Chapitre 6 - Partie 2
Bientôt, nous sommes rejoints par mes deux amis. Eux aussi dégagent cette aura incroyable que procure l'énergie du souvenir. Peut-être que je l'ai aussi. Je ne sais pas. Mais je bois ces instants de bonheur comme un humain pourrait boire le nectar olympien. Un goût sucré de l'impossible envahit ma bouche et mon âme... Quel impressionnant sentiment vient me conquérir à ce moment. Nous ne bougeons pas, immobiles. Nous avons trop peur de briser ce temps suspendu autour de nous. Mathis et Erwan ont arrêté de discuter, Claire de philosopher, et moi, enfin, j'ai arrêté de trop réfléchir. Cette impression magique, on ne la reconnait que bien plus tard, mais elle est là, et elle nous prend tout entier pour nous faire exister, l'espace d'un moment, dans une dimension parallèle. Mon corps pourrait flotter que ça ne m'étonnerait pas. Le sol me semble lointain, et mon passé à portée de main. C'est ce genre de moments qu'on ne saisit qu'une fois passés.
Je sens alors entre mes mains des doigts froids d'un côté, et chauds de l'autre. D'un côté, la main glaciale de Claire cherche à entremêler ses doigts autour des miens comme les serpents autour du caducée d'Hermès. Je la lui serre doucement, seul contact, seule ancre qui m'attache à cet univers réel et tangible au milieu des flots de réminiscence qui veulent m'emporter. De l'autre, Mathis, qui me prend la main, chaleureux, serein, calme. Sa paume est chargée de l'ardeur de l'adolescence et de la sûreté de l'instant. Un peu plus loin, Erwan donne la main à Mat, ce qui me fait sourire. Nul besoin de tourner la tête pour savoir tout ça. C'est le genre de choses qu'on n'a pas besoin de voir pour savoir. On ressent. On existe.
Mes yeux se posent sur les visages innocents de mes amis, tour à tour, et je ne fais que gagner en certitudes lorsque je replonge mes pupilles là-haut, vers la piscine.
Cet instant pourrait encore durer des heures. Seulement, le temps en a décidé autrement. Une, puis deux, puis une infinité de petites gouttes tombent sur le sol. La douche céleste a le mérite de nous extraire de notre posture contemplative. Je relève la tête, en direction des nuages. Un petit amas cotonneux grisonnant laisse voir un ciel fracturé, zébré de gris et de bleu. Le soleil brille d'un côté et la bruine chute de l'autre, au-dessus de nos têtes. Un vide s'empare de moi quand je regarde le ciel, et je m'oblige à baisser les yeux de nouveau. Je sens le contact avec mes amis s'estomper. Mathis soupire, Claire râle et Erwan s'étire. Les trois se sont mis en mouvement, comme un ensemble de petits rouages, lorsque j'ai levé la tête vers la pluie. Celle-ci file aussi vite qu'elle est apparue, laissant derrière elle le doux parfum du pétrichor.
Pétrichor. Quel nom bizarre, presque appétissant. Je n'aurais pas été étonné de voir ce mot dans une boulangerie, à côté d'autres étrangetés comme la « chocolatine », rayonnant de sucre et de bon goût. Mais non. Ce n'est que l'odeur de la pluie qui recouvre le sol. Et quelle bonne odeur ! Je crois qu'il s'agit de ma préférée, peut-être avec celle du café chaud qui appelle les mots sur la page.
– Il va être onze heures, lance distraitement Erwan.
– Déjà ? s'écrie Claire. Merde. On n'a pas vu le temps passer... Bon, les loulous, je crois qu'on va y aller. J'avais dit à mon père que je serai de retour à cette heure.
Voilà comment nous nous retrouvons à marcher dans le sens inverse jusqu'à la sortie du parc. Nous faisons rapidement le chemin jusqu'au bar, en passant par les arcades, pour ne pas être trempés. La pluie tombe de plus en plus, mais, heureusement, elle ne se transforme pas en averse ; elle est supportable, presque rafraîchissante au début. Néanmoins, je commence presque à regretter de ne pas avoir pris une veste plus chaude que celle que j'ai sur moi. Les autres n'ont pas non plus pensé à une telle éventualité, étant donné le ciel bleu qui fleurissait au moment où nous nous étions retrouvés, à peu près trois heures plus tôt.
Finalement, nous y arrivons une bonne vingtaine de minutes plus tard, et nous achevons notre balade sur un joli fou-rire, un de ces fou-rires qui nous prennent à la gorge et qui reste encore au fond de notre être une heure plus tard. Claire replace une mèche d'une main, l'autre étant posée sur un des battants de la porte. Elle nous regarde et sourit :
– Bon, les p'tits gars, on se revoit tout à l'heure, hein ! N'oubliez pas pour ce soir, ce serait dommage.
– Ah oui ! dit Mathis en se grattant le menton, comme s'il cherchait à toucher sa barbe imaginaire. C'est pour voir quoi, déjà ?
– La Princesse au petit pois.
– Et c'est à quelle heure ?
– Mathis, Mathis, Mathis... Je me demande bien ce qu'on va faire de toi, soupire notre amie.
Elle s'approche du brun et agite un doigt accusateur devant sa poitrine. Ses sourcils se froncent exagérément :
– Tu m'as écoutée, au moins ?
– Ben, euh... oui, Clarinette !
– C'est ça, fais l'innocent.
– Eh ! Aïe ! Tom, c'est pas cool !
Je n'ai pas pu m'empêcher de lui filer une petite claque derrière la tête. Comment ça, je suis un horrible ami ? Eh, ce n'est pas à moi qu'il faut dire ça ! C'est ma main, elle me démangeait terriblement.
– C'est pas moi, dis-je en levant les bras en l'air, innocent.
– Ah ouais, et c'est quoi ? Un fantôme, peut-être ?
– Qui sait ?
Mathis me tire la langue et reporte son attention sur Claire :
– Alors ?
– 19h30. Je répète : nous devons y être à sept heures et quart, ça commence à sept heures trente. Tu as compris ?
– Je ne suis pas idiot ! Et tu sais très bien que je suis extrêmement ponctuel.
On sait très bien que c'est le cas... quand il n'a pas tendance à oublier les rendez-vous qu'il a.
– Oui, oui, c'est vrai, concède-t-elle en lui tapotant sur l'épaule.
Mon regard se perd derrière moi. Depuis que nous sommes partis, mes pensées se tournent inexorablement vers le parc, la piscine et mon passé. Je ne les écoute déjà plus se disputer comme trois enfants. Quand ils me posent une question, je leur réponds par un raclement de gorge. De toute façon, ils ne me parlent pas, pour l'instant. Je sens mon esprit tout occupé, repensant sans cesse à ces jours agréables qui me tournent le dos. Ils m'appellent. Parfois, je me dis que j'aimerais bien les revivre, ne serait-ce qu'une fois. Après tout, qu'est-ce qui m'en empêcherait ? Mais aussitôt cette question formulée, une autre galope à son tour : qu'est-ce qui m'y pousserait ? Et surtout, qu'est-ce que cela va m'apporter, au final ?
Je secoue la tête de désapprobation. Il ne faut pas que je pense à ça. Ce n'est pas sain de réfléchir comme ça. Il faut réprimer mes émotions et mon flux de négativité : allez, Tom. Tu peux y arriver. Tu n'as pas le choix. Si tu commences à te laisser submerger, tu n'en finiras pas. Mais c'est trop fort. Le flux est trop fort, si bien qu'il faut un effort monumental à ma forteresse mentale pour ne pas imploser. Les murs qui la composent se fissurent. L'érosion pourrait bien tout emporter si je ne fais pas attention. Mais ma forteresse est encore là, debout, chancelante mais debout. Seulement, si j'ai pu contenir ça aujourd'hui, combien de temps va-t-elle tenir avant de céder ? Combien de temps me reste-t-il avant l'apocalypse ? Combien de personnes vont succomber à cette tempête ? Et surtout, à combien pourrons-nous estimer le nombre de survivants ?
– Bon, ben... À toute, les gars ! Évitez d'être en retard, d'accord ? rappelle Claire en ouvrant la porte.
Un petit mouvement de la main plus tard, nous partons tous les trois de notre côté, tandis qu'elle s'efface derrière la vitre de l'établissement. Je suis d'ailleurs assez étonné que Claire n'ait pas proposé que nous restions l'après-midi. Après tout, elle nous avait envoyé un message assez éloquent avant-hier. Elle nous a promis un stage titanesque en vue du concours qui arrivait après les vacances. Et elle n'a pas tort. Nous devons être prêts pour ce concours. Il s'agit d'une compétition comme une autre. Alors nous allons l'affronter comme les autres compétitions du passé. Et comme avant, il est hors de question que je ne me prépare pas assez pour être sûr de ne pas gagner. Je ne veux surtout pas perdre.
– Comme au bon vieux temps, hein... lâche Erwan.
– Il semblerait.
– Ça fait bizarre, mine de rien. Depuis combien de temps...?
– Au moins depuis la fin du collège.
– Eh ben ! siffle Mat. Ça fait grave longtemps qu'on ne s'est pas retrouvé dans une telle situation.
– À qui la faute ? je demande, en ricanant.
Décidément, cette participation au concours restera désespérément amère, à croire que je ne peux pas m'empêcher de faire ce genre de réflexion...
– Oh, ça va, hein. Ça ne peut que te faire du bien, Tom.
– Je plaisante, Mat. Rentre tes griffes, joli chaton.
– Chaton ? Mais... Je suis un lion, puissant, sage, calme et charismatique ! Pas un chaton ! Même si c'est vrai que je suis mignon comme un chaton.
– Con, aussi, murmuré-je.
– Tommy, je t'ai entendu.
– J'espère bien !
Il me fait un doigt d'honneur et sourit.
– Attention, quand même, on pourrait manger des petits boudins, ce soir, ricané-je.
– Des petits boudins ? Mes sublimes doigts ? Ceux qui ont réussi tellement de miracles ?
– Ouais.
– C'est bon, on a compris, Mat.
Nous continuons un échange animé et passionné tout en marchant. Décidément, je ne fais que traverser la ville en ce moment. Nous discutons de tout et de rien, comme le feraient des amis de longue date – ce que nous sommes. Au moment d'arriver chez moi, Erwan et Mathis parlent de leur dernière série visionnée, débattant du personnage le plus puissant et le plus intéressant. Un sourire fantomatique flotte sur mon visage.
Je pousse la porte de la maison et m'arrête quelques secondes. Après m'avoir salué, ils sont partis de leur côté. Je ne peux m'empêcher de les regarder, le temps qu'ils s'éloignent et que leur silhouette disparaisse dans une écharpe de brume. Leur silhouette se couvre d'ombre, puis ne deviennent que des masses floues. Enfin, ils tournent au coin de la rue : je ne les vois plus. La porte se referme sur l'extérieur.
Comme je m'y attends, personne n'est à la maison : mes parents travaillent, et mon frère, visiblement libre de toute contrainte, s'est volatilisé. Tant mieux. J'ai besoin d'être un peu tranquille. En me désaltérant, je me rends compte que cette petite série d'exercice a été particulièrement épuisante. J'ai un grand besoin de me détendre. Je file donc sous la douche, espérant trouver mon bonheur sous le jet chaud et reposant. La réputation de ce lieu si saint n'est pas refaite : sous la cascade d'eau, je réfléchis aux origines de l'univers, poussé par le bonheur que procure les jets qui dénouent mes muscles. L'entraînement va être rude. Mais c'est nécessaire. Je ne veux pas connaître une nouvelle humiliation, je veux absolument gagner. Même s'il faut écraser mes adversaires. Je n'aurai aucune pitié pour eux.
Mon après-midi se constitue principalement de lectures. Je termine deux livres assez rapidement, que je range soigneusement dans ma bibliothèque. L'heure de rejoindre mes amis arrive à grands pas. Je décide donc de me préparer rapidement. Je me change pour enfiler une tenue un peu plus élégante que mon ancien tee-shirt qui m'a servi pour la séance de sport de ce matin.
– Tout de même, un petit effort, Tom, me dis-je en enfilant un pull noir assez sobre.
Je m'attarde un instant sur le reflet que m'offre avec toute la gentillesse dont est pourvu un miroir. Je me trouve banal, ni trop vieux, ni trop jeune. J'ai un visage banal, une stature assez banale, – ni trop maigre, ni corpulent, le juste milieu qui me transforme en adolescent qui pourrait être n'importe qui –, un corps banal. Tout est normal, chez moi. J'ai bien des fossettes au niveau des joues qui semblent être charmantes aux yeux de certaines personnes : on ne va pas se mentir, surtout mes parents et Claire. Jenny m'a déjà sorti aussi ce compliment. Mais était-elle sincère ? Ce n'est pas grave, au pire. Je les ai, c'est tout. Je ne peux pas faire autrement, après tout.
Ce que je préfère, en revanche, ce sont mes yeux azurés légèrement agrémentés d'un vert smaragdin, dont je tire une fierté assez prononcée. Si je devais choisir un atout superficiel pour séduire, c'est bien là-dessus que je compterais. J'ai hérité des yeux de ma mère, et franchement, je ne m'en plains pas. J'aurais pu me retrouver avec d'horribles yeux, j'aurais pu même me retrouver aveugle. Mais mes yeux sont aujourd'hui ma force, ils brillent dans la nuit comme deux saphirs extraits de la pureté de l'océan. Ils éclairent une face ordinaire, un nez ordinaire, deux oreilles assez petites, et un grand front. Ce front qui, soyons honnêtes, respire l'intelligence, est encadré par ma belle chevelure.
Si je suis assez fier de mes yeux, ma chevelure d'ébène, légère et courte, ne laissant flotter qu'une ou deux légère mèches indisciplinées fait aussi mon orgueil. Je les coiffe d'une main distraite qui tue ma rébellion capillaire dans l'œuf.
En remettant tranquillement le col de mon haut, je considère un instant cette vision, et je ne peux m'empêcher de sourire. Je ne suis pas le cliché de l'américain mauvais garçon qui va jeter les filles et jouer avec leur cœur. Je ne suis même pas un cliché de beau garçon. Je suis ordinairement extraordinaire, et ça me plaît terriblement.
– Tu es ravissant, décidément.
Oh. Il va falloir que je règle ce problème de narcissisme. Ce n'est pas tant que ça ne me ressemble pas, mais ce ne sont pas des remarques pertinentes, ni élégantes. Bien que ce soir, je pense me l'autoriser. Les mannequins dans les publicités pour du dentifrice n'ont qu'à bien se tenir. Je vais les écraser, facilement, avec une telle allure.
L'esprit aussi léger qu'une plume, je pars donc rejoindre mes amis en ville pour une pièce qui s'avère très amusante, bien que je n'en attendais pas grand chose à la base, m'étant déplacé surtout parce que ça pouvait, selon Claire, participer à la concentration ; en l'observant, elle imagine sûrement qu'on va pouvoir être opérationnels pour l'Oral Battle. Elle s'est mise en tête qu'observer, et pratiquer – la fourbe ! – le théâtre nous permettra d'être plus performants lors du concours. C'est peut-être vrai pour moi, mais qu'en est-il pour les autres ?
Cette pièce n'est en réalité que la première d'une longue liste de pièces dans lesquelles notre chère tornade nous entraîne ; elle s'est mise en tête de faire de nous des vrais champions. Une fois, en pleine séance, je n'ai pu m'empêcher de lui demander :
– Dis-moi, Claire. Je trouve que tu prends ça vraiment à cœur. Pourquoi ? As-tu une raison particulière pour en faire une affaire personnelle ?
Elle m'a regardé. Non. Elle m'a fixé, a cligné des yeux, l'air de ne pas comprendre ma question. Mais je sais très bien qu'elle l'a comprise. Finalement, elle hausse les épaules négligemment et me répond :
– C'est un bon moyen de changer la routine, alors autant le faire jusqu'au bout, non ?
Menteuse. Menteuse, menteuse, menteuse. Tu mens tellement mal, Claire. Tu me caches plein de choses. Tu ne devrais pas. Tes petits gestes, ton détournement de regard, tes pupilles qui se voilent, son froissement de nez... Tout ton corps me crie de voir au-delà de tes mots. Néanmoins, je n'ai pas eu la force de l'affronter et j'ai laissé tomber pour cette fois.
C'est ainsi que nous nous retrouvons, chaque jour, à suivre un programme fait sur mesure pour nous préparer le mieux possible à cet événement tant attendu. Est-ce que je suis heureux d'y participer ? Je pense que, même soixante ans plus tard, je répondrai non, parce qu'on a heurté la liberté que je défends corps et âme depuis que j'ai vu la lumière du jour. Est-ce que je trouve ce concours intéressant ? Chaque jour qui passe me rapproche de lui et fait gonfler mon intérêt pour lui comme un ballon de baudruche. Est-ce que j'ai hâte ? À moins d'une semaine de la compétition, alors que je suis allongé sur mon lit, encore épuisé d'un des ultimes entraînements, je me dis que je n'ai pas hâte... J'ai terriblement hâte. De tous les écraser. Et de gagner ce concours.
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