Chapitre 4 - Partie 3
L'après-midi se poursuit ainsi, enchaînant partie sur partie. Je ne perds que très rarement, et souvent contre Arthur. Il est vraiment bon, comme joueur. Je bats facilement Simon, puis Marina ; les deux ne jouant pas depuis si longtemps. Les matchs se succèdent et nous finissons, deux heures plus tard, devant la rediffusion d'une partie de grands joueurs.
– L'analyse est aussi importante que l'expérience, sinon plus.
Le capitaine adore lancer ce genre de petites phrases avant que l'on ne regarde une rediffusion de partie. C'est presque un rituel pour lui. Lorsque la vidéo se termine, tout le monde reste silencieux un court instant, puis c'est l'explosion de remarques :
– C'était trop cool !
– J'ai adoré le moment où il a détruit sa reine, t'as vu, en C3 ?
– Moi, ce que j'ai adoré, c'est le coup, quand il a fait un roque !
– Du génie !
– C'est vrai que si on atteint un jour ce niveau, ce serait vraiment super cool !
– Sérieux, Marina, tu ne penses pas qu'on va atteindre ce niveau ?
– Si, pourquoi pas !
– On voit bien que c'est du niveau des nationales... C'est beau de rêver.
– Surtout que c'est l'un des seuls trucs qu'on n'a pas besoin de payer.
Tout le monde parle en même temps dans un brouhaha vaguement compréhensible. Puis, petit à petit, le vacarme se tait pour laisser uniquement quelques mots fuser. Arthur se lève, et dans un mouvement théâtral, pose sur nous un regard chargé de confiance et de sérieux :
– Cette vidéo, c'est l'expression d'un talent inouï, vous l'avez vu, je pense. Des matchs comme ça, on n'en verra pas avant un moment. Notre entraînement est donc nécessaire. Leur talent est impressionnant. Est-ce qu'on leur arrive à la cheville ? Pas encore. Est-ce qu'on peut y arriver ? Probablement pas. Mais est-ce que ça va nous empêcher de continuer à progresser et à croire en notre rêve ? Certainement pas ! Si nous continuons à nous entraîner, encore, encore et encore, alors nous y arriverons. Vous le connaissez tous, pas besoin de vous rappeler notre objectif. Le tournoi régional arrive à grands pas. Nous devons le conquérir.
– Et pour ça, il n'y a pas de recette magique, continue Hélène, qui rejoint Arthur.
– Exactement. Il y a une règle d'or : l'entraînement.
– Tu te trompes, Arthur, intervient Marina. Il y en a deux ! L'entraînement et la passion !
– La passion est le plus important, le tout, c'est de le vivre, poursuit Simon.
Arthur acquiesce.
– En fait, il y en a trois, dis-je. L'entraînement, la passion, et la volonté de gagner.
– Exact ! répondent les quatre autres en choeur.
Dans un élan de je-ne-sais-quoi que je ne saurais vraiment définir, on se réunit tous en un cercle, et on pose nos mains les unes sur les autres. Un cri de guerre s'élève du cercle, puis on éclate de rire. Puis, on finit par prendre nos sacs et à se diriger vers la sortie. Au passage, l'aînée du groupe remet les clefs de la salle dans les mains de la secrétaire.
Dehors, il fait toujours aussi bon. Le soleil ne semble pas prêt de se coucher, et il fait encore assez chaud. Une foule de lycéens se trouve devant les grilles, à discuter de tout et de rien en attendant l'arrivée des bus. Comme les autres, dans un vulgaire esprit grégaire, on reste également devant l'établissement. Aucun de mes amis ne m'accompagnant pour rentrer, je suis assez libre de faire ce que je veux, et donc de rester avec les autres du club.
Cinq minutes s'écoulent, durant lesquelles on échange quelques vérités et beaucoup d'idées, avec cette sorte de gêne offerte par les activités extra-scolaires. Après tout, il me semble qu'aucun membre du groupe n'est dans la même classe qu'un autre. L'ambiance ne m'étonne donc qu'à moitié. Je n'oublie pas non plus que, pour un mois de septembre, on s'entendait relativement bien. Je connais Arthur et Hélène, puisqu'ils pratiquent cette discipline depuis deux ans. Mais c'est la première année que Simon et Marina se présentent. Je ne sais pas s'ils en avaient déjà fait, leur réponse fut très évasive, lorsque je leur ai posé la question. Je n'ai pas cherché plus loin, et je n'ai pas insisté.
Les deux se disputent d'ailleurs à propos de quelque chose qui se situe à peu près dans les débats interdits, ceux qui provoquent la troisième guerre mondiale entre les fans d'une série ou d'une autre. Je ne les écoute qu'à moitié. Arthur parle quant à lui avec Hélène de sa filière. Hélène n'est même plus lycéenne à proprement dit ; elle étudie en BTS communication, l'une des options proposées par l'établissement.
– Mais pourquoi t'as choisi ce BTS ? lui demande-t-il.
Elle hésite un instant, regarde Arthur, respire un instant, cale un pied contre le mur et s'y adosse d'un air nonchalant :
– Parce que c'était intéressant comme opportunité, surtout que ce parcours est dans ce lycée.
– C'est tout ? questionné-je.
– Ouais. Ce lycée est un bel établissement. Et ce BTS me paraissait intéressant.
Elle hausse les épaules, comme si ça suffisait à justifier ses choix.
– Et tu veux faire quoi plus tard ?
– Pour travailler dans la presse. Après, dans quoi précisément... Je ne sais pas encore. On demande à des gosses de dix ans de choisir leur avenir, mais pourquoi à dix-neuf ans, nous serions prêts à le faire ?
On considère un instant sa remarque silencieusement. Y avait-il quelque chose à ajouter à cela ? Probablement pas. Je ne me vois pas la contredire.
Soudain, en réfléchissant à cette question, le poids de l'avenir commence à peser sur mes épaules, me paralysant sur place. Le bac. Le bac est dans quelques mois. Dans moins d'un an, je serai étudiant. Dans moins de dix ans, j'aurai quitté les bancs de l'école et je travaillerai. À huit ans, on se dit que l'âge que j'ai actuellement n'arrivera jamais. Mais c'est faux. Le temps passe en un clin d'oeil, un battement de cils. Quand vais-je me rendre compte, en me levant, que j'ai trente ans et que toute ma jeunesse est derrière moi, effacée et réduite à l'état de souvenirs intangibles et impossible à atteindre de nouveau ?
– Et vous, vous voulez faire quoi, les gars ?
La question me fait hausser un sourcil. Qu'est-ce que je veux faire ? Je veux apprendre, encore plus, sans jamais m'arrêter. Je veux apprendre, encore et encore. Je veux affronter d'autres personnes comme moi pour progresser. Je veux devenir plus grand, plus fort, plus intelligent encore. Le monde ne m'appartient pas mais je veux le tenir au creux de ma main, le découvrir, le parcourir, le comprendre et le maîtriser ; que ni le ciel, ni la terre, ni la mer ne puissent m'arrêter. Je souhaite faire brûler ma passion et j'aspire à vivre dans un monde qui présente un intérêt.
– Archéologue, répond Arthur.
Ah. Elle parlait du métier à exercer.
– Et toi, Toma ?
– Je n'en sais rien. Peut-être professeur.
Depuis que je suis enfant, je change constamment de désir en ce qui concerne mon avenir. Tantôt médecin, astronome ou libraire, tantôt artiste, journaliste ou professeur... Mon esprit ne s'arrête pas sur un seul souhait. Des milliers assaillent mon esprit chaque jour. Mais une chose n'a jamais changé. Une seule chose ne changera jamais.
– Tant que je suis utile, tout me va.
Hélène et Arthur approuvent. Un petit silence flotte dans les airs. Marina et Simon s'approchent. La discussion évolue, comme une chenille qui déploie ses ailes de papillon. On se met à parler de tout et de rien, de nos projets respectifs, du club, de nos profs respectifs, du beau temps et des autres élèves.
C'est en parlant de nos amis de longue date que je me souviens d'un détail que j'avais légèrement oublié. Je regarde mon portable. Lorsque je l'allume, je déglutis. Ce ne sont pas trois ou quatre messages qui m'attendent, mais une bonne dizaine. Je soupire. Mathis et Erwan. Je les avais complètement oubliés...
– Qu'est-ce qu'il y a ? me demande Arthur.
– Je...
Je n'ai pas le temps de leur expliquer que la belle aux cheveux de cerise s'approche de moi et me regarde avec insistance, un petit sourire en coin :
– C'est ta dulcinée ? Hein ?
– Non...
– Avoue !
– Mais...
– On le sait tous, notre Toma est un bourreau des cœurs ! ricane Simon.
– Mais non, je vous dis !
– Tu sais, tu peux tout nous dire, Toma, dit Arthur.
– T'es amoureux depuis combien de temps ? C'est qui ? relance le brun.
– C'est un garçon ? intervient Marina en se plaquant exagérément la main contre la bouche.
Leurs questions me donnent envie de les trucider un par un. Je commence à contracter la mâchoire. Mais lorsque notre chère otaku pose sa question, je ne peux m'empêcher de rougir. Foutue expression de ma colère !
– Oh mon dieu, mon dieu, mon dieu... C'est trop mignon ! crie-t-elle presque.
– Il s'appelle comment ? s'interroge Hélène, posément.
– Je ne dirai rien, foutez-moi la paix, c'est pas un garçon !
Lorsque Simon pose sa main sur mon épaule dans un possible élan de soutien, c'en est trop. Je lui écarte le bras d'un geste vif. Mes yeux brillent de colère. S'ils peuvent se transformer en orage, je veux bien les foudroyer tous un par un. Ils ont réussi à me ruiner mon après-midi, ces abrutis finis.
– Je ne suis pas amoureux, ni d'une fille, ni d'un garçon, ni d'un chat ! Arrêtez avec vos questions, là, ça commence à bien faire, putain !
– Oh, du calme, répond posément Arthur. Désolé, on ne voulait pas te vexer.
J'ai envie de leur dire que c'est trop tard. J'ai envie de les claquer et de partir. Même ce pauvre Arthur, le plus raisonnable du groupe. Mais quand je vois leur incompréhension, je ne dis rien. Je soupire. Enfouissant ma rage au plus profond de mon être, j'essaie d'adopter une position un peu plus raisonnable.
– C'est rien. C'est juste que Mathis et Erwan me harcèlent.
– Ils te harcèlent ? Genre, ils t'insultent ?
– Non. J'ai oublié que je devais les rejoindre chez Mat, ce soir. Du coup, ils m'envoient plein de messages. D'ailleurs, je vais y aller. Ça ne m'étonnerait pas de les voir débarquer ici dans quelques minutes si je ne les rejoins pas.
Je les salue d'un mouvement de la main et tourne les talons en direction de la maison de Mathis. Le chemin n'est pas très long. Une dizaine de minutes plus tard, je suis devant. Et sans surprise, ils m'attendent de pied ferme.
– Eh, t'es en retard !
– Désolé, j'ai été retenu au club d'échecs, j'ai pas vu le temps passer, mais j'suis là, c'est le principal, non ?
J'ouvre la porte de l'entrée et je me déchausse rapidement tout en continuant. Alors que je vais entrer dans le salon, je sens qu'on me retient au niveau du bras. Je me retourne. Erwan pose sa main sur mon bras et me regarde d'un air insistant :
– Eh, là, y a quelque chose qui ne va pas.
– Non, pourquoi est-ce que tu dis ça ?
– Toma, Toma... Je te connais suffisamment pour affirmer qu'il y a un truc qui a dû te contrarier avant que tu n'arrives.
– Absolument pas. Tout va bien, je t'assure.
– J'ai du mal à le croire.
– C'est rien d'important, Erwan.
Je continue à marcher. L'emprise sur mon bras se défait. Il n'insiste pas et me laisse gagner le salon, puis la chambre de Mathis. Lorsque ce dernier me voit, il se lève d'un bond et nous rejoint en quelques enjambées :
– Toto ! Putain, tu étais coincé dans le lycée ou quoi ? Tu t'es fait kidnapper ? Un groupe d'aliens t'a enlevé ?
Une des raisons pour lesquelles j'apprécie autant Mathis, c'est sa manière d'aborder les choses et de suivre ses émotions plus que sa raison. Il n'a pas l'air de m'en vouloir beaucoup par rapport aux derniers jours. Ces événements me reviennent en mémoire. Un goût amer s'immisce dans ma bouche, mais je la repousse. Je le prends dans mes bras spontanément.
– Non, ne t'inquiète pas, je suis bien là.
Positiver, toujours positiver.
– Bah non, hein. De toute façon, tu sais très bien que si j'avais dû faire l'aller-retour pour venir te chercher, je l'aurais fait sans hésitation.
Et je sais que c'est vrai. Mathis ne plaisante pas.
– Pas besoin.
– Bon, vas-y, installe-toi, fait-il en désignant son lit d'un mouvement nonchalant.
Erwan rentre dans la chambre au même moment et s'assoit sur le lit en même temps que moi. Mat, quant à lui, trifouille la télé posée juste en face, puis revient à nos côtés. Il nous tend deux manettes.
– Camille ne restera pas à la maison, ce soir. Elle m'a dit qu'elle passerait sûrement vite fait, dit Mathis en choisissant un personnage. On a toute la soirée pour nous.
– Cool, répond Erwan.
– Elle commence à avoir du travail, alors ça la travaille. En plus, je ne sais pas ce que ses profs lui ont dit, mais elle stresse, pour une histoire de stage, je crois... Vous la connaissez, les gars, elle va commencer à être à cran, et puis elle va nous rendre la vie insupportable. Même mes parents en ont marre, la dernière fois je les entendais parler à propos de ce stage et le ton est vite monté. Je crois bien que ce seront nos dernières soirées tranquilles, enchaîne-t-il en parlant tellement vite qu'il écorche tous les « s ».
– Tu verras, tout va finir par s'arranger, le rassure Erwan. Essayons d'en profiter, justement !
– Allez, Titis, souris.
Une tape réconfortante dans le dos plus tard, il suit notre conseil et nous fait le plus beau sourire dont il est capable. Je souris à mon tour. J'aime vraiment ce gars. Pour ce soir, je décide d'oublier ma rancœur et je me concentre sur le plus important : notre superbe soirée spéciale « pizza jeux vidéos ».
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