Chapitre 7 - Partie 3
– Ah, ces hamburgers sont vraiment trop bons, lâche Mathis en se balançant sur sa chaise.
– Ouais, approuve Claire avec entrain. Il n'y a vraiment rien de mieux que ces burgers.
– Gourmande, va, la taquine-t-il.
Mon Dieu, il veut se faire tuer, je crois. Claire le fusille du regard.
– Qu'est-ce que tu viens de dire, le nain ?
Mon Dieu, je me suis trompé : c'est elle qui veut se faire tuer.
– Tu m'as appelé comment, là ? s'écrie le brun.
– Du calme, les enfants, ricane Erwan.
– La ferme ! rétorquent les deux.
Le blond lève les bras en guise de reddition. Un juron s'étouffe dans ma gorge, alors qu'Erwan, de son côté, désespère de les voir si immatures. Je lève mon gobelet et tapote dessus. Puisque je n'ai pas de verre, ça n'a pas vraiment l'effet escompté, mais on fait avec. Ils tournent la tête, presque contrariés d'avoir été interrompus par mon intervention :
– S'il vous plaît, les amis. Nous sommes ici pour fêter la fin des éliminatoires, non ? Alors pourquoi devrions-nous nous disputer ?
– C'est elle qui a commencé ! couine Mathis.
– Parle pour toi !
– Silence ! tonné-je. Je ne veux pas savoir qui a commencé ou qui est le fautif. Le prochain qui perturbe ma victoire, je lui fais avaler de travers son burger. Et avec le sachet autour. C'est clair ? Bien. Parce que vraiment, nous sommes venus pour nous amuser, ce serait dommage que la fête soit gâchée pour des embrouilles de pacotilles, je me trompe ?
– Non, répond Mathis, presque honteux.
– C'était rhétorique, banane. Bien sûr que j'ai raison.
Les deux coupables se réinstallent correctement. Un soupir de contentement pousse le bout de mes lèvres et je cale plus confortablement mon dos contre le dossier. À vrai dire, je suis vraiment heureux d'avoir passé les éliminatoires. Au moment de les passer, même si je savais très bien que ce n'était qu'une formalité et qu'il s'agissait surtout de ne pas enterrer les autres trop rapidement, je n'ai pu m'empêcher d'angoisser. Mais maintenant que les résultats ont été annoncés, je ne peux que me réjouir. Enfin, c'est ce qu'il semble. Parce qu'il y a un mais.
Cette victoire, c'est comme une glace un peu trop sucrée. Il est très appréciable de la manger, mais on en est presque écoeuré dès lors qu'on s'est trop habitué à son goût. Ici, ce n'est pas tout à fait la même chose, mais c'est particulièrement semblable. Cette victoire est appréciable, mais je sais très bien qu'elle apporte avec elle son lot de conséquences auxquelles je ne veux pas goûter et dont je me passerais volontiers. Et malgré tout, il s'agit là encore d'une affaire toutefois bien plus compliquée qu'il paraît.
Je pioche une ou deux frites machinalement. Je les trouve un peu trop salées, mais pas mauvaises. Le sel n'est pourtant pas un aliment très bon pour la santé, surtout en grande quantité, puisqu'il peut, entre autres, boucher les artères ou faire augmenter la tension. Et je mentirais si je disais ne pas être sous tension. Je n'ai donc pas besoin d'en rajouter plus.
– Les éliminatoires ont été assez faciles, dit Claire en souriant. J'avais un peu peur, à vrai dire, avant que ça ne débute.
– Les éliminatoires... Tu parles, elles portent bien leur nom, ronchonne Mathis. La moitié des participants a jarté.
Erwan ricane dans sa barbe.
– Qu'est-ce qu'il y a de drôle ? demande le gosse.
– J'en sais rien, c'était un rire nerveux. Je suis fatigué. Mais ouais, au final, ce n'était pas trop compliqué.
– Alors pourquoi t'as perdu ?
– Je n'avais pas envie de perdre mon temps encore plus. Ça m'a déjà gâché mes vacances d'octobre, ce bordel. Je n'allais pas y passer plus de temps.
– Feignant.
Claire repasse une mèche de cheveux quand son portable se met à vibrer. Ma langue claque d'agacement. Depuis tout à l'heure, ça n'arrête pas. Je ne sais pas ce qu'il y a, mais ça a le don de m'agacer plus que de raison. Je la vois froncer des sourcils avant de se mettre à pianoter à toute vitesse.
– Claire !
Elle sursaute. Je ne hausse pas souvent la voix, ce qui a dû la surprendre. Enfin, mission accomplie, elle lâche son bordel pour revenir dans le monde réel. Je la regarde avec un peu plus d'attention. Sa peau est devenue plus pâle et ses yeux courent de son portable à sa barquette de frites, en essayant d'éviter et de rester le moins longtemps possible sur notre regard.
– Ça va ? demande Erwan.
– Hein ? Ouais, ouais.
Elle range son portable. Je fronce les sourcils. Je ne suis pas un comportementaliste de génie qui aurait fait Harvard – bien que j'envisage sérieusement d'y aller, vu mes capacités –, mais je sais reconnaître un mensonge quand j'en vois un. Or, ça apparaît comme le nez au milieu de la figure ; Claire nous ment, et elle ose nous regarder droit dans les yeux.
– Tu mens.
– Pas du tout, Tom.
– Tu n'aurais pas rangé ton portable, sinon. Et tu rougis. T'es un mensonge sur pattes.
Claire rougit de plus belle et soupire :
– Ce n'est rien.
– Si ce n'était rien, tu ne transpirerais pas le mensonge à plein nez.
– Ta gueule, Tom, et étouffe-toi avec tes frites.
– Merci, mais ce n'est pas vraiment au programme.
Je ricane, mais je ne comprends pas pourquoi elle ne veut pas se confier à moi. Ne sommes-nous pas supposés être amis ? Ou ça veut dire qu'elle ne me fait pas confiance. Je me demande ce qui provoque en elle ce sentiment et cette inquiétude, au point qu'elle ne puisse même pas se confier à moi. Je serais presque vexé. Puis, au final, je me dis que ce n'est pas vraiment mon problème, non ?
– Et puis, honnêtement, si je m'étouffe aujourd'hui, qui sera assez digne pour remporter la finale de ce foutu concours ?
– Ton adversaire.
Je foudroie du regard le brun pour cette remarque judicieuse entre deux gorgées de soda. Vraiment, il a le don de me fatiguer.
– Merci pour cette précision, Einstein. Ça nous est vraiment utile. T'en as d'autres, des remarques comme ça ?
– À part que Claire a raison en te souhaitant de t'étouffer dans tes frites ?
C'est aussi pour ça que j'adore ce gosse. Pour son ironie, qui, même si elle n'égale certainement pas la mienne, a au moins le mérite d'être mordante. Il a du répondant, mine de rien, le gamin.
– Insolent, marmonné-je. Enfin bref, même un piaf comprendra aisément que je ne peux pas la laisser gagner.
– « La » ? Vous n'êtes pas plusieurs ?
– Les autres ne seront qu'une partie de plaisir. Dans ce tournoi, il n'y a qu'une seule figure importante, qu'une seule personne qui puisse me tenir tête.
Mathis gonfle la poitrine avec fierté et lève un poing dans ma direction, puis redresse son pouce :
– Tékaté, fréro. Je serai grand seigneur, tu perdras avec honneur.
– « Tékaté » ?
– « T'inquiète », il veut dire, précise Erwan. C'est du langage texto... Par SMS... Toma, t'as déjà écrit en SMS, hein ?
Je secoue la tête. Non, je ne pratique pas leur connerie.
– Bon, c'est pas important, décide Erwan.
– L'important, c'est que...
– Je ne parlais pas de toi, Mathis. Tu as perdu. Non, celle dont je parle pourrait réciter son texte de tête et te mettre des petites claques humiliantes les yeux fermés.
– Elle est belle, au moins ? réagit Erwan.
J'oublie souvent à quel point Erwan est un dragueur invétéré. Je soupire et décide de balayer sa question d'un regard blasé.
– Elle est terrible. Ce sera une adversaire redoutable.
Je pose mes coudes sur la table et je joins mes doigts, jouant occasionnellement avec. Claire me regarde.
– Eh, t'es bizarre. Qu'est-ce qui t'effraie autant chez elle, Toma ?
– Ne sois pas stupide. Je n'ai pas peur d'elle. Mais j'ai comme un pressentiment.
– T'as un pressentiment ? répète Erwan.
– Oui, bravo, c'est bien ce que je viens de dire.
– Elle a l'air forte, alors.
– De toute façon, dit Mat, on a confiance en toi, on sait que tu vas gagner.
Je picore dans mon sachet de frites qui se vide de plus en plus.
– Au fait, tu sais comment elle s'appelle ? questionne Mathis. Je crois qu'ils ont dit son nom, mais je ne l'ai pas retenu.
– Vénus.
– Joli prénom, commente Erwan.
– Oui.
– Bah, peu importe son nom. Tu vas la battre. Je ne t'ai jamais vu perdre.
– Et ce n'est clairement pas avec ce concours que je vais commencer !
Un sourire éclaire leur visage, puis le mien. Ils ont raison. Je m'en fais pour rien. Je ne compte évidemment pas échouer. Maintenant que je participe à ce concours, ce n'est pas pour perdre en finale. Et pour l'instant, l'ordre de la soirée est de profiter. Je suis heureux de pouvoir sortir, ce soir. En fait, ce fut plus une obligation. Mes parents en ont parfois assez de me voir le nez plongé dans mes livres, donc ils m'ont poussé à aller à cette sortie entre amis. À vrai dire, je comptais y aller, mais ils m'ont surtout interdit toute retraite. Ils m'ont dit que ça serait bon, surtout avec les épreuves qui arrivent à grands pas. Voilà pourquoi je me trouve attablé à déguster un sandwich et des frites aux côtés de mes amis.
– Au fait, lance innocemment Mathis, vous êtes prêts ?
– Pour faire quoi ? demande Erwan.
– Pour le bac blanc ! On est en novembre, il va bientôt arriver...
Je ne fais pas de commentaire, mais c'est vrai que ce fameux bac blanc va arriver dans très peu de temps. Comme si nous n'avions pas assez de choses à faire. Néanmoins, j'imagine qu'il faut le voir d'un meilleur œil ; c'est une préparation pour le vrai bac. Et comme tout ce que j'entreprends, je ne compte pas perdre la face lors du mois de juin et rater mon bac. Ne serait-ce qu'avoir une mention bien serait une insulte pour mon niveau. Mais je ne me fais pas trop de soucis. Ce sont surtout mes parents qui vont s'inquiéter. Le bac ne sera, encore une fois, qu'une formalité.
– J'ai commencé à réviser, répond Claire. Je préfère ça plutôt que d'arriver la bouche en cœur et de me plaindre, hum ?
– Oh, ça va, soupire Mathis. Je l'ai fait une fois au collège. Je ne compte pas le refaire.
– Ouais, j'espère bien, commenté-je. Tu étais insupportable.
– Autant que toi lorsque tu as eu un dix ?
– Tu veux vraiment jouer sur ce terrain là, Mathis ?
Ce n'est pas très gentil, mais j'ai une sainte horreur qu'on me rappelle mes échecs. Surtout quand ils sont aussi lamentables.
– On aurait dit que c'était l'apocalypse. Alerte, il va y avoir un tsunami ! Un tsunami, je répète, il va y avoir un tsunami ! ricane le brun. Le monde s'effondrait littéralement quand tu l'as appris, j'ai cru que t'allais te transformer en un espèce de Hulk.
– Je préfère me mettre en colère voire déprimer que de couiner comme un sale gosse.
Mat secoue la tête, dépité, mais un petit sourire ombre son visage. Il s'en fiche, à vrai dire. À croire qu'il se fiche de tout. Je suis un peu comme ça, tantôt laissant les choses couler, tantôt devant mener mon petit bateau sur une mer en furie. Mais Mathis, lui, est assez positif. C'est peut-être pour ça que je le supporte.
Je pose ma tête contre la fenêtre. La nuit enveloppe doucement le reste de la ville, et seules les lumières artificielles du restaurant nous éclairent. Je me laisse bercer par le ronronnement des discussions et par le parfum des plats servis – plats majoritairement composés de burgers et de frites.
– Mais quand même, j'en reviens pas, souligne Erwan, le regard plongé dans son pot de glace.
– De quoi ? demande Claire après une autre cuillère de glace.
– La victoire de Toma.
– Tu doutes de moi... ? le questionné-je d'un ton las.
– Non, non. Mais bordel, t'as obtenu la note maximale. C'est un truc de malade.
Je hausse les épaules puis pousse un soupir.
– Rien d'extraordinaire.
– Tu rigoles ou quoi ? On était trente à participer, vous êtes deux à avoir eu la note maximale.
– Hum...
En vrai, cette victoire ne m'intéresse pas. Elle ne me procure pas de plaisir, pas de joie, rien d'extraordinaire, seulement peut-être une petite excitation. Ce soir, je me sens fatigué, pour rien et un peu pour tout, aussi. Je peux également saluer une jolie migraine qui commence à pointer le bout de son nez.
– Fiouuu, bon, ben c'était trop bon !
C'est sûrement Claire qui fait cette remarque. Ou peut-être Mathis. Je ne sais pas. À ce moment précis, je n'ai qu'une seule certitude : j'ai hâte de rentrer. Cette journée m'a épuisé. Heureusement, nous avons fini cette petite soirée qui était tout de même très sympathique. J'aime beaucoup les bilans. Si je dois faire celle d'aujourd'hui, il est clair que je dirais d'elle qu'elle a été chargée, mais intéressante.
– Bon, les gars, on y va ?
Cette fois-ci, c'est sûr : c'est la voix de Claire. Nous nous levons, nous payons puis nous sortons du fast-food. Le vent est glacial, dehors. Heureusement, le père de Claire a décidé de venir nous récupérer. Il attend, patiemment, dans sa petite voiture bleue électrique. Ce n'est pas la plus belle voiture du monde, c'est clair, mais elle a au moins le mérite d'être confortable.
– Bonsoir les enfants ! nous hèle-t-il une fois à l'intérieur. Votre soirée s'est bien passée ?
– Super, c'était vraiment cool, m'sieur ! répond Mathis en souriant.
Erwan acquiesce et Claire raconte à son père en détails notre soirée – omettant évidemment quelques précisions qui ne restent qu'entre nous quatre. Emile acquiesce en souriant et y va de ses petits commentaires. Je ne dis rien, me concentrant sur la route. Je sens le sommeil grimper dans mon esprit. Heureusement, nous arrivons chez moi en premier. Je réajuste les pans de mon blouson et je sors de la voiture, suivi de près par les autres – surtout Mathis qui veut monter côté passager :
– Merci de m'avoir ramené, dis-je au père de Claire.
Je me tourne vers mes compagnons. Je ne sais pas pourquoi, mais une force incroyable me pousse vers eux. Je les prends chacun dans mes bras. D'abord surpris, ils me rendent le câlin avec force et gentillesse. Nous restons comme ça quelques instants, puis nous nous éloignons. Ils remontent en voiture. Un vague sourire s'empare de mon visage. Ce n'est pas quelque chose que je fais souvent. Je ne suis pas tactile. Mais j'en ai besoin. Aujourd'hui, ce soir, j'ai besoin de ce contact. De me rattacher à une bouée, à une amitié, à quelque chose ; ce soir, malgré mon triomphe, j'ai quand même l'impression de me sentir vide.
– Cette soirée était vraiment sympa, avoué-je.
– Ben c'était chouette aussi pour nous, tu sais. À demain, Toma !
– À demain, les amis.
Je referme la porte et reste sur le trottoir, le temps qu'ils partent. Le moteur rugit, puis la voiture avance, encore éclairée par un lampadaire. Je lève le bras pour les saluer. Alors, à ce moment-là, le véhicule disparaît dans les ténèbres. Mon bras retombe, puis s'enfonce dans ma poche, à la recherche des clefs, et peut-être d'autre chose encore, quelque chose de plus enfoui en moi.
– Merci, les amis, murmuré-je en me retournant.
C'est vrai que c'était une chouette soirée.
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