Sans un regard
Chaque battement était plus fort, plus violent, chaque pulsion de mon cœur m'enserrait un peu plus la tête. Je ne savais quelle conduite adopter, j'étais dans un entre-deux, tentant d'être convaincant, le visage pas trop crispé et les pas suffisamment assurés.
Passer inaperçu. Ne pas se faire repérer. Se fondre dans la masse des citoyens, se faire passer pour l'un d'eux.
Je ne devais pas me faire rejeter; je ne pouvais pas. Je n'avais pas de plan de secours, aucune solution de repli. Je n'avais pourtant pas ma place ici, j'étais catégorisé comme un "non-citoyen".
Les tourniquets déversaient un flot ininterrompu de citoyens qui allaient et venaient, des sacs pleins de déchets dans les mains qu'ils jetaient là, dans les immenses collines.
Plus qu'une personne devant moi, elle scanna son blason tatoué sur le poignet. C'était à mon tour; je relevai ma manche, je me sentis devenir pâle d'angoisse, je retins mon souffle, j'effleurai le faux blason, pris une inspiration et posai moi aussi mon avant bras sur le scan. Un long signal sonore retentit et un gyrophare s'alluma. J'avais échoué. C'en était fini de moi. Je serai recherché. La sirène m'assourdit, le monde autour de moi se flouta et se déforma, je ne voyais plus que de vagues silhouettes. Je n'entendais plus. J'étais sourd, je coulais. Dans un liquide visqueux et acide. Je voulus happer un peu d'oxygène par réflexe : erreur. Mes poumons me brûlèrent, ce fut une brume au goût étrange que j'inspirai. J'étais désespérément en manque d'air. Des ombres accouraient, je ne savais plus où étaient le haut et le bas. Mes mouvements me paraissaient si lents. Je voulais juste m'enfuir, loin. Très loin. Courir. Et surtout sans se retourner.
Je ne réfléchis pas, je bondis par-dessus le tourniquet et passai en force.
Je dépassai les grands panneaux où ils annonçaient les fugitifs, c'est là que serait affiché mon portrait dans quelques heures.
Mon sac avec mes maigres affaires battait dans mon dos au rythme saccadé de ma course. Il ne contenait qu'une bouteille d'eau, une chemise usée et blanchâtre ainsi qu'une vieille couverture toute aussi abîmée. Je n'avais pas d'autres biens, j'espérais seulement que ça me suffirait pour survivre les premiers jours. Je comptais trouver le reste ici, me cacher, là dans le Dépôt, mais à ce moment-là, plus rien ne comptait sauf m'enfuir et disparaître sans me retourner. Ne pas laisser de traces. J'ai toujours pensé qu'il ne fallait jamais regarder derrière soi. De m'être retourné aurait laissé le souvenir de ma figure sur les visages distordus des passants arrogants. Et voyant leur dégoût, une vague de honte m'aurait soudainement brûlé des pieds à la tête.
Sans se retourner, on gardait un semblant de fierté, certes maigre mais une fierté tout de même.
Ce petit bout d'ego restant avait disparu peu à peu. Cette nouvelle vie au Dépôt, inexistante aux yeux des citoyens, l'avait effacé. D'autres avaient eu la même idée que moi, enfouir toutes traces de leur identité fugitive dans cette subsistance clandestine à cet endroit. Chacun avait ses tours de passe-passe pour se dissimuler des gardiens qui surveillaient le Dépôt ; se dérober aux regards, couler entre les corps, devenir eau ou poussière, ombre ou lumière; s'adapter. Devenir autre selon les circonstances. Se hisser au dessus pour avoir une vue d'ensemble. S'immiscer entre les engrenages couleur ambre, dans l'espace libre que laissent les rouages. Refouler la cohue pour ne pas crouler sous les œillades, se glisser jusqu'au point faible, du bout du doigt, ébranler et bouleverser, faire écrouler sous la foule de problèmes le système.
Certains hackent, cachent les informations, raclent les dernières et les éjectent sans tact, qu'on ne puisse pas les clamer sur tous les toits, fermez votre caquet et vaquez! Ils braquent les banques de données; dépose dans les lignes de codes "Pack cadeau explosif! Crash imminent! Start confirmé, pas de break! Trente secondes avant le crac! ". C'est à peu de chose près ce qu'ils diraient si on les questionnait sur leur activité.
Une vie d'apprentissage, sans cesse.
Apprendre. Apprendre à rester dans l'ombre, à s'éclairer au bon moment, à se dissimuler. Assimiler mille savoirs. Il y a tant de gens ici qui vivent dans l'ombre, tant de choses à comprendre, à acquérir. Devenir meilleur. Progresser. Toujours plus loin, plus haut. Et, surtout, sans se retourner, continuer la tête haute. Vers l'avenir. Vers un meilleur moi.
Je circule entre les collines du Dépôt, je connais chacune d'entre elles, sais par quel côté il est préférable d'y grimper pour être discret. C'est devenu si facile de se cacher des gardiens que j'en ris presque.
J'entrepose mes plus belles trouvailles un peu partout, il m'arrive souvent de récupérer diverses petites pièces hétéroclites; quelques vis tordues, deux ou trois plaques de métal, des engrenages et divers ressorts et j'assemble le tout, parfois je déniche des montres anciennes entières, presque fonctionnelles. Je les répare alors dans mon antre, un petit atelier que je me suis construit dans les tréfonds du Dépôt que l'on m'a accordé à mon arrivée.
- Jo! T'es là?
Je sursaute, je respire fort tout à coup. Des sueurs froides me trempent de la tête aux pieds, je retrouve cette sensation, ce besoin devenu primaire de fuir. Je suis pétrifié quelques instants. J'essaie de respirer plus calmement, de me rappeler que je suis là, dans la société du Dépôt. Je sais m'invibliser maintenant. Je ne suis jamais plus en paix depuis cette course effrénée lors de mon arrivée ici. À chaque fois que l'on me surprend je perds mes moyens.
Je tire sur la ficelle à côté de moi pour déverrouiller la porte, les cliquetis bruissent, les grincements des ressorts qui s'étirent et se compressent leur firent écho, signe que le petit système de mon invention s'était mis en marche.
- Oui, entre.
- Oh trop cool ici! Dis tu m'aideras à aménager mon antre comme ça? Hein?
- Hmm.. peut être...
- Qu'est ce que tu fais aujourd'hui? enchaîna-t-il aussi énergique qu'à l'accoutumée, en se penchant sur mon travail.
- Rien de bien spécial, juste un amusement…Laisse moi deux petites secondes et je serai tout à toi.
Il virevolte autour de moi, pirouette, récolte toutes sortes de pièces dans le désordre, imprudent et touchant à tout, un air désinvolte sur son visage. On a la constante impression qu'il est sur le point de casser quelque chose mais son agilité compense.
- Et voilà! Fini! Tu venais pour quoi?
Il ressort à toute vitesse, je l'entends fouiller dans son bric à brac de transporteur, dont le rôle dans la société du Dépôt est de charger les divers produits et de les amener jusqu'à leur destinataire. Il revient alors avec une mallette usée, on trouve de tout ici, on se nourrit, se vêtit, s'abrite, s'équipe de toutes sortes de choses.
- Voici pour toi! s'exclame-t-il, la mallette ouverte, remplie de rations. La patronne m'a demandé de te dire de venir filer un coup de main à l'atelier en échange. Sinon, je peux prendre ça hein?
Je n'eus pas le temps de lui répondre qu'il était déjà parti, survolté. Ce n'est pas pour rien qu'il est transporteur.
Ici, c'est un monde de troc. Pas de monnaie non plus. Une vie intérieure du Dépôt. On ne la soupçonne pas de l'extérieur. Et si quelqu'un surprend cette vie en pleine action, deux possibilités : mort accidentelle non expliquée ou corruption.
Je me mets en marche deux heures avant le coucher du soleil. La marche est longue - quatre heures au minimum–, et fréquemment, je dois m'arrêter cinq, dix minutes parfois plus pour laisser passer un trop gros afflux de citoyens ou un gardien trop attentif pour risquer de se faire repérer. Je me rends à l'assemblée mensuelle, elle se déroule en marge du Dépôt, au sud du cinquième arrondissement, cette fois-ci. J'emprunte la grande artère souterraine du nord, chacune des quatre artères part du centre vers un pont cardinal. Ainsi la majorité des temps de déplacement est sécurisée, invisible aux regards des citoyens.
Je distingue enfin les rires et la musique en arrière-plan, les assemblées bien que sérieuses, gardent toujours une ambiance festive. A peine arrivé, on m'acclame en riant, tout le monde se connaît ici, je les salue d'un signe de la main et vais m'installer dans une des cavités abritant un petit groupe. Ils se remémorent leurs arrivées au Dépôt en s'esclaffant, les railleries fusent. La conversation dérive sur moi.
- Mais Jo…, tu nous as toujours dit que tu avais fait sonner l'alarme, mais à cette date, personne ne t'a jamais vu sur les affiches de recherche, il n'y avait qu'un certain Niels?
Peut être bien que j'aurai dû me retourner pour une fois...
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