Chapitre 9 - Partie 3
Tandis que nous avançons et que nous sommes à présent sur le point de descendre les escaliers, je la dépasse. Quelques pas plus tard, je la vois ralentir...
– On peut savoir ce que tu fais ?
– Bah, je m'assois, ça ne se voit pas ?
– Non, effectivement. On a l'impression que tu fais l'étoile de mer.
Elle lève les yeux au ciel.
– On a un peu de temps devant nous, explique-t-elle enfin. Tu l'as bien dit, non ? Je vais t'avouer quelque chose. Tu veux t'asseoir ?
Presque à contre-coeur, mais surtout parce que je commence à avoir mal au dos, je m'installe à ses côtés.
– Elle me gonfle aussi, cette séance d'orientation. Je sais ce que je veux faire. Et je trouve cette bonne femme trop chiante, sérieux !
– Ce n'est pas faux. Je ne crois pas que c'est avec un algorithme construit à partir de questions aussi bancales qu'ils vont réussir à nous aider à choisir un métier. Même si ça part d'une bonne intention. L'enfer est pavé de bonnes intentions, à vrai dire.
– Si tu le dis... Mais franchement, je ne la trouve pas cool du tout, surtout.
– Non seulement, elle n'est pas empathique, mais surtout, elle n'est pas méthodique. Et elle ose se prétendre conseillère ? Honnêtement, ça me fait rire. Quelle idiote. Un métier de conseiller doit conjuguer de la méthode, des bonnes connaissances du marché du travail, mais aussi et surtout de l'empathie. Je ne crois pas qu'elle réunisse toutes ces qualités. C'est bien gentil de nous proposer un algorithme. Et c'est vrai que vu certains...
Je m'arrête. Je crois que j'allais en dire un peu trop. Je sais bien que le reste des élèves ne m'apprécie pas. Mais si je les insulte devant la déléguée, qui s'entend bien avec un pourcentage non négligeable d'entre eux, je ne crois pas que ça va arranger les choses.
– Vu... certaines situations, reprends-je, l'algorithme est sacrément utile. Pour les conseiller.
C'est surtout qu'ils n'auront que peu de chances d'échapper à la décision de cet algorithme, si on regarde leur bulletin scolaire... Je ne préfère même pas les regarder, en réalité. J'ai peur de me brûler les yeux.
– Sans doute, acquiesce-t-elle. Certains ne trouvent pas leur voie.
– La vie est un algorithme géant. Elle est faite de calculs plus ou moins judicieux. Faire ou ne pas faire. C'est assez simple et c'est pourtant terriblement complexe. Au final, les ordinateurs exécutent froidement ce que tous les êtres humains sont capables de faire et font au quotidien à toutes les échelles. Appuyer ou ne pas appuyer sur le bouton qui va envoyer la bombe sur les pays, qui vont riposter ou ne pas riposter... Conduire bourré ou non... Quitter une salle ennuyante au risque d'être surpris pour ne pas avoir à supporter quelque chose d'aussi pénible ou y rester pour suivre les convenances sociales... La vie est une suite plus ou moins logique. Il y a parfois des centaines de données à prendre en compte. Tu connais le pari de Pascal ?
– Euh... Celui de mon oncle ?
– Quoi ?
– Hein ?
Elle se fout de ma gueule ?
– Blaise Pascal, un mathématicien et philosophe. Tu n'as pas entendu parler de lui ?
– Ah ! Euh... Vite fait, en fait, mais je ne m'en souviens plus.
Je soupire, lassé. Mon mal de tête est en train de revenir.
– Littéraire, hein ? ironisé-je.
– Oh, ça va ! On ne peut pas tout connaître, pas besoin de prendre tes grands airs ! Tu le connais, toi, Pascal ?
Mon dieu, elle est gentille, mais sa capacité à être une cruche sans cervelle dépasse sûrement le niveau neuf mille.
– Si je ne le connaissais pas, je ne t'en parlerais pas.
– Ah.
– Donc, Pascal était un mathématicien du dix-septième siècle...
Je lui explique brièvement qui était Blaise Pascal, cet éminent prodige. Parfois, je me sens un peu son héritier. Même si je m'appelle Stern.
– Et donc, il a dédié la fin de sa vie à la religion. Et dans un de ses traités, il parle d'un pari. Il dit qu'une personne rationnelle devrait croire en Dieu, parce que s'il existe ou non, la perte serait nulle mais le gain serait soit nul, soit positif. Alors que si tu n'y crois pas, s'il n'existe pas, le gain est nul, et s'il existe, le gain est positif. Dans la vie, c'est pareil. Sauf que tu remplaces la théologie par des choix de vie ; c'est une philosophie assez positive, mais il faut aussi une part de rationalité. La théorie des jeux reprend le même principe, mais c'est encore plus rationnel, et ça prend en compte les décisions futures.
– Ah... C'est une vision super intéressante !
– Je sais. Je ne fais qu'appliquer des pensées dans un autre domaine. Rien de compliqué.
– Rien de compliqué pour toi, Toma. Pas pour les autres.
Je hausse les épaules.
– Donc pour toi, la vie est une suite de paris ? me demande-t-elle.
– Non.
– Bah alors...
– La vie est un algorithme où se mêlent les paris et les décisions qui vont à l'encontre de ce que proposent le pari de Pascal ou la théorie des jeux, tout simplement parce que les gens sont des électrons libres soumis à des règles...
Je m'arrête une seconde fois, alors que mon regard dérive vers ma collègue. La blonde regarde son portable. Je suis sûr qu'elle n'a pas suivi grand chose, même si elle a compris un peu ce que je disais. Je savais que c'était une mauvaise idée de lui parler comme ça. Je savais que c'était une mauvaise idée de me laisser porter par ses questions et ses réactions. Pour qu'au final, elle regarde son téléphone. Connasse.
– Enfin voilà, terminé-je. Laisse tomber.
– La vie est un algorithme, me dit-elle, ignorant le fait que je sois en train de passer à autre chose.
– Oui.
– Tu oublies un truc, Toma.
– Quoi ?
– La vie est un algorithme, mais la vie n'est pas qu'un algorithme. La vie est aussi un coeur qui bat.
– La vie est un algorithme avec un coeur.
– La vie est un algorithme avec un coeur, répète-t-elle.
Et nous restons là, silencieux. Jennifer tape rapidement un message sur son portable et l'envoie. Puisque nous en sommes là, je prends aussi mon portable. Je regarde l'heure. Voilà déjà dix minutes que nous parlons. Je lance quelques fois un regard vers elle, coups d'oeil vite remarqués. Comme obligée de se justifier, elle m'informe qu'elle envoie un message à Kenzo, son actuel presque petit-ami, qui était aussi surtout le crétin qui l'avait appelée au moment où on sortait de la salle. Je n'aime pas ce type. Il ne m'aime pas. Il ne tolère pas mon statut d'intello. Je ne tolère pas son statut de cancre.
– Il me gonfle. Il est vraiment lourd, parfois, mais je l'aime bien quand même.
Grand bien t'en fasse.
– Je sais que tu ne l'aimes pas, ajoute Jennifer.
– C'est réciproque.
– C'est pas faux, répond-elle. Je ne vais pas te mentir. Kenzo a du mal à supporter tes grands airs.
– Je m'en fous pas mal. Ce n'est pas comme si nous étions amis ou qu'il comptait pour moi. Je me fiche des gens qui ne comptent pas pour moi. Leur avis me passe complètement en dessous.
Après tout, pourquoi me passeraient-ils au-dessus, puisqu'ils sont si bas par rapport à moi ?
– J'ai appris à faire avec les critiques et les remarques des gens. Et de toute façon, la plupart des remarques ne peuvent pas me toucher, parce qu'elles n'ont pas de valeur pour moi.
Jennifer me regarde et hoche la tête doucement, comme si elle avalait mes paroles.
– Tu n'as pas tort. Mais t'arrives à le supporter ?
Un insolent haussement fait tressauter mes épaules d'une indifférence totale.
– Tu sais, Toma, je te comprends...
Un rire sort de ma gorge, sarcastiquement amer. Elle me regarde et hausse un sourcil.
– Tu crois pouvoir me comprendre, Jennifer ? Sérieusement ?
Comment ose-t-elle ne serait-ce que prétendre pouvoir me comprendre ? Comment ose-t-elle, elle qui n'a ni mon cerveau ni mes pensées destructrices ? Comment ose-t-elle, elle qui vit dans une bulle rassurante, elle qui ne se pose aucune question, elle qui ne vit aucune angoisse existentielle, elle qui a le monde à ses pieds, elle qui va rentrer dans sa maison et se dire que c'était une bonne journée, qu'elle va pouvoir retrouver ses amis et son petit copain ? Comment peut-elle espérer me comprendre, elle qui ne vit pas dans le même monde que moi ?
– Tu ne sais pas ce que c'est. Tu ne sais pas ce que je vis. Tu as déjà jugé ce que j'étais avant même qu'on ait cette discussion.
– C'est f... commence-t-elle.
– Tu mens. Tu es une horrible menteuse. Je suis sûr que vous n'avez jamais parlé de sa majesté Toma l'intello coincé, ironisé-je en prenant une voix exagérément mielleuse. Je me trompe, Jenny ?
Elle baisse les yeux, honteuse. J'ai raison. Bien évidemment. Pourquoi aurais-je eu tort, de toute façon ?
– Merci de confirmer ce que je pensais. Tu n'es pas en mesure de pouvoir me comprendre.
– Si tu ne laisses pas le temps aux gens, ils ne te comprendront jamais, Tom.
Ce surnom me file la nausée. Seuls mes amis ont le droit de l'utiliser. Et même si elle est gentille, Jennifer ne peut être mon amie. Même avec tous les efforts du monde, ça me semble très mal parti.
– De toute façon, je ne crois pas que je puisse me comprendre moi-même...
Jennifer ne me répond pas. Le vent se lève et commence à souffler, faisant onduler mon manteau et ses cheveux. Je ne suis pas sûr qu'elle ait entendu ma dernière phrase. Et c'est peut-être mieux, comme ça. Je n'aurais jamais dû lui faire part de tous mes doutes et me confier ainsi. C'était une réaction trop émotionnelle. C'était stupide. Définitivement stupide.
– Alex est comme toi, reprend-elle en m'observant du coin de l'oeil. Mon petit frère.
Comme je ne l'interromps pas, elle inspire un grand coup et continue :
– C'est un enfant très... différent des autres. Toujours plus rapide, vif, toujours à poser des questions tout le temps. Il a une soif de savoir insatiable. Il a appris à lire à trois ans et demi, et à cinq ans, il savait mieux lire que moi, alors que j'en avais neuf. Il est souvent avec un groupe d'amis, mais... ils sont bizarres, avec lui. Je crois qu'ils en ont surtout après ses connaissances. Ils veulent les réponses à chaque contrôle. Alors pour qu'on ne l'accuse pas de tricherie...
– Il change ses réponses ?
La blonde acquiesce.
– Il connaît les réponses, mais il ne met pas les bonnes, par peur qu'on l'accuse. Ou pour paraître normal. Mais il est toujours très fier de lui et ne baisse pas la tête, continue-t-elle en esquissant un sourire. Je suis fière de lui, mais j'ai parfois peur...
Elle secoue la tête et se frotte le visage. Je comprends ce qu'elle ressent. Elle ne peut pas comprendre ce que moi je ressens, parce que notre situation n'est pas la même, mais moi, je pense savoir où elle veut en venir.
– Il n'a pas été diagnostiqué, mais je suis sûre qu'il est surdoué. Je sais que tu me prends pour une cruche. Mais je pense être assez lucide pour observer des similitudes entre toi et lui.
Je soupire.
– Nous ne sommes pas tous pareils. J'aurais pu prendre le même chemin que ton frère. J'aurais pu totalement échouer et être déscolarisé aussi, parce que mes émotions prennent le dessus... L'humanité est comme un gros arbre. Certaines branches sont plus hautes ou à l'écart que d'autres, mais ces branches ne sont pas uniques. Ces branches se divisent en plusieurs autres branches.
– Si tu le dis... Toma, dis-moi.
– Quoi ?
– Je peux te poser une question ?
– Tu viens de le faire, non ?
Elle ricane. Mais cette fois-ci, son rire sonne plus clair, plus franc, plus cristallin, même.
– Typiquement ce qu'Alex aurait pu dire.
Je souris et j'attends sa question. Elle ne vient pas, coincée au fond de sa gorge. Je vois bien qu'elle hésite. Évidemment qu'elle hésite. Après tout, je suis aussi connu pour mes crises de nerf et mes remarques sarcastiques. Mais ça ne peut pas être de ma faute ! Les autres aussi doivent faire attention à ce qu'ils disent...
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