Chapitre 9 - Partie 2
Je me lève donc et vais voir la conseillère. Je n'aime pas son regard torve et son air arrogant. Je déteste les gens qui se pensent supérieurs sans en avoir le charisme. Je déteste les gens qui osent me regarder de haut alors qu'ils sont sans aucun doute inférieurs à moi. Je hais les gens sans passion, se laissant vivre et qui pourtant gardent leur air guindé. Elle réunit toutes ces belles qualités.
– Que voulez-vous, jeune homme ?
Oh, jeune homme, vraiment ? Ce personnage vient tout juste de s'inscrire sur ma liste noire. Je méprise tellement ce genre d'individu qui se donne un genre pour exister. Pitoyable personnage.
– Sortir. Aller à l'infirmerie. J'ai mal à la tête.
– Eh bien... Avez-vous terminé le questionnaire ?
– Oui. Maintenant, j'aimerais aller prendre l'air.
– Bon, très bien. Un délégué peut vous accompagner.
– Eh bien... Je peux y aller seul.
– Je préfère qu'un délégué vous accompagne.
Connasse. Tu n'as pas compris que je veux juste me retrouver seul et me débarrasser de ton activité stupide ? Je n'ai pas besoin d'un cerbère pour y aller, à cette infirmerie.
Pourtant, le regard d'une fille s'éclaire quand elle entend la conversation. Je sais très bien que Mathis ou Erwan auraient aimé m'accompagner, mais ce n'est pas possible. Ni l'un ni l'autre ne sont délégués. Tant pis. De toute façon, je n'arriverais pas à les manipuler ; j'ai bien plus de chance de manipuler tous les autres perdants de cette classe. Après tout, il me suffit d'un claquement de doigt pour leur retourner le cerveau. Ce n'est pas le cas de mes deux amis. Ils me connaissent suffisamment pour échapper à ma manipulation. Même s'ils sont moins intelligents que moi, ce qui est évident, ils parviennent parfois à déceler mes mensonges.
– Je vais l'accompagner, annonce une voix fluette.
Je lance un coup d'oeil à celle qui venait d'intervenir. C'est celle que j'avais repérée, quelques secondes plus tôt. Elle se lève et nous rejoint d'une démarche élégante. Je prends mon sac et mon blouson, que j'enfile.
– Tarde pas trop, Jenny ! éructe un des cochons avec qui elle discutait.
– Silence ! crache la conseillère. Avez-vous terminé vos questionnaires, messieurs ? Je ne crois pas ! Alors au travail !
Jennifer les regarde de haut en bas et secoue la tête, puis reporte son attention sur moi. Elle esquisse un petit sourire et me dit :
– Viens.
Je commence à la suivre, quand les talons de la conseillère claquent sur le sol. Je me retourne et la dévisage, alors qu'elle remet ses lunettes tombantes sur le bout de son nez :
– Jeune homme, une dernière question avant de partir. Le test vous a-t-il été utile ?
Mais elle me tend une perche, en plus, l'ânesse !
– Non.
Jennifer sourit et nous partons, sous les yeux médusés de la sorcière. En croisant son regard, j'ai même le temps d'observer qu'une superbe verrue domine le sommet de son nez aquilin. Fantastique. Et moi qui disais juste ça par hyperbole, me voilà à avoir raison, encore une fois. Merveilleux.
Comme dans un grand nombre d'établissement, la salle informatique est juxtaposée à la bibliothèque. Aussi, je peux constater le regard de Martine se poser vers moi. Je crois que même sans un mot, elle a compris que je ne quittais pas la salle pour rien. Elle a sûrement compris que j'évite son regard volontairement. Je ne veux pas lui parler. Je ne veux pas lui expliquer. J'en ai assez de m'expliquer. Et après tout, il n'y a absolument rien à expliquer.
La blonde, à mes côtés, essaie de marcher à mon rythme. Elle me lance parfois quelques regards, mais bien vite ses yeux divergent pour se promener le long des allées, peuplées des autres lycéens. Elle est comme les autres. Intéressée par sa propre petite personne et par sa popularité plutôt que par d'autres sujets intéressants et par les causes importantes. Je sais très bien qu'elle fait juste du zèle en m'accompagnant. Je soupire.
– Tout va bien ? me demande-t-elle.
J'acquiesce sans dire un mot. Je n'ai pas envie de lui parler. Je ne voulais pas d'un gardien, d'un cerbère. Or, cette sorcière, cette débile, cette vieille peau, l'a forcée à m'accompagner, en quelque sorte. L'autre délégué n'étant pas là, je savais que ce serait elle.
Je crois que je sais pourquoi elle est devenue déléguée : blonde aux cheveux raides, radieuse, généreusement formée, Jennifer Souris a été choisie plus par son entente avec les autres et son pseudo-côté avenant que par ses vraies qualités. Bien sûr, les autres élèves ont fait le choix d'élire une façade. Mais je ne peux pas trop en demander de la part de gens qui espèrent seulement ne pas passer aux rattrapages.
Je me retiens de ricaner. Il faut que je contrôle mes actions. Je ne peux pas la laisser penser que je vais mieux, ou même que je me moque d'elle. Il faut être discret. Puis, en comparant avec la tache qui sert de deuxième délégué à la classe, choisir Jennifer revient à choisir d'avoir un rhume carabiné à la place d'un cancer.
En moins d'une minute, nous sortons de cette pièce surchauffée et grouillante gens qui s'ennuient et qui discutent au lieu de travailler. Je m'étire. Même s'il s'agit d'un prétexte, j'ai l'impression que ma tête pèse une tonne. Je ralentis le pas, la laissant passer devant moi.
Elle semble le remarquer, puisqu'elle se retourne après quelques pas, laissant une mèche de cheveux tomber devant ses yeux. Un éternuement plus tard, elle me demande :
– Toma ? Tu viens ?
– Tu sais, on n'est pas pressé. On a tout notre temps.
– Mais...
– Jennifer. Pourquoi crois-tu que nous sommes ici ?
Elle s'arrête complètement et me dévisage.
– Parce que tu as demandé à aller à l'infirmerie et que je suis déléguée, donc je t'accompagne ?
Je ferme les yeux et inspire profondément. Un ricanement s'échappe de ma gorge.
– C'est en partie vrai. Mais ce n'est pas complètement la vérité. Sinon, je n'aurais pas posé une question aussi stupide, tu ne crois pas ?
– J'ai du mal à te comprendre, Toma.
– Ce n'est pourtant pas compliqué. Il ne faut pas un cent cinquante pour comprendre...
Jennifer fronce les sourcils, perplexe. Dites-moi qu'elle le fait exprès. Pourquoi Mathis ou Erwan ne sont-ils pas à la place de cette incapable ? Je me passe une main sur la nuque, pour détendre mes muscles et mes nerfs mis à rude épreuve.
– Voyons les choses autrement... Pourquoi crois-tu que j'ai eu cette migraine ?
Elle ne répond rien. Je la laisse cogiter quelques instants, avant de poursuivre.
– Je t'assure, ce n'est pas difficile de comprendre. Cette migraine est venue à cause de quoi ?
– Je sais pas, moi ! Du bruit, des questions, parce que t'as mal dormi ?
– On s'en rapproche ! Dis-moi, Jennifer...
Elle tique en entendant son prénom. Je ne m'abaisserai pas à utiliser un surnom alors que je ne la connais pas, ce serait ridicule. Je recommence à avancer, les mains dans les poches. Elle me suit docilement.
– Tu ne trouves pas ce cours ennuyant ?
Un hoquet de surprise franchit ses lèvres. Oh, elle exagère...
– Attends, t'es sérieux ? T'as prétexté avoir mal à la tête pour sortir de la salle ?
– Non.
– Alors...
– Je t'ai dit que c'était en partie vrai. Je n'ai pas dit que c'était l'unique raison qui m'a poussé à vouloir partir de cette salle.
Elle me regarde mais je vois bien qu'elle est complètement perdue. La pauvre, je pense pouvoir la comprendre. Parfois, j'ai moi-même du mal à me suivre.
– J'ai mal à la tête, c'est vrai. Le bruit, la fatigue et même l'épreuve de ce matin : tout ça a beaucoup joué sur cette décision. Mais je crois aussi que cette migraine est venue à cause de l'ennui et du dégoût phénoménal que provoque ce cours sur moi. Estime-toi heureuse d'ailleurs, j'imagine que tu n'étais pas très passionnée par ce cours.
Elle ouvre la bouche, l'air de répliquer. Je ne lui laisse pas le temps de le faire, et continue :
– Je t'ai vue bâiller au moins cinq fois. Tu as même consulté ton portable.
– Parce que tu m'espionnes ?
– Non, absolument pas. Tu étais juste dans mon champ de vision, tout simplement.
Elle hausse un sourcil avec une pointe de dédain. Tout du moins, je le ressens ainsi. Peut-être que je me trompe... Non, impossible.
– T'es bizarre...
– Tu ne sais pas combien de fois on me l'a dit. Et ça me fait le même effet à chaque fois.
– Et ça te fait quel effet ? rétorque-t-elle avec un petit sourire.
– Je m'en fiche.
Nous continuons d'avancer en silence. Comme elle marche plus vite que moi, je la vois se retourner quelques fois, avec une expression qu'on pourrait qualifier d'indéchiffrable. Mais je vois bien qu'elle veut me poser une question. Je me répète plusieurs fois ce mot dans ma tête. Question. Quel drôle de mot. J'aime bien sa sonorité. Et ça me fait penser à ces émissions où des candidats parfois crétins, parfois cultivés, se battent pour obtenir une somme d'argent ou des cadeaux. Je suis sûr que je pourrais gagner haut la main. Il faudra que j'y participe, un de ces jours. En attendant, j'observe Jennifer hésiter, et intérieurement, je m'étouffe dans mes éclats de rire.
– Tu... Tu fumes ? me demande la blonde.
Ah, tiens, je m'attendais à tout, mais alors à ça... Elle hésitait pour cette question ? Sérieusement ? J'esquisse un sourire.
– Non.
– Ah.
Nos pas claquent à l'unisson quelques secondes, couvrant le silence assourdissant.
– Je me disais... que tu fumais peut-être et que c'était aussi une des raisons...
Elle s'enfonce, en plus !
– Enfin, voilà...
– Si tu veux fumer, ne t'en fais pas, ça ne me gêne pas, dis-je, pour l'épargner et la sortir de cette situation délicate.
– Ah, non, non ! Je ne fume pas non plus, s'empresse-t-elle de répliquer en levant les mains comme si c'était un crime.
Je souris. Le vent se lève, encore plus frais que tout à l'heure. L'hiver arrive à grands pas, ramenant avec lui un zéphyr glacial qui n'avait manqué à personne. Et par personne, je pense surtout à moi, en fait.
– Je ne suis pas un de ces personnages de romans qui fument pour des raisons débiles, ou qui fument pour mourir, dis-je.
– Moi non plus.
– Tu penses qu'on peut qualifier certaines personnes de personnages de romans ?
Jennifer me regarde, ahurie, l'air de dire que j'étais sûrement un extraterrestre, puis un sourire fend son visage :
– Je ne sais pas. Sûrement, oui. Il faut de tout pour faire un monde.
– C'est une jolie phrase bateau, répliqué-je. Mais ça va, ça ne me dérange pas.
Pour la première fois depuis que nous avons commencé à discuter, elle se met à rire. Aussitôt, je crois bien qu'elle m'énerve. Son rire n'est que le reflet de ses pensées. Et elle me crie que je suis vraiment bizarre. Elle n'est pas franche. J'en suis sûr. Je ne peux pas me tromper sur ce genre de choses.
Néanmoins, je laisse couler. Elle a un joli rire. Hypocrite et complètement forcé par rapport à l'intensité de la situation, mais je l'aime bien. C'est le minimum pour que je ne la renvoie pas dans la classe et que j'aille seul à l'infirmerie. Je crois que... ça ne peut pas me faire de mal d'être avec des gens normaux. Des gens qui ne sont ni Mathis, ni Claire, ni Erwan, ni Arthur. Je crois que je vais essayer de faire un effort. Jennifer est bien évidemment une cruche par rapport à moi, mais elle m'est plus ou moins sympathique. Pour le moment.
Mais je sais aussi que c'est éphémère : ça ne peut pas durer. Le monde n'est pas fait pour durer, alors pourquoi une relation aussi improbable qui me lierait à une normale échapperait-elle à cette tendance ? J'ai essayé de nombreuses fois en primaire, puis au collège. Toutes mes tentatives ont échoué. Jennifer ne fera sûrement pas exception à la règle.
– Moi, personnellement, reprend-elle, j'ai toujours bien aimé la littérature. Je trouve ça fantastique, d'avoir autant d'imagination.
Eh bien, tu aurais dû être en section littéraire, qu'est-ce que tu veux que je te dise ? Enfin, peut-être pas après ce joli pléonasme. Elle se serait sûrement écrasée d'une manière encore plus lamentable qu'Icare dans la mer du lycée.
– Hum.
– Mais bon, je n'ai pas trop le temps de lire, avec le bac...
Bac qui aura lieu dans plusieurs mois. Menteuse. Tu essaies juste de ne pas te sentir mal à l'aise avec moi, parce que tu m'as souvent vu alors que je lisais. Je suis surpris quand même qu'elle ouvre un livre dans son temps libre, parce que quand je regarde les cas sociaux avec qui elle traîne, je me pose parfois la question.
– C'est vrai que cet examen peut prendre du temps.
Aux gens normaux.
– Ouais.
Un silence gênant s'installe durant une bonne minute. Je ne sais pas trop quoi lui dire. Après tout, je n'ai rien à lui dire. Ou plutôt, j'aurais tellement de choses à dire que je suis certain qu'elle ne parviendra pas à me suivre. Elle ne serait ni la première, ni la dernière. Telle est ma condamnation pour être différent, pour être un esprit libre, pour simplement être moi.
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