au sol, parcourus d'un frisson. Kayla s'arme de courage et de patience et réitère l'opération à différents endroits, tandis que je retire du mieux que je peux les fils coupés de l'amas de ventouses.
Après de longues minutes et la coupe acharnée du groupement principal de câbles qui plaquait le poulpe dans le coin, celui-ci est enfin libéré. Les boules diaprées reprennent leurs raclements aux accents métalliques, tandis que l'imposant animal se dresse dans notre direction. Sans que je ne puisse l'esquiver, un bras visqueux entoure mon poignet et remonte jusqu'à mon épaule, avant de se retirer d'un coup sec dans un bruit de ventouses. Je regarde mon bras, surprise mais reconnaissante : l'étrange rouille a presque entièrement disparu sous les organes collants, ne subsistent que de rares paillettes.
Sans un regard en arrière, le céphalopode terrestre quitte ensuite le local en se mouvant avec souplesse, ses membres blessés traînant cependant derrière lui. Nous regardons avec soulagement la lumière lunaire percer enfin le rideau de nuages pour pallier, traversant les vitres sales et fêlées, à celle faiblissante de nos frontales en fin d'autonomie. Ma blessure à la jambe me fait moins souffrir et je peux sentir les os commencer à se reformer, grâce au processus de guérison suivant la mue des Sávras.
— Elle voulait seulement amener quelqu'un jusqu'à elle pour qu'il la libère... sourit ma meilleure amie. Les mouvements et les bruits qui ont forgé l'effrayante réputation de ce lieu ne servaient qu'à attirer l'attention...
— Il y a des moyens plus civilisés de parvenir à ses fins, fais-je remarquer en lorgnant mon pied manquant. Mais ça y est, c'est chose faite, et puis on a réussi l'épreuve !
Je m'accroche à son épaule et nous prenons lentement le chemin de la sortie, toute la pression de ce que nous venons de vivre retombant au milieu des sphères coassantes qui ne nous prêtent plus d'intérêt. Sautillante, je laisse Kayla nous guider hors de ce bâtiment de malheur. Nous retrouvons rapidement l'endroit où se situe la gravure responsable de mon amputation. Kayla sort son ridicule canif et le fait tourner dans sa main. À défaut d'être une arme de défense probante, elle fait parfaitement le job lorsqu'il s'agit de graver des noms dans la pierre. Mes yeux tombent de nouveau sur le fameux 95 % de chances de ne pas en sortir indemnes. Je soupire et fusille les deux chiffres du regard. Je savais que je ne ferais pas partie des 5 % gagnants. Je déteste les maths...
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