Il presse l'interrupteur et je clignote un peu avant de m'allumer tout à fait. Ça m'inquiète. C'est déjà la troisième fois que ça me le fait alors qu'il a changé mon ampoule. Je m'entends grésiller un peu, ça, c'est normal. Il tapote sur mon abat-jour d'acier et ça s'arrange. Il me connait, il a l'habitude.

Il me redresse un peu et j'attends avec impatience la suite de son histoire. Il range un peu son bureau d'abord, c'est un rituel. Il y a les pelures de gomme de la veille encore, et les miettes de ses crayons. Il pose enfin sa précieuse pochette verte tachée de noir et sort les précieuses planches à dessin. Je contemple les cases toujours avec la même fascination. Son trait de crayons est simple et épuré. Il ne dessine pas tout, laisse l'implicite finir son travail. J'ai hâte qu'il mette les textes dans les bulles.

Mon ampoule clignote à nouveau. Il tourne les yeux, intrigué, me surveille, je me fige, inquiète et coupable. Je reste allumée. Soupire intérieurement.

Il attrape une nouvelle feuille, sa règle, un crayon et commence son art. Je grésille de temps à temps. Il tapote mon abat-jour sans lever la tête. Le temps passe et je vois naitre une bataille. Des lances et des boucliers d'un côté, un flou démoniaque de l'autre. Une sorte de créature gigantesque qui prend la page entière. Il m'ajuste et j'éclaire un peu mieux le monstre. Mon ampoule clignote et s'éteint. Il grommèle. Je suis contrite et confuse de cette erreur impardonnable.

Je n'y vois plus grand-chose, je le distingue à peine se lever, puis se rassoir. Je le sens dévisser mon ampoule, ce que j'abhorre particulièrement. Cette sensation est tout à fait désagréable. Il en visse une nouvelle, triture l'interrupteur, rien. Je commence à paniquer. Il me débranche, me rebranche, toujours rien. Je sens pourtant les picotements du courant me traverser.

Il me débranche à nouveau, m'attrape, me plie, me pose dans une boite, la referme.

Je frissonne, j'ai peur. Ma conscience rémanente ne clignote qu'une seule pensée : et s'il me jetait ?

Je ne pourrais plus éclairer son monstre.

Je ne pourrais plus voir ses dessins.

Je ne pourrais pas voir le texte dans les bulles.

Je ne saurais jamais la fin de l'histoire ! Qui gagnera la guerre ?

Je le sens me trimbaler et je m'affole plus encore. Cela fait tellement longtemps que je l'éclaire. Je ne saurais compter le nombre de projets que je l'ai vu accomplir.

Il va me jeter sans état d'âme. Avoir une nouvelle lampe. Une dont l'ampoule ne clignotera pas. Une qui ne grésillera pas. Et son rituel qui tapote mon abat-jour ? Je me laisse pendre un peu plus et les dernières traces d'électricité me quittent.

Adieu mon artiste.

— Ça vous fera 42 € s'il vous plait.

— Alors c'était quoi ?

— Le câble était vieux, il y avait un faux contact. Par contre, elle grésille un peu.

— Je sais, j'ai l'habitude. J'y tiens.