La lettre.
Thématique : de manière générale, la thématique est la dépression. De manière concrète, il s'agit ici de parler des phobies d'impulsion (la peur de se faire du mal ou de faire du mal aux autres, généralement de manière drastique). On va venir également parler d'idées suicidaires et des symptômes généraux et "cachés" qui peuvent résulter d'une dépression majeure, de même que l'implication de l'entourage. Le but n'étant pas d'en faire un récit accablant, au contraire.
Taille de l'OS : 10 844 mots.
La playlist que j'ai écouté en écrivant :
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"Un jour j'ai failli me tuer, j'ai eu envie de le faire, vraiment. J'y pensais tellement qu'après ça j'ai des cheveux qui sont devenus blancs. Ceux sur le devant de mon visage, évidemment. Puis, plus tard j'ai commencé à en perdre, énormément.
Mais l'avantage c'est que je ne l'ai pas fait, sinon, j'ai du mal à voir comment je pourrais écrire ici.
Je me suis rendue compte il y a peu qu'à la place de mourir j'ai fais beaucoup d'autres choses, des choses très étonnantes vu qu'elles m'ont donné le sentiment d'être morte et vivante à la fois.
J'ai expérimenté mon propre Schrödinger*, et même avec mon sarcasme et mon cynisme habituels, je ne sais plus si je trouve ça aussi drôle qu'avant.
Dans tous les cas et c'est ce que je retiens, ces expériences m'ont permises de me rappeler que je suis vivante, mais pas suffisamment pour me sentir exister et j'en suis tellement blasée que je ne sais pas si c'est juste triste ou pathétique. Dans un sens, elles m'ont également fait admettre que je ne voulais pas mourir, mais étonnement, je ne suis toujours pas sûre d' (de vouloir) exister malgré tout. Qu'est-ce qui ne tourne pas rond chez moi ?
De ces choses, je me rappelle de certaines qui m'ont beaucoup marqué.
Par exemple, j'ai pris des bains avec de l'eau beaucoup trop chaude pour mon corps et j'ai regardé ma peau brûler devant mes yeux, elle a crépité comme un feu d'artifice. Avec un peu de cinématographie et un bon cadrage, ça aurait été joli. Je l'ai vu devenir rouge, bleuir à certain endroit. Elle peut même blanchir parfois et d'une certaine manière j'en ai tiré une inévitable jouissance. D'autres fois, j'ai hésité à traverser au feu rouge sur une avenue où nous savons tous, piétons, qu'il est impossible de traverser sans être percuté. Comme dans la vie, on ne peut pas vivre sans se faire renverser au moins une fois, c'est impossible. En tous cas, moi, ça ne m'est jamais arrivée.
Une fois, je sais pas trop comment, j'ai traversé cette même avenue au feu rouge, sans m'en rendre compte. Je ne sais pas pourquoi, je ne sais pas ce qui m'a pris, ou comment j'en suis arrivée à avancer. J'ai même plus les détails dans ma tête, c'est comme si j'avais oublié. Je sais juste que j'ai avancé jusqu'à me retrouver au milieu. Je m'en suis rendu compte quand les voitures ont commencé à klaxonner très fort et que j'ai vu le regard horrifié des passants me regarder finir soit en charpie ou alors encore entière. Est-ce qu'ils avaient lancé des paris dans leurs têtes ?
Je n'ai pas été percutée et sur l'instant je me rappelle que je m'en suis senti triste, puis une fois sur le trottoir, j'ai senti mon sang pulser dans mes oreilles et mon coeur battre très fort dans ma poitrine. J'avais honte. J'avait honte de m'être faite prendre par la foule en train de vouloir mourir.
Je me suis beaucoup gratté aussi. Les aisselles particulièrement, je ne sais pas pourquoi cet endroit, tout ce que je sais c'est que je m'arrêtais que si je saignais et que la douleur m'empêchait de dormir. Un peu comme les brûlures sur mes mains à force de nettoyer, mais ça, on en parlera pas, car ça fait tellement longtemps que je le fais que je ne suis pas sûr de savoir si c'est de ça dont je voulais parler ici.
Une autre fois je suis restée sur un pont pendant longtemps, pas celui à côté de chez moi, un autre, mais celui-là aussi je le regarde parfois. Je m'en suis rendu compte car il a commencé à pleuvoir et que lorsque la pluie a touché ma peau, il faisait déjà nuit. C'est comme si je venais de me réveiller. Pourtant je sortais de chez mon analyste et nous avions toujours rendez-vous à 13h. Je ne savais même plus quel jour nous étions alors même que je savais que je venais de voir mon psychologue, c'était un moment un peu fou, je dois l'admettre.
La vérité c'est que je me rappelle juste avoir été vivement obsédée par le chemin de fer en dessous de ce pont. Je me demandais rien, je n'avais aucune idée en tête, je n'ai fait que le regarder pendant des heures, j'étais obnubilée.
D'autres fois j'ai trop mangé, jusqu'à avoir mal au ventre, jusqu'à vomir, jusqu'à me regarder, hideuse et disgracieuse. J'avais honte et là, j'ai eu envie de mourir encore, pour de vrai cette fois-ci. Mais si j'ai eu envie de mourir à ce point là ça veut aussi dire qu'à ce moment précis j'ai su ce que ça faisait de vivre, non ?
Finalement, quand j'y pense, ce sont toutes mes petites morts à moi et peut-être que j'ai de la chance de pouvoir expérimenter ça. Certains passent leur vie à la traverser sans avoir conscience qu'ils sont sur le chemin, qu'ils sont vivants.
Au moins, moi, je le sais.
D'autres fois je me suis affamée, mais ça ne fonctionnait pas vraiment avec moi. Je ne suis pas assez avare et probablement bien trop généreuse pour y parvenir, malheureusement. C'est là que j'ai compris que non, d'une manière conventionnelle, je n'ai jamais tenté de véritablement me suicider. Je ne me suis pas taillée les veines, je n'ai pas tenté de me pendre ou encore de mourir sous un train.
En réalité, je l'ai fait des centaines de fois et c'est ce qui me terrifie. Je l'ai fait publiquement, puis dans l'invisibilité, dans l'inconscience de qui je suis, de ce que je pense être. Dans la conscience de mon inexistence même, et ça, ça m'a fait très peur.
C'est à ce moment-là que j'ai compris que je devais commencer à arrêter de juste être vivante pour m'engager à exister. Le problème, c'est que je ne sais pas comment faire.
Quelqu'un sait comment on fait pour exister ?".
Yoongi était tombé sur cette lettre à la bibliothèque dans laquelle il travaillait. Elle avait été écrite à la main d'une encre noire, un peu à la hâte. Ça se voyait à la manière dont les lettres se courbaient. Elles semblaient pressées, un peu honteuses. Elles se tordaient pour ne pas trop se montrer tout en étant pourtant lisibles.
L'encre avait parfois bavé, laissant quelques traces indiscrètes tacheter le papier expressément plié entre deux pages d'un livre de poésie. Yoongi ne voulait pas regarder qui l'avait emprunté en dernier, c'était pas chouette de faire ça, mais en même temps la lettre était curieuse, si ce n'est tourmentée. Alors, ce fut plus fort que lui et c'est là que toute la brutalité et l'inquiétude que générait cette note lui explosa au visage.
"Nom d'emprunt : bibliothèque universitaire de Séoul, section psychologie".
Ils n'étaient que deux à travailler dans ce département et ils n'étaient donc que deux à pouvoir signer ce nom là pour emprunter un livre et une chose était sûre, Yoongi ne lisait pas de poésie. S'il avait s'agit d'un autre étage, comme celui de lettres modernes, d'anglais ou encore de sociologie, alors il y aurait eu inscrit "département de sociologie" ou "section de sociologie". Et pour écrire "section" au lieu de département, il n'y avait qu'une seule personne... Ils avaient même longtemps débattu à ce sujet, au sujet du mot. Sa collègue y mettait toute son importance, si ce n'est une symbolique extrême. Alors, il avait fini par s'y accorder aussi. Si cela lui faisait plaisir, ça ne lui coûtait pas grand-chose que de dire section au lieu de département.
Au loin, Yoongi observa sa collègue, Iseul.
Elle travaillait avec lui depuis des années, il n'était même plus sûr de pouvoir les compter, ensemble, ils formaient un binôme.
Documentaliste elle aussi, elle avait également été psychologue, mais avait fini par se sentir fatiguée d'entendre toujours les autres conter ce qui lui semblait être devenu son quotidien. Elle était donc venue travailler ici, presque en même temps que lui et ensemble, ils géraient la section psychologie.
Iseul, il l'a connaissait bien, alors honnêtement, il avait du mal à croire en ce mot. Pourtant, il était là, entre ses doigts légèrement tremblants. Il l'observa alors davantage, il ne pouvait vraiment s'y résoudre... C'était impossible.
Iseul riait toujours, elle tapait fort dans ses mains quand elle s'esclaffait et elle avait toujours des yeux verts remplis de malice et d'un humour cinglant, si ce n'était un brin cynique. Elle était tout son opposé. Un papillon social qui buvait les paroles de chaque personne qu'elle rencontrait. Capable du meilleur comme du pire, comme tous, il ne l'avait pourtant toujours vu accomplir que le meilleur. Iseul était le genre de femme à porter le sac d'une dame âgée jusqu'à chez elle ou encore à positionner sa main derrière la tête d'un enfant, bien trop proche de la parois du bus et dont les parents paraissaient épuisés. Yoongi l'avait toujours vu laisser son siège dans le métro, même à plus jeune qu'elle et ce même si elle était éreintée. Il l'avait entendu rire, souffler, râler, sourire, mais jamais pleurer.
Est-ce que c'était là son pire ? Est-ce qu'elle faisait mourir sa tristesse en elle-même ? Comment était-ce même possible et surtout, comment avait t-il pu être si aveugle ?
Cette pensée l'horrifiait, lui qui depuis des années entretenait tout un tas de sentiments confus à son sujet. Comment avait-il pu passer à côté de quelque chose qui semblait si grave... Yoongi se sentait égoïstement vexé et la vérité était qu'il n'était pas déçu d'elle, il était plutôt profondément blessé par lui-même, et c'était bien là le pire de tout.
Se trahir soi-même demeurait bien la pire des blessures, surtout lorsqu'il s'agissait de ses principes, ou de ses sentiments...
Debout, il l'observa au loin ranger quelques dizaines de livres mal replacés alors que son carré ombré rose balayait ses épaules avec allégresse. Son petit crop-top à rayures et son jean taille haute trop large pour elle étaient tels qu'ils avaient toujours été et son visage semblait le même. Rien n'avait changé et rien ne lui semblait inhabituel. C'était impossible, il en était certain. Il faisait fausse route.
Alors, pendant qu'elle continuait d'attrapper ce qu'elle devait déplacer avant de tout replacer, Yoongi se dirigea avec hâte vers leurs bureaux. Il devait se tromper, ça ne pouvait être autrement.
Il observa le pêle-mêle de photos de ses deux chattes sur le bureau de sa collègue et Yoongi sourit pour finir par rire légèrement à la vision de son idole préférée qu'elle avait encadré, sans aucune gène. Sur le lieu même de son travail ! Comment cette femme si vive, si confiante et si souriante pouvait transporter avec elle autant de blessures et de solitude. Ce n'était pas possible. Il avait beau retourner le puzzle qu'il venait de trouver dans tous les sens, Yoongi s'y refusait toujours.
Il balaya des yeux l'espace de la jeune femme et c'est là que la vérité le frappa en plein visage, comme un coup de poing, comme une trahison, celle des plus terribles.
Un pot d'encre noir ainsi qu'un stylo à plume se tenaient sur l'angle de son bureau de bois foncé. Ils avaient toujours été là, il les reconnaissaient bien, alors pourquoi ce même stylo lui faisait si mal aujourd'hui ? Il ne pouvait y croire, il ne pouvait penser un seul instant être un ami si pathétique et un collègue si malveillant, mais alors qu'il cherchait des preuves contraires, il dû se rendre à l'évidence. Ce mot était le sien et toute sa peine et sa culpabilité n'y pouvaient rien.
Comme dans une dernière tentative de se réveiller de ce qu'il pensait être un cauchemar, Yoongi courra presque à son propre bureau, laissant ses longs cheveux noirs balayer à son tour ses épaules quand ils se détachèrent de son chignon mal serré. Sans préambule ni délicatesse, il tira son premier tiroir, l'arrachant de ses gongs et c'est avec une peine qu'il avait du mal à dissimuler qu'il tomba nez à nez avec une note qu'elle lui avait un jour écrite avec rapidité.
C'était un jour où ils jouaient à se laisser des secrets et des messages cachés dans l'espace philosophie tout en essayant de ne pas se faire attraper. Ils s'envoyaient des énigmes par mail et le collègue adressé devait trouver le livre concerné, pendant ce temps, l'autre écrivait en vitesse un secret qu'il allait cacher dans l'endroit ou le livre à trouver était rangé. C'était complexe, c'était drôle, c'était intime, c'était eux.
L'écriture hâtive était la même, il n'y avait aucun doute possible. Il s'agissait là des mêmes courbes, des mêmes erreurs de conjugaison lorsqu'elle voulait toujours tout mettre au pluriel et que cela le faisait rire. C'était la même manière d'avaler ses "n"ou ses "m" pour les transformer en des "u" indéchiffrables. C'était quasi illisible tout autant que magnifique, c'était elle. C'était Iseul.
Était-ce un message qu'elle lui faisait passer ? Il savait pourtant cela peu probable. Il avait trouvé le carnet de poésie chinoise sur le chariot de rangement sur lequel elle travaillait. Encore ouvert, il pensait qu'un étudiant l'avait oublié et s'était trompé d'étages en traversant le batîment et il avait voulu le ranger pour éviter à Iseul de descendre puis remonter les escaliers, mais au final, il n'en était rien. Ce livre de poèmes sur "les autres", elle l'avait emprunté, elle et personne d'autre.
Iseul l'avait commencé, annoté avant de finir par s'écrire à elle-même. C'était bien son genre... Elle avait ensuite probablement dû finir par le déposer sur son chariot avant de s'enquérir des tâches qui venait de lui tomber dessus ou qu'elle avait aperçu. Elle était également comme ça son amie, perfectionniste. Probablement trop pour son propre bien. Elle avait toujours besoin de faire quelque chose, d'être utile, de réfléchir, de lire, d'exister ...
Yoongi ravala ses larmes qui pourtant étaient rares, presque autant que celles d'Iseul, mais sur ce coup là, il était compliqué de les retenir et c'est sans le vouloir que ses yeux se trouvèrent embués. Il ne pouvait s'empêcher de lire et relire les mots inscrits sur ce papier beige "se sont mes petites morts", "j'ai eu envie de mourir, encore". Le documentaliste avait toujours su que les mots pouvaient commettre des meurtres, il les avait juste toujours pensés commandités, mais finalement, il se rendit compte aujourd'hui qu'il en était rien. Sans qu'elle le sache et encore moins qu'elle ne le veuille, Yoongi se sentait meurtri, assassiné. Tué par ses mots.
D'un geste rageur, derrière une pile de livres épais qui dissimulaient ce qu'il pensait être une faiblesse, il essuya ses yeux.
Et alors, avec rapidité, Yoongi se mit à réfléchir. Quand il y pensait intensément, le jeune homme avait toujours remarqué la manière dont sa collègue rongeait ses lèvres jusqu'à les faire saigner, elle l'avait toujours fait, depuis le plus vieux qu'il l'a connaissait. Il ne lui en avait pourtant jamais parlé, de plus elle passait sa journée à se les triturer de ses doigts toujours calleux, alors peut être que ce n'était pas si grave, comme un tic corporel, il ne savait pas trop. Sur l'instant, il se rappelait s'être dit qu'il aurait été intrusif et impoli de le faire remarquer, mais maintenant, il se disait que peut-être qu'il aurait dû. Elle aurait au moins eu le sentiment d'être vue, au moins une fois...
Affolé et perturbé par sa découverte, Yoongi alla déposer le recueil là où il l'avait subtilisé, en prenant soin de le replacer dans la position exacte où il l'avait trouvé. Iseul était une femme de précision, elle savait toujours exactement où et comment les choses avaient été déposées ou comment elle les avait elle-même placé. Cela allait probablement de pair avec la manière, quasi compulsive qu'elle avait -il semblerait- de nettoyer.
Encore une fois, Yoongi n'en avait jamais rien su et maintenant qu'il avait un aperçu de la vérité, il remettait absolument tout en perspective. Chacune de ses paroles, chacun de ses gestes.
Il se rappelait maintenant avec fracas de la fois où ils étaient tous allés entre collègues boire des verres et qu'ivre elle avait dit que ce serait drôle de réussir à voler. Elle avait dit qu'elle s'imaginait parfois en train de survoler le monde et qu'ainsi, personne n'aurait pu la remarquer de nouveau, qu'elle aurait été invisible pour une bonne raison, qu'elle aurait pu disparaitre. Toute la tablée avait pris ça pour l'une de ses excentricités et Yoongi lui aussi, avait ri. Maintenant, il n'était plus sûr de trouver cela très drôle...
Au loin, Iseul arriva vers lui, souriante et disponible, comme toujours. Yoongi lui sourit à son tour et ensemble ils s'assirent de nouveau à leurs bureaux quasi accolés alors qu'Iseul déposait le recueil à côté de son clavier. La mi journée était déjà bien entamée et il n'allait pas tarder à faire nuit. En ces nouvelles journées d'automne, il ne fallait pas compter plus que 18h30 pour que le crépuscule tombe avant de laisser place à la nuit. Iseul avait toujours aimé ça autant qu'elle l'appréhendait. Yoongi le savait et il se demandait maintenant si c'était parce que cela exacerbait ses pensées solitaires, pour ne pas les appeler suicidaires. Il avait peur du mot. Iseul mettait un tel point d'intensité à la valeur des mots qu'il avait peur que s'il se mettait à le dire ou à le penser trop fort, alors, il s'agirait d'une vérité. Comme quelque chose d'inéluctable, aussi imprévisible que sa définition ne le laissait présager.
- Qu'est ce que t'as ? T'es bizarre.
- Moi ? Non, n'importe quoi, ça va !
Ça aussi, Iseul savait le faire. Elle remarquait toujours les plus petites choses chez les gens. Une mèche coupée de quelques millimètres, un nouveau short, un sucre de plus pour le café ou encore une allergie. Elle était aussi attentionnée qu'elle était capable de vous surprendre. C'était quelque chose de profondément agréable et au fond d'eux, chacun de ses collègues avaient envie d'être, à leur tour, le centre de son attention. Yoongi demeurait toujours le premier concerné, mais certains ne perdaient pour autant pas espoir.
Yoongi s'était toujours trouvé attentionné lui aussi, mais plus autant que ça maintenant qu'il savait.
- Crache le morceau tête d'œuf. T'es bizarre, je peux sentir quand tu vas mal.
Ça aussi c'était typique d'elle. Elle était toujours un peu virulente, elle vous poussait dans vos retranchements et elle venait toujours vous taper derrière le crâne au moment où vous vous y attendiez le moins. Au début, ça surprenait, sur la durée, c'était addictif.
Iseul avait appelé Yoongi tête d'œuf très peu de temps après que leur binôme ne se soit formé. Ce dernier avait un visage particulièrement rond et cette dernière le taquinait toujours à ce sujet. Au final, il avait fini par ne plus en être complexé alors qu'adolescent, cela le paralysait totalement. Elle avait réussi à le normaliser, elle en avait même fait quelque chose d'affectueux, de positif. Car oui, même si se faire traiter de tête d'œuf n'avait rien de très glorieux, Yoongi savait que c'était sa manière à elle d'aimer et que de cette manière, aussi directe que décomplexée, personne ne pouvait rien en dire. Pour ça, et pour une multitude d'autres raisons, Yoongi avait commencé à l'aimer.
Intensément.
Au début, c'était leur flirt tendancieux et perpétuel qui l'avait perdu, et à elle aussi parfois. Puis ensuite c'était devenu leurs jeux hebdomadaires, leurs devinettes, la manière qu'ils avaient de partager un livre, une soirée cinéma, une histoire un peu bancale coécrite sur internet ou encore une soirée jeux de société. Sans le voir et pourtant sous les yeux de tous, ils avaient fini par s'apprivoiser avant de finir par s'aimer, mais ça, personne ne le disait. Et surtout pas Iseul.
Iseul, elle, elle avait peur d'aimer, elle était terrifiée à l'idée de tomber amoureuse. Après tout, tous les livres de psychologie le disaient, comment aimer quelqu'un lorsque l'on ne s'aime pas soi-même ? Et même si elle n'était pas toujours d'accord avec cela quand ça traitait des autres, quand il s'agissait d'elle, Iseul était intraitable, intransigeante. Elle était même terriblement stricte. Si ses pensées et ses actions avaient été orientées vers quelqu'un d'autre, n'importe qui l'aurait traité de tyran, mais cela ne concernait malheureusement qu'elle. Avec et envers elle-même... Et c'était probablement le pire.
Malgré ses années de pratique ou d'analyse, elle n'avait jamais réussi à totalement répondre à cette question ou à combler cette faille narcissique, alors, elle avait choisi un autre type de réponse, drastique comme toujours chez elle : elle resterait seule.
C'était plus facile, moins dangereux, moins destructeur. L'amour, elle l'avait connu, passionnant, long et liquoreux et finalement, elle avait mit tout autant de temps à s'en remettre qu'à l'éprouver. Alors même si Yoongi la faisait terriblement rire et qu'elle avait une lettre secrète chez elle qui expliquait qu'il était sa seule raison d'essayer d'exister, elle ne le lui dirait jamais.
- Arrête tes yeux de biches à la con, je vais bien. Tu nous commandes quoi ce soir ?
Yoongi s'installa plus confortablement sur le dossier de son fauteuil à roulettes, le faisant craquer derrière son dos de manière un peu inquiétante. Iseul explosa d'un rire qui lui était propre, de ceux qui faisaient toujours fourmiller quelques papillons dans l'estomac de son collègue et de ses cils interminables, elle le toisa avec malice,
- Ce soir ? On a rien de prévu Monsieur !
- Ha, parce que tu vas me faire croire que tu as d'autres amis ?
Iseul s'avachie à son tour sur le dossier de son fauteuil et avec habitude, elle lui envoya son majeur. Elle n'était pas très distinguée sa Iseul et pour autant, ça faisait toujours autant rire Yoongi, même avec l'habitude de la manœuvre.
Ce dernier explosa d'un rire guttural sonore inhabituel dans une bibliothèque et le bruit grave s'ébroua en écho dans toutes les allées qui leurs faisaient face. Iseul tapa avec puissance de son pied sur son fauteuil pour lui faire comprendre de se taire et Yoongi recula de quelques mètres en roulant, toujours hilare.
- Alleeeeez, tu m'invite chez toi et on commande un truc à manger. J'ai pas envie d'être seul ce soir.
Son ami faisait marcher sa corde sensible. C'était moche, mais il n'y avait que ça qui marchait avec elle. La compassion, le besoin impérieux d'aider, d'être utile, d'être effective. Comme un objet indispensable à la survie des autres, incapable de voir qu'il s'épuise lui aussi, jusqu'un jour, se briser. Yoongi pensait sincèrement que si un jour Iseul se mettait à ne plus "servir" alors elle aurait eu le sentiment de ne plus rien être et ça, par contre, il l'avait toujours su. Et depuis le début, ça lui faisait peur, parce que Iseul, elle était tellement plus que ça, tellement, tellement plus...
Alors, il l'observa de ses yeux profonds et Iseul baissa un peu la tête, un sourire perché à l'angle de ses lèvres joueuses.
- Tu ne peux plus te passer de moi, je le savais !
Yoongi mit un petit temps à répondre comparé à d'habitude. Il faisait attention maintenant et prit par l'instant d'observation il remarqua qu'Iseul triturait ses doigts, les emmêlants les uns aux autres. C'était quasi imperceptible. Est-ce qu'elle avait toujours fait ça ? Attendait-elle sa validation dans sa plaisanterie ?
- T'es pas que belle, t'es aussi perspicace !
Iseul détestait qu'on lui dise qu'elle était belle. On le lui avait souvent répété, comme une qualité qu'elle avait choisie et dont elle était responsable. Cela l'horripilait au plus haut point. Depuis enfant, Iseul avait été objectivée, puis finalement rendue rapidement objet par les plus jeunes autant que part des plus âgés...
Puis, honnêtement, la jeune femme se trouvait pas vraiment jolie, elle ne comprenait pas totalement le compliment. L'harmonie ne faisait pas la beauté. Alors, oui, elle détestait que l'on lui fasse remarquer ce genre de détails.
La vérité c'est qu'Iseul attendait toujours le plus, celui ou celle qui viendrait lui parler de son intellect, de son livre préféré ou de pourquoi elle aimait tant la Pavlova. Et ça Yoongi le savait pertinemment, et toutes ces choses là, il les lui avait déjà demandé et il en avait déjà les réponses, alors, il pouvait bien se permettre de lui dire qu'elle était belle. C'était sa tête d'œuf à lui et il espérait qu'un jour, comme lui l'avait vécu, elle se sentirait à l'aise avec elle-même.
Iseul lui renvoya de nouveau son majeur et ensemble, d'un regard à peine échangé, ils rirent d'une seule voix, comme connectés.
La fin de leur journée arriva plus vite que prévu et Yoongi se surprit à analyser les gestes de fermeture qu'il avait déjà vu sa collègue faire des milliers de fois. Mais cette fois-ci, c'était différent. Il ne faisait pas qu'entendre, il écoutait et il ne faisait pas que regarder, il observait.
Et c'est là qu'il remarqua quelque chose de bénin pour la plupart, mais qui finalement ne l'était absolument pas. Iseul montait toujours sur une chaise pour attraper le volet roulant, la fenêtre encore ouverte. C'était dangereux, leur étage était au quatrième alors pourquoi prendre un tel risque ? Elle lui avait toujours dit qu'elle aérait en fin de journée et cela lui avait semblé logique, mais après cette lettre cela ressemblait plus à ses petites morts qu'à autre chose.
Alors doucement, il s'avança derrière Iseul et il la tira vers lui par la taille, la faisant descendre. Cette dernière se retourna vers lui, surprise et d'un regard perplexe, elle attendit ses explications.
- C'est trop dangereux Iseul, tu ne te rends pas compte. La fenêtre est juste là, ouverte sur la cour. Est-ce que t'imagine que tu pourrais tomber ?
Iseul le regarda avec circonspection, elle semblait légèrement perturbée par sa remarque. Il le remarqua à ses sourcils caractéristiquement froncés, alors Yoongi se mit à renchérir avec moins de rigueur et dans un registre qui leur ressemblait plus,
- Vu comment t'es maladroite, tu serais capable de passer par la fenêtre !
Et encore une fois, il tapa sur la seule chose qu'il savait marcher,
- Imagines comment tu traumatiserais tous les étudiants ! Après ça, la section psycho serait assaillie et j'aurais vraiment trop de boulot !
Iseul explosa d'un rire cristallin, sa main devant sa bouche et elle finit par acquiescer du visage, le laissant fermer la fenêtre avant de fermer les volets à sa place. Techniquement, un boîtier avait toujours été présent, prévu à cet effet, et même si c'était galère et qu'ils étaient tous un peu abîmés par l'âge, c'était préférable que de jouer avec de telles limites.
C'était toujours mieux que de continuer à perpétuellement tirer sur cette corde invisible qui la retenait de justesse suspendue dans le vide. Probablement quelque part entre le quatrième et son inconscient.
- T'as raison, c'est pas très prudent.
- J'ai toujours raison ! Et ne le refait pas s'il te plait, maintenant, je ferais attention.
La jeune femme le regarda avec plus d'intensité. Habituellement, il aurait juste trouvé son regard brûlant et intense, comme à son d'habitude, mais maintenant, cela avait un goût différent. Cela avait un goût de profondeur, de secrets, de ténèbres autant que de lumière.
Iseul acquiesça doucement de la tête tout en regardant ses Vans bordeaux jamais attachées. Elle donnait le sentiment d'avoir été prise la main dans le sac et à sa manière, même dans ses moments les plus délicats, elle était touchante...
Yoongi termina de tirer les rideaux et Iseul lui tourna le dos pour regagner le hall de leur étage, l'attendant là-bas.
C'était un premier pas, une première entrée en matière et Yoongi était content. Maintenant qu'il était sûr, tout serait différent. Il serait différent, pour elle, pour lui, pour tous ceux qui en auraient un jour besoin. Il apprendrait à observer et ainsi, même s'il n'allait pas devenir parfait du premier coup, ni même tout court, son sens de l'observation serait plus aiguisé.
Peut-être qu'Iseul ne sera pas la seule à avoir besoin d'un œil attentif un jour dans sa vie et il voulait que ce jour là, comme il essayait ici, il puisse être là.
Ils quittèrent la bibliothèque alors qu'il faisait déjà nuit et comme souvent, ils entamèrent le chemin à pieds jusqu'à l'appartement de la jeune femme. Cette dernière habitait un petit quarante mètre carré tout ensoleillé, plein de plantes tropicales, de livres et de chats, deux pour être exact. Elle n'avait pas internet ni même la télévision et Yoongi avait toujours trouvé ça curieux, tout autant que charmant. Elle passait ses journées à lire, à écrire, à écouter de la musique en peignant, à cuisiner et quand elle ne faisait rien de tout cela, elle regardait des films sur son ordinateur qu'elle avait enregistré ou passait son temps à capturer les instants grâce à un vieux fujifilm qu'il lui avait lui-même offert.
L'espace était parfaitement agencé et sa chambre toute verte, en mezzanine, donnait sur la pièce toute entière, comme un loft. Ce dernier offrait une hauteur sous plafond non négligeable qui rendait l'appartement exigu d'aucune manière que ce soit malgré sa petitesse.
Iseul avait du goût. Elle en avait toujours eu. Elle avait le don impérieux tout autant qu'exquis de combler les espaces, les conversations, les gens.
Était-ce quelque chose de maladif ? Yoongi était pensif, il ne pouvait s'empêcher de tout remettre en perspective et c'est lorsqu'il repérât le manuel de poésie balloter dans son tote bag aux couleurs de son groupe de k-pop préféré, qu'il se mit à véritablement saisir la gravité de la situation.
Était-ce le vent qui s'engouffrait dans ses cheveux, celui de cette soirée d'automne qui lui faisait prendre conscience de l'importance de ce qu'elle avait écrit, de ce qu'elle ressentait ? Il ne le saurait probablement jamais, mais ce qui était certain c'est que ce soir, tout lui semblait bien plus clair et évident. Elle ne le disait peut-être pas verbalement, mais elle avait besoin de lui, tout autant qu'il avait besoin d'elle. Toujours et finalement, depuis toujours.
Yoongi et Iseul traversèrent le pont piéton qui surplombait le quartier de la documentaliste et il ne put s'empêcher de se mettre du côté le plus proche de la barrière. Il était stressé. Il avait peur. Peur de la laisser passer ce pont seule demain matin, puis demain soir et dorénavant il aurait peur pour tous les jours suivants. Et si elle sautait dans cette étendue d'eau ? Qu'en serait-il d'elle ? De lui ? De tout ce qu'elle laisserait derrière elle ? Est-ce que son corps serait retrouvé ? Est-ce qu'il aurait eu le temps de lui dire tout ce qui mourrait toujours dans ses souffles ? Est-ce qu'une partie de lui mourrait avec elle ?
Yoongi fut submergé par le tumulte de ses pensées et sans le vouloir ses yeux s'embuèrent, c'était plus fort que lui. Pourtant, ils étaient deux "durs", comme ils aimaient se le dire. Deux êtres introvertis et secrets sur leurs sentiments éprouvés. Jamais ils ne s'étaient trop émus de quoi que ce soit, si ce n'est des films qu'ils regardaient ensemble le vendredi soir.
C'est bien pour cela qu'ils tournaient autant autour du pot depuis tout ce temps... Qu'ils s'agissent de l'un ou de l'autre, aucun des deux n'amorçaient vraiment les choses et ça en devenait parfois frustrant pour ce dernier, même si pour autant, jamais il n'osait. Des années qu'ils se plaisaient, des années que ni l'un ni l'autre n'avaient eu qui que ce soit et qu'ils vivaient déjà presque comme un couple. Travailler ensemble, se voir en dehors du travail, faire toutes leurs activités sociales ou de loisirs ensemble. Ils avaient même le double des clefs de leurs appartements respectifs et ils connaissaient par cœur leurs qualités autant que leurs défauts. Qu'auraient-ils pu faire de plus ?
Yoongi ne voulait pas la perdre, il ne le pouvait pas, jamais il ne s'en remettrait. Jamais. Elle était égoïstement une partie de lui. Elle était son souffle dans les moments ou il suffoquait, elle était sa lumière dans la noirceur de la nuit, son rire dans les moments les plus silencieux. Sans le savoir, elle était son tout.
Alors, il s'arrêta au milieu du pont. Ses yeux étaient vitreux sans qu'il n'en laisse pour autant sortir quoi que ce soit et d'un geste brutal, il attrapa le poignet de la jeune femme avant de la plaquer le long de son torse, sa nuque fine et délicate dans sa poigne certaine.
Le corps de la femme percuta avec violence le corps de son collègue et cette dernière resta interdite un moment.
- S'il te plait, ne dit rien.
- J'ai rien dit, c'est toi qui parle là.
- Tais-toi, juste... s'il te plait.
Iseul ne comprenait pas, elle était perdue. Que lui prenait-il ? Pour elle, rien n'avait changé. C'était une soirée basique, dans un moment basique, au milieu d'un quotidien basique. Tout était ficelé, comme à leurs habitudes, et cela lui allait très bien. Ils commanderaient plausiblement les mêmes plats que d'habitude, ils boiraient quelques bières plus vraiment fraîches puis ils finiraient probablement par parler du dernier film qui les avait transporté.
Pour autant, à cet instant, les choses étaient différentes, Yoongi tremblait. Elle pouvait le sentir au travers de son propre corps tellement les secousses étaient intenses. Il ne faisait pourtant pas bien froid et en regardant l'horizon derrière lui, au loin de ce pont, elle se surprit pour une fois à ne pas penser à sauter, bien au chaud contre le corps qu'elle ne pensait jamais un jour serrer. Alors, pour la prospérité, pour le hasard et peut-être même pour lui, elle ne dit rien.
Elle sourit même dans le vide avant d'accrocher ses bras autour du buste de son ami. Elle le laissa se fondre contre elle et inspirer dans ses cheveux légèrement ondulés. Elle le laissa la serrer si fort qu'elle pensait qu'il pouvait la briser toute entière s'il le voulait vraiment et pourtant cela lui fit du bien. Elle n'avait pas ressenti autant de sensation depuis longtemps.
Alors, comme un contact interdit, elle se mit sur la pointe des pieds pour venir enfouir sa tête dans le cou de Yoongi. Qu'il sentait bon, qu'il était doux, c'était légèrement poivré, presque musqué tout en étant fleuri. C'était nouveau, c'était délicieux, elle aurait même presque pu dire que c'était agréable si elle était sur de savoir conceptualiser ce mot.
Heureusement qu'il était là. Il ne le savait pas, mais il était sa constante et c'est d'ailleurs cette ignorance qui le rendait d'autant plus précieux. Il était celui qui lui faisait penser à arroser ses plantes puis à boire de l'eau, elle aussi. Parfois il lui faisait réduire la température de ses bains et d'autres fois, elle s'empêchait de trop penser et pour cela, elle lisait de la poésie. Ça lui faisait beaucoup penser à lui, parce que Yoongi, c'était un brin de poésie. Yoongi était un alexandrin risqué, un vers rapide et maîtrisé. Un petit "je ne sais quoi" qui rendait sa vie pleine de choses qui l'empêchaient de mourir en elle-même, perdue très loin de la réalité qui l'entourait.
Yoongi ne le savait pas, mais il était fait de poésie. Sa poésie.
- Pardon, j'ai... Je ne sais pas ce qui m'a pris.
- T'inquiètes pas, on en a déjà parlé. Je sais que tu ne peux pas te passer de moi !
Et en se reculant, elle lui tapa dans l'épaule en riant, après tout, c'était leur truc à eux. Pourtant, et ils ne savaient pas pourquoi, ce soir, sous les étoiles cachées de Séoul, ils avaient tous les deux les yeux bien vitreux.
Le souffle de la nuit, léger et voluptueux, s'engouffrait et faisait se soulever leurs cheveux à l'unisson, comme une danse lascive pétrie de leur complicité, leur donnant ainsi raison. Ce souffle était peut-être l'excuse nécessaire qui leur fallait pour réussir à justifier l'humidité de leurs prunelles et ce, même si ni l'un ni l'autre n'ajouta mots à ce sujet, ils avaient envie de pleurer, ils avaient besoin de pleurer. Mais ça, ce serait comme le reste, un tacite dont eux seuls auraient le secret.
Eux contre le reste du monde, comme ils aimaient parfois se le dire, tard dans la nuit.
- T'as raison.
- Comme toujours !
Yoongi l'a regarda avec longueur et pour une fois, il n'avait pas vraiment envie de rire. Il voulait qu'elle sache. Il voulait qu'elle ait la pleine conscience qu'il était là, qu'il la voyait, pour qu'au fur et à mesure du temps, si elle le voulait, elle puisse lui dire. Lui dire combien elle mourrait à l'intérieur, combien elle dormait mal et combien ses petites morts pourraient un jour devenir des petites vies.
Peut-être qu'ils pourraient tout porter à deux ? Peut-être que si elle lui disait, qu'elle s'appuyait suffisamment sur lui, comme une béquille, alors ça deviendrait deux fois moins difficile, deux fois moins lourd et qu'ensemble ils pourraient faire le trajet pour aller deux fois plus loin ou au moins, deux fois moins douloureusement ?
- Je ne plaisante pas Iseul, je ne veux pas me passer de toi.
Le silence se fit tout autour d'eux, incisif et sincère avec pour seuls témoins cette lune incandescendante et ce pont de pierre étroit qui leur laissait à peine l'espace nécessaire pour s'ébrouer. Leurs cœurs, eux, broyaient presque leurs poitrines à chaque battement, tapant si fort dans leurs thorax. C'était intense, c'était naturel et plus que tout, c'était honnête.
- Qu'est-ce qui te prends ?
- Je sais pas, juste... Je voulais que tu le saches.
Iseul se fit silencieuse et elle pouvait maintenant jurer entendre son cœur battre dans ses oreilles et ses paumes de mains lui picoter en de délicieux fourmillements. Depuis quand n'avait-elle pas ressenti de telles sensations ? Elle sentait sa respiration s'accélérer et son corps frissonner. Est-ce qu'elle était en train d'exister ?
- Pas besoin, c'est pas comme si j'allais m'enfuir.
- Tu me le jures ?
- Je...
Iseul recula légèrement et avant même de s'en rendre compte et sans même pouvoir le retenir, des larmes salées et acides maculaient déjà son visage aussi doux que de la soie. Pourtant, ces dernières lui semblaient aussi tranchantes que du verre sur sa peau et à cet instant, elle se détestait de se montrer ainsi devant lui, comme lorsqu'elle s'observait tard dans la nuit.
Doucement, comme suspendue par l'instant, elle se mit dos à Yoongi avant de finir par s'accroupir. Ses pleurs lui brûlaient le visage et à cet instant, elle n'eut même pas la force de se sentir gênée ou honteuse. Iseul se montrait telle qu'elle était. Totalement isolée et détruite. Même une petite cuillère n'aurait pu récupérer autant de morceaux brisés et ce soir devant lui Yoongi le savait.
Elle entoura ses genoux de ses bras et se rassura comme elle le put en se balançant légèrement d'avant en arrière. C'était presque régressif, totalement instinctif. Alors doucement, Yoongi vint se poser contre son dos et de ses bras porteurs, il lui transmit toute la tendresse et la compassion qu'il lui portait. Il enveloppa le corps tout entier de son amie, neutralisant une part de son chagrin tout en lui permettant de le déverser encore plus fort, toujours plus loin, et surtout, beaucoup moins seule.
Il calma ses balancements avant de s'asseoir à même le sol et de la positionner sur ses genoux. De toutes ces années, jamais ils ne s'étaient autant touchés et maintenant qu'ils l'avaient fait, ils leurs semblaient impossible d'y renoncer
La jeune femme semblait bien chétive dans les bras de cet homme aux allures sombres et pourtant, ensemble, ils étaient magnifiques.
- Je suis tellement désolé Iseul, je m'en veux tellement.
- De quoi ?
- De ne pas avoir vu à quel point tu étais seule, à quel point tu étais malheureuse. Je suis désolé de t'avoir laissé penser que ta seule option était de ne rien dire... Je te promets de tout faire maintenant pour voir au mieux et quand je n'y arrivais pas, guides-moi, dis-moi. Ne me laisse pas te laisser seule, je t'en supplie.
Des larmes silencieuses et glaciales traversaient le visage rond de l'homme à la peau blanche et de ses immenses prunelles larmoyantes Iseul l'observa se déverser à son tour sans rien dire de plus. Seuls ses doigts délicats et pourtant rongés par les produits corrosifs qu'elle utilisait, essuyaient les larmes de l'homme qui l'éprouvait tant.
Ne savait-il pas qu'il était tout ce qui lui avait permis de ne pas totalement sombrer ? En avait-il si peu conscience ?
C'était peut-être le souci principal d'Iseul, autant que celui de Yoongi. Elle ne disait pas et à mesure qu'elle avait cessé de ressentir, ou de trop ressentir, elle avait tut tout ce qui était parti mourir dans ses nuits silencieuses d'insomnies. Consolidant son isolement, s'emprisonnant elle-même sans en avoir totalement conscience, ou alors, bien trop tard. Pour autant aujourd'hui, ce soir, cette nuit, c'est dans les bras de cet homme qu'elle était prisonnière et cette fois-ci, c'était consenti et parfaitement conscientisé... C'était plus que tout désiré.
Dans cette nuit de fin septembre, ils restèrent un long moment assis par terre, sur ce pont où personne ne passait et où il aurait été aisé de laisser une âme s'y perdre.
Ils ne se lâchèrent pas et ils pleurèrent encore un long moment, laissant leurs âmes blessées se consoler, s'enlacer et se rassurer.
Ce soir, au moins pour quelques heures, Iseul n'était plus seule.
–
"Je crois que j'ai commencé à respirer pour la première fois.
Je ne sais pas exactement comment c'est arrivé. Je ne suis pas sorti de la maternité en tant que nouveau-né ni ai commencé je ne sais quels exercices capitalistes proposés par Madame la reine du pilates sponsorisée à Dubaï. Je me suis réveillée et j'ai senti que mon thorax pouvait se soulever sans menacer de me noyer dans les tréfonds de mes pensées.
J'ai également pris une douche et pas un bain. Ça a son importance.
L'eau était encore trop chaude pour mon corps et j'en garde quelques brûlures, de celles qui me font autant de bien que de mal, mais je ne me suis pas laissée consumer par le brasier de ce quotidien et c'est peut-être un premier pas pour commencer à exister ?".
Iseul reposa son recueil de poésie contre son bureau et elle partit dans la salle de pause. 9h45, c'était l'heure de son thé noir, russe de préférence. La bergamote avait toujours eu le don de l'envouter et ce matin-là, au lieu de machinalement ajouter la dose adéquate, comme un automate bien réglé dans son diffuseur de thé, elle en huma le contenu. C'était... agréable, nouveau ? Iseul avait toujours aimé sentir les choses. Avant, elle portait toujours tout à son nez avant de le manger, de le toucher ou encore de le boire. C'était innée. Iseul aimait sentir, ressentir.
Elle ne pouvait pas encore considérer l'odeur ou la sensation comme totalement délectable, mais elle avait au moins eu envie de ressentir quelque chose alors Iseul était contente. C'était un premier pas vers quelque chose.
Elle ne savait pas quoi, mais c'était déjà ça.
Assit à son bureau, Yoongi tournait en cercle sur son siège à roulettes. Il ne savait pas quoi faire, c'était terrible ! Le recueil était juste là, devant ses yeux et une nouvelle feuille volante était disponible, il pouvait la voir légèrement déborder sur un angle. Devait-il regarder à l'intérieur ? Était-ce trop ? Trop intrusif, trop calculateur de sa part ?
La première fois demeurait un accident, là, se serait de sa volonté.
Yoongi était tiraillé entre sa raison et son cœur et pour une fois, il laissa son cœur gagner car après tout, il s'agissait d'Iseul. Pour elle, il ne prendrait aucun risque, même si cela voulait dire outrepasser ses propres principes et au passage, ceux de son amie.
Il attrapa rapidement le carnet et d'un geste vif et coupable il lit la petite note qu'avait écrite la documentaliste. Elle écrivait vraiment comme un chat sa Iseul et il fut même surpris de ne pas avoir immédiatement reconnu son écriture dès le début. Peut-être que les choses qu'il avait lu lui avaient semblé trop impromptu, trop inconnues ?
Est-ce que toutes les personnes... suicidaires... ? Oui, c'était le mot et il devait s'y faire. Il devait le nommer, s'il ne le faisait pas, il l'effacerait, il l'amoindrirait, et ça, il ne le ferait plus jamais et surtout pas consciemment. Alors... Est-ce que toutes les personnes suicidaires étaient aussi discrètes ? Cachaient-elles toutes aussi bien leurs pensées et leurs idées ? Cela le terrifiait rien que de l'imaginer.
Combien d'âmes s'effondraient persuadées d'être trop seules pour être rattrapées ?
La note le fit sourire, ce ne fut pas un sourire plein, mais c'était de ceux qui étaient déjà bien plus naturels que ses précédents. Sans s'en rendre compte, lui aussi se mit à respirer plus fort. Il inspira à plein poumons l'air qui l'entourait et d'un geste habile il remit la note à sa place, avec exactitude, avant que sa collègue ne revienne.
Ils n'avaient plus parlé de ce qui s'était passé entre eux cette nuit-là et à vrai dire, cela leur allait très bien. Ils aimaient garder certaines choses silencieuses, leurs regards et leurs mains frôlées parlaient de toute manière à leur place.
Aujourd'hui était une journée vide. Il pleuvait des cordes et pourtant, elle ne faisait que commencer. C'était définitivement un samedi morose et il s'annonçait long. Qu'il était compliqué de terminer aussi tard en plein week-end. Heureusement que durant ceux où il était obligé de venir, il faisait toujours binôme avec Iseul. Sinon il n'aurait pas su comment il les aurait vécu.
Il se retourna vers la petite salle de pause pour voir son amie revenir avec son thé odorant. Elle buvait toujours le même depuis des années et ce, toujours à la même heure. Il se demandait si ses rituels l'apaisaient, en tout cas, à lui, ça lui faisait du bien. Ce qu'il aimait le plus durant cet instant matinal, c'est que cette dernière lui faisait toujours couler un café serré en même temps qu'elle faisait son thé. Elle le posait sur son bureau sans rien dire, comme si c'était une banalité inutile à relever avant de regagner en silence son bureau.
Elle était comme ça Iseul, à faire toujours attention à tous. Elle ne disait pas, elle montrait.
Elle s'assit doucement à son bureau avant de venir boire une première gorgée de son thé. Bien trop chaud, il le voyait à son visage, pourtant, elle continuait. Alors doucement, il lui attrapa la tasse des mains et d'un souffle, il tenta maladroitement de refroidir la boisson.
- HÉ ! Tous tes microbes là !
- Alors attends que ça soit au moins buvable putain, c'est bouillant !
- T'es mon père depuis quand ?
- Depuis que t'es incapable de te gérer.
C'était pinçant, c'était nouveau. Yoongi ne le voulait pas, mais il était irrité. Pourquoi se faisait-elle toujours autant de mal pour prendre pourtant si soin des autres en échange ? N'était-elle pas capable de comprendre que pour d'autres elle comptait autant que le plus beau des trésors ? Qu'elle était aussi importante que le soleil qui se lève et que la lune qui essaie irrémédiablement de le rejoindre ? Ça devenait frustrant, ça devenait même blessant.
Yoongi n'ajouta rien et, légèrement en colère, il quitta son bureau pour aller se balader dans les allées étendues de l'espace qui s'offrait à lui. Il rangea quelques livres en contemplant le silence et l'absence totale d'étudiant à leur étage. Irrité, il en profita pour souffler contre une étagère, tentant de faire redescendre la pression. C'était le meuble dédié aux auteurs contemporains ayant traiter le sujet de la dépression. Il trouvait ça drôle, ou plutôt, il aurait pu trouver ça drôle, s'il n'avait pas s'agit d'elle.
Était-elle en dépression ? Il n'en savait rien. Pouvait-on avoir des idées suicidaires sans être dépressif ? Car il s'agissait bien de cela, n'est-ce pas ? Iseul était suicidaire, elle avait des pensées noires, difficiles. Elle semblait parfois se haïr et pouvait se faire du mal, même inconsciemment. Il se demandait maintenant à quoi ressemblait ses soirées lorsqu'elle était seule chez elle et cette pensée le parasita durant tout le chemin du retour jusqu'à son bureau.
À mi-parcours il trouva sa collègue qui le cherchait entre les rayons, l'air hagard.
- Yoongi ? Qu'est-ce qui te prends ? Je ne comprends pas.
- Rien, laisse, j'ai été dur, j'aurais pas dû dire ça.
- Est-ce que tout va bien ?
- C'est toi qui me demande ça ?
Un silence inconfortable se fit entre les deux amants et d'un œil mauvais, ils se toisèrent. Les deux aimaient particulièrement avoir raison et il fallait le dire, ils avaient globalement de sales caractères. C'était deux chats noirs qui avaient réussi à s'apprivoiser et même si Iseul demeurait sociable, cela ne faisait pas d'elle un golden retriever pour autant. Finalement, ils étaient relativement semblables et à cet instant, il n'y avait qu'eux pour ne pas s'en rendre compte, ou alors ce n'était pas vraiment le moment.
- Ne me culpabilise pas.
- Ce n'est pas ce que je veux, je... C'est juste que... Laisses, laisses tomber.
Yoongi contourna son amie pour rejoindre ses quartiers et d'un geste habile, elle le retint de justesse, attrapant son poignet. Ils se faisaient maintenant face, à quelques centimètres l'un de l'autre et sans s'en apercevoir, ils se rapprochèrent encore. Depuis cette nuit c'était inévitable. Ils étaient comme aimantés.
- Dis-le.
- Je veux que tu arrêtes de te faire du mal, parce que quand tu le fais, tu me fais du mal à moi aussi.
Iseul arrêta de respirer et son sang pulsa dans ses tympans. Elle s'attendait à beaucoup, à plus, à moins, mais peut-être pas à aussi brutal et pourtant c'était bien à Yoongi qu'elle avait demandé, alors au fond d'elle, elle savait bien qu'elle n'aurait droit qu'à de la pure honnêteté. C'est peut-être finalement ce qu'elle recherchait. Du concret, une réalité, un point d'ancrage, que quelqu'un la voit, lui dise. Même si cela voulait dire l'exposer, la montrer.
- Je ne me fais pas de mal.
- Si, en permanence et je crois qu'au fond de toi, tu le sais. Je ne te demande pas d'arrêter du jour au lendemain, juste d'en avoir conscience pour qu'ensemble, on puisse y être attentif. Il y a que comme ça que tu iras mieux. Un pas après l'autre.
Pourquoi lui faisait-il autant de mal ? Pourquoi lui faisait-il autant de bien ?
- Iseul, si tu me dis que tu n'as pas de problème, alors je ne peux pas t'aider, mais si tu me dis ou si tu me montre que tu as des soucis, notamment pour prendre soin de toi, alors je peux te soutenir.
Iseul ne répondit pas. À vrai dire, elle ne savait pas quoi dire. Alors, elle fit ce que la petite voix en elle lui suggérait, ce que la Iseul enfant lui hurlait de faire et qu'elle aurait dû faire depuis le tout début, quand elle a remarqué qu'elle commençait à aller mal. Demander de l'aide.
Sans attendre d'avantage, elle se jeta dans les bras de l'homme en face d'elle et d'un geste quasi rageur, dévasté, dépassé, et surtout, effrayé, elle enfouit son visage tout contre son torse. Ce dernier noua instinctivement ses bras autour de ses épaules et d'un geste familier qui ne l'était pourtant pas, il lui embrassa le dessus du crâne en posant son menton sur le sommet de ce dernier.
C'était fou de constater pour Iseul combien elle se sentait apaisée en sa présence. D'autant qu'il était reconfortant pour Yoongi de remarquer combien il se sentait soutenu près d'elle.
Ça aurait pourtant dû être le contraire... Il aurait dû la soulager elle et pourtant, c'était bien différent... Mais peut-être qu'après tout il n'y avait pas de règle ni de classement. Peut-être qu'il n'y avait pas d'enchère dans la douleur, dans le réconfort et dans le besoin d'être entendu et compris. Car oui, quand il était prêt d'elle, Yoongi se sentait pleinement lui-même.
Alors oui, peut-être qu'il avait le droit lui aussi de se sentir en sécurité dans ses bras.
- Pardon Yoongi, je... Je ne sais pas.
- T'as pas besoin, on sait tous les deux maintenant.
Le bibliothécaire ne pouvait pas le voir mais Iseul souriait tout contre son t-shirt noir et d'une discrétion toute relative, elle inspira à plein poumon son odeur de vétiver qui la faisait fondre comme neige au soleil. Elle l'aimait tant son Yoongi. Elle l'aimait tant qu'elle avait peur de le lui dire alors, d'une certaine manière, elle espérait un jour qu'il pourrait le voir. Par ses gestes, par ses cadeaux, ses attentions, et finalement, il avait comprit... Mais après tout il était doué pour ça Yoongi, il voyait toujours là où personne ne regardait.
Et c'est dans ses pensées positives que pour la première fois depuis longtemps, elle se surprit à vouloir éprouver de nouveau. Peut-être parce qu'elle recommençait doucement à ressentir ? Et pas uniquement grâce à lui, surtout, grâce à son désir de le faire, grâce à son envie d'être aidée.
À vrai dire, en y réfléchissant plus elle n'en savait trop rien et probablement qu'en fermant les volets ce soir elle oublierait encore de rabattre la fenêtre et qu'inconsciemment, elle ferait exprès d'ignorer le petit boîtier. On ne changeait pas du tout au tout son système de pensée. Probablement même qu'il lui faudrait un jour une aide extérieure, mais ce qui était sûr, c'est qu'à cet instant, elle voulait se fondre pour toujours dans cette étreinte qui lui donnait le sentiment d'enfin exister.
Elle n'était plus transparente, elle n'était plus invisible, décorative, utile, Iseul existait. Pas encore totalement pour elle, mais au moins pour le moment, elle existait quelque part, et ça, c'était déjà quelque chose.
Probablement le début de grandes choses, elle le sentait. De plus en plus fort, elle le sentait.
–
- Alors, t'as eu quoi ?
- Une genre de chenilles, je suis dégouté.
Iseul explosa de rire devant la machine à 3 000 wons devant laquelle ils se tenaient. La bibliothécaire avait elle reçu une petite reinette fluorescente quand Yoongi avait eu un insecte qui le répugnait. Lui qui adorait les grenouilles était bien déçu, mais entendre rire Iseul n'avait pas de prix. Alors sans s'en rendre compte, il sourit lui aussi, avant de rire avec elle. Ca faisait des mois qu'ils n'étaient pas sorti de chez elle, il s'en rendait compte maintenant qu'ils étaient dehors.
Iseul ne sortait jamais et sans le vouloir, il l'avait conforté la dedans en la laissant toujours tout faire chez elle. Sur ce coup là, il n'était pas sûr de lui avoir rendu service, mais ce qui était fait était fait. Il ne pouvait revenir sur le passé, en revanche, il pouvait se montrer meilleur, alors, avec entrain, il rit de nouveau en pressant sa chenille bleu fluo qui était fait d'un genre de caoutchouc probablement cancérigène.
- Tiens et donnes moi ça !
Iseul lui arracha la chenille des mains et avec très peu de délicatesse, elle lui donna sa rainette.
- Quoi ? Mais non, elle est à toi !
- T'adore les grenouilles et j'aime bien les insectes, alors fais pas genre et prends ton batracien à la noix ! Par contre tu dois l'appeler Marguerite !
- Ça n' a aucun sens.
- Est-ce que tout doit toujours en avoir un ?
Yoongi l'a regarda avec admiration, il aimait tellement l'entendre s'exprimer si librement. À vrai dire, il l'aimait tellement qu'il aurait pu tout accomplir pour elle. En cette soirée, Iseul était magnifique et non pas parce qu'elle était belle, mais parce qu'elle était elle.
Sans qu'il ne s'en rende compte, la documentaliste lui attrapa la main pour aller vers une machine qui fabriquait de la barbe à papa. Elle adorait ça et lui aimait voir qu'elle était capable de garder cette bizarrerie qui l'a caractérisait tant et qui la rendait si chère à son cœur.
Alors oui, sa réponse n'avait pas grand sens pour lui maintenant, mais Yoongi savait qu'un jour elle lui expliquerait pourquoi elle avait appelé leur grenouille Marguerite et il savait qu'à son tour, il lui transmettrai un secret. Et quand ce jour viendra, alors il en saura encore un peu plus sur elle et ensemble, ils construiront un monde qui ne sera fait que d'eux.
Sans qu'elle ne le voit, envoûtée par les saveurs de barbe à papa sur lesquelles elle hésitait toujours pour finir par prendre toujours la même, red bull, il embrassa cette petite Marguerite sur sa pommette et d'un geste certain il la rangea dans sa poche. Elle irait dans son tiroir secret, dans celui où il gardait toutes les petites énigmes qu'ils s'écrivaient, tous les cailloux qu'elle ramassait ou encore toutes les notes qu'elle lui laissait, même celle ou elle était en colère contre lui.
- Yoongi, tu partages avec moi ?
- Comment ça ? Tu détestes partager ta bouffe.
- Oui, mais là je sais pas, j'aimerais bien prendre un hot-dog aussi, tu sais bien que j'adore ça.
- Non, je savais pas !
- Bein maintenant tu sais ! Tu n'auras donc plus jamais d'excuses pour ne pas m'en acheter dès que t'en vois !
Yoongi pouffa de rire avant d'acquiescer du visage pour partager. Iseul avait toujours eu un petit appétit, mais elle voulait toujours tout manger, tout goûter. Maintenant il savait aussi qu'elle adorait les hot-dog, il pourrait l'ajouter à son tiroir psychique de toutes les choses qu'Iseul aimait, de tout ce qu'elle était.
Ensemble, ils passèrent un long moment à se balader au travers des attractions et sans trop s'en rendre compte ils finirent par regagner le chemin en direction de l'appartement de la jeune femme. C'était presque devenu une tradition que de passer la moitié de leur temps là-bas, un quart consistait à être à la bibliothèque et l'autre quart demeurait chez le garçon.
Finalement, ils n'avaient même pas eu besoin de se dire les mots que tous voulaient entendre, c'était évident.
Ils étaient une évidence.
Iseul, un peu cassée et beaucoup trop seule, puis Yoongi, qui malgré lui demeurait incomplet et bien trop pour lui-même.
Sur le chemin du retour, ils avancèrent dans un silence confortable, ils étaient à l'aise, ils étaient bien, ils savaient qu'ils rentraient chez eux, à la maison. Leurs mains étaient nouées dans un entrelacs magnifique et solide. Comme des cordes Marine, solidement accrochées l'une à l'autre, se suffisant à elles seules. Et bien que leurs mains furent pleines de sucres, et qu'Iseul détestait les germes ou ce genre de chose qui finissaient invariablement par salir, cette fois-ci, elle ne dit rien. Là c'était différent.
Il était différent. Il était sa poésie.
Bientôt, ils arrivèrent sur ce pont, celui qui avait tout démarré, d'une certaine manière, et Yoongi se surpris à observer Iseul. Cette dernière semblait perdue en elle-même, elle observait le lointain avec ce qui semblait être de la tristesse ou de la confusion et avant même qu'il ne le remarque, ils longeaient déjà la rambarde qui donnait sur l'étendue d'eau mortelle en contrebas. Yoongi se tendit imperceptiblement et sans le vouloir il la tira légèrement vers lui.
Elle était proche, trop proche de cette barrière si fine qui pouvaient à tout moment les séparer. Iseul ne remarqua pas son changement de comportement, trop envahie par ses propres songes moroses qui ne cessaient de la tourmenter, même dans les plus beaux des moments.
Elle ne pouvait empêcher ses pensées, c'était plus fort qu'elle. Et ces dernières étaient toujours dirigées aux mêmes endroits... "Et si je n'étais qu'un poids ? Et si je devenais trop compliqué à vivre ? Parfois je m'énerve trop rapidement, c'est la vérité et puis mes sautes d'humeurs... Est-ce qu'il pourra les supporter ? Est-ce qu'il mérite de les supporter ? Il ne devrait pas avoir à subir ça, à subir moi. Il devrait juste être cajolé et aimé de tous. Il est si parfait... si attentionné, si doux, il ne mérite pas ça, il mérite tellement mieux, tellement plus que moi".
Ses pensées envahissaient son esprit comme un poison liquoreux et incisif et Iseul se surprit à ressentir de nouveau le sentiment lourd et sourd qu'elle n'avait plus perçu en elle depuis des semaines. Sa poitrine se compressa et elle se mit à respirer plus intensément. C'était plus fort qu'elle... Elle s'était laissée aller ces derniers temps, même ce soir d'ailleurs, elle s'était laissé aller au bonheur. Alors que quand elle y pensait vraiment, elle s'était trouvée imbuvable aujourd'hui. Elle avait même fait un caprice pour le hot dog, puis finalement pour cette barbe à papa aussi, et puis elle lui avait prit sa chenille, et si...
- Iseul ? Iseul...
Yoongi s'arrêta quand ils furent presque arrivés au bout du pont de pierres et d'une caresse sur son visage, il apaisa un peu ses pensées, les cajolant à son tour, les apaisant de son toucher et cela lui fit un bien fou. Les choses ne changeraient décidément pas du jour au lendemain, mais au moins elles avaient le luxe de bouger et ça, c'était encore quelque chose de nouveau.
- À quoi tu penses mon amour ?
- Mon amour ?
- Que serais-tu d'autre ?
- Je... Je ne sais pas.
- Je te le ferai découvrir et redécouvrir, encore et encore, avec le temps. Je te demande juste de me faire confiance et de me laisser du temps.
Iseul l'observa avec attention. L'une des mèches de ses cheveux noirs s'était coincée entre ses lèvres et elle le trouva si beau que cela lui coupa le souffle. Elle n'était toujours pas sûre de mériter toute cette attention, par contre, elle était sûre de vouloir voir ce visage encore et encore, jusqu'à ce qu'elle s'en lasse, si un jour cela était possible.
Alors, elle plongea ses pupilles vertes foncées dans celles quasi noires de sa poésie et sans préambule, elle apposa ses lèvres contre les siennes.
C'était doux, c'était brutal, c'était viscéral. Iseul colla son corps tout contre celui de son amant et d'une étreinte aculée, elle se fondit contre lui à mesure que leurs lèvres se mouvaient l'une contre l'autre. C'était nouveau et en même temps c'était presque familier. Ils étaient chez eux, enfin chez eux, sur cette route intrépide et parfois trop rapide qu'était la vie.
Ils s'embrassèrent avec passion, avec rudesse, avec folie et ensemble, toujours ensemble, ils se coulèrent l'un contre l'autre. Yoongi attrapa le doux visage de son aimé de ses mains puissantes, comme désespérées, tandis qu'Iseul empoignait avec force le col de sa veste en jean. Son odeur de vétiver l'emmena encore plus loin en eux et ensemble, ils atteignirent des contrés secrètes dont seul ce pont serait témoin cette nuit.
Yoongi se recula doucement, légèrement essoufflé, et surtout, plus amoureux et heureux qu'il n'avait jamais été un jour.
Alors, et même s'il savait que ce n'était peut-être pas le moment, il avait également conscience qu'il lui devait la vérité. Il se devait de tout lui confier, c'était aujourd'hui ou jamais.
- Iseul..., Je... J'ai lu tes lettres.
- Je sais mon amour.
- Tu sais ?
- Tu penses que je les aurais laissé à la vue de quelqu'un de si indiscret et curieux que toi ?
Yoongi se sentait bête autant que pris sur le fait, mais en même temps, il se sentait aussi heureux que soulagé. Cependant, il ne comprit pas de suite pourquoi elle avait fait une chose pareille et ses yeux transmettaient toute son incompréhension. Iseul s'approcha au plus près de lui, alors même que leurs souffles s'échouaient encore contre leurs lèvres humides et rougies,
- Je ne voulais plus être seule Yoongi.
- Mais tu ne l'as jamais été.
- Je le sais. Maintenant, je le sais.
À sa manière, Iseul avait demandé de l'aide, sans le dire, sans la réclamer directement et c'est tout ce qui caractérisait cette femme aussi singulière qu'exceptionnelle. Finalement, peut-être avait-elle fait le choix de se sauver elle-même avant même que Yoongi pense avoir eu un rôle là dedans... Seule elle pouvait le savoir.
Le lendemain matin, quand elle se regarda dans le miroir de sa petite salle de bain jaune, verte et orange dont elle avait retiré la buée, ce qu'elle vit l'a fit un peu sourire.
Elle avait des ridules d'expressions sur le front. Elle ne les avait jamais vraiment remarquées avant. Peut-être qu'elle demeurait trop souvent contrariée... Il faudrait qu'elle en parle à Yoongi ! Une raison supplémentaire pour râler contre son chaton encore endormis aux côtés de ses deux boules de poils. Rien qu'y penser la fit doucement rire.
Attentive, elle observa ses lèvres sanguines, toujours meurtries par ses morsures, et d'un geste étonnamment doux envers elle-même, elle les caressa d'un baume parfumé au muguet. Elle se surprit par sa délicatesse, puis par doucement porter le tube à son nez. L'odeur était délicieuse, elle avait oublié à quel point elle l'aimait. C'était pourtant elle qui l'avait acheté, mais ce matin, l'odeur était différente, elle était vivante. Elle l'a réveilla toute entière.
Alors, peut-être qu'elle pourrait profiter de cette humeur pour se parfumer ? Ça faisait longtemps qu'elle ne l'avait pas fait. Alors, avec une habitude qu'elle avait autrefois eu, elle attrapa le petit flacon vert lui aussi, cela la fit rire. Qu'elle aimait cette couleur, ça aussi elle l'avait oublié. Elle porta quelques gouttes à ses poignets avant de les caresser l'un à l'autre et de les porter à son cou. Avant de déposer le flacon, elle en huma doucement l'odeur avec allégresse. C'était divin, du néroli. Son odeur préférée, son odeur à elle.
Elle finit par enfiler son crop-top rayé favoris. Il lui semblait plus vif qu'il n'avait jamais été et Iseul se surprit de nouveau en se rappelant combien elle aimait les rayures.
Avait-elle oublié qui elle était ?
Prise par cette pensée, elle sortit de la salle de bain pour venir s'asseoir sur son canapé fait de velours et d'une tasse pleine de thé russe, à 10h00 cette fois-ci, elle porta la première gorgée à sa bouche. Cette dernière était chaude, mais plus brûlante, elle ne le capta pas de suite, mais son inconscient oui et ensemble, ils sourirent face au goût exquis de la bergamote contre son palais. La température était parfaite pour en savourer toutes les subtilités.
Iseul se surprit de nouveau en observant son appartement. Elle se concentra sur le souffle régulier de son amant endormi dans la mezzanine avant de voir sa première née descendre lascivement les escaliers, encore fatiguée. Décidément, Lidzie ne sera jamais du matin, pourtant, elle demeurait près d'elle aujourd'hui encore, comme toujours depuis ces 10 dernières années. Luna ne tarda pas à les rejoindre, jalouse et possessive qu'elle était. Elle s'engouffra sur les genoux pliés de sa mère et Iseul balaya son long pelage de ses doigts doux et réparés par le temps et la crème que lui avait acheté Yoongi.
Elle remarqua qu'un rayon matinal venait balayer sa monstera de sa clarté, créant de magnifique dessins ombragés le long du mur crème adjacent. C'était charmant et la vision la fit sourire. C'était beau, juste beau. Alors Iseul captura l'instant avec son esprit au lieu de son appareil, c'était un moment particulier qui lui appartenait. Elle n'aurait voulu le partager avec personne, pas même le petit boîtier qui pourtant contenait tant.
C'était agréable de faire quelque chose pour elle seule, oui, c'était vraiment agréable et cette fois-ci, sans y penser, elle savait ce que cela voulait dire.
Alors, d'un geste certain, elle attrapa le recueil de poèmes posé sur le touret qui faisait office de table basse afin d'ajouter une dernière lettre, mais pas sa dernière, jamais.
La note fut brève, elle n'avait pas besoin d'en dire plus, tout était déjà là, sous ses yeux.
"Marguerite, je crois que j'existe enfin. Oui, j'en suis sûre maintenant, j'existe".
Fin.
* Chat de Schrödinger : pour essayer de rendre l'idée accessible je vais tenter de la schématiser au mieux : il s'agit d'une théorie et expérience en physique quantique dont la psychologie clinique s'est largement emparée ensuite.
Un homme met un chat dans une boite et il attend, une fois fermée et sans bruit, on ignore ce qu'il advient de lui.
Le résultat de l'étude démontre donc que l'on ignore, dans la finalité, si le chat présent dans la boite est vivant, ou mort. Nous considérons donc qu'il est les deux à la fois. Vivant et mort. C'est déroutant, mais ce résultat a permis de mettre en évidence des failles en physique quantique, notamment sur plusieurs théories majeures à l'époque (1935).
En tant que psychologue je trouve qu'il s'agit d'une belle métaphore de la dépression ou (pour beaucoup) la personne a le sentiment de ne plus exister sans pour autant être décédée, ou inversement.
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Et voici mes fées.
J'espère que ce partage aura su vous toucher, vous donner de l'espoir ou au moins un quelconque sentiment de compréhension.
J'espère également que les thématiques ont su être abordées sans trop de lourdeur ni trop de légèreté et que quelque part entres ces lignes, vous avez su vous y retrouver.
Outre la thématique, avez-vous aimé l'histoire ? Pour ma part j'adore leur complicité et leur amour sincère et naturel. C'est très vivifiant de voir des gens s'aimer "simplement", dans un contexte pourtant difficile.
Pour le reste, c'est à vous de jouer,
Dans l'attente et avec affection,
M.
Une petite note personnelle, mais c'est aussi ça, la magie de Wattpad, j'écris ce que je veux alors : merci à mon amie Lyka, . Merci d'avoir appelé alors même que je deteste le téléphone en cette fin de journée trop ensoleillée. Merci de m'avoir écouté, même dans le silence. Je crois que sans toi, cet OS n'aurait pas été ce qu'il est et je crois même que ces derniers mois, tu m'as été indispensable et je n'étais pas très sure que tu sache à quel point, alors je le dis.
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