Chapitre 4 - Partie 1
Le sentiment et le rapport que j'ai vis-à-vis du vendredi sont assez particuliers, presque paradoxaux. D'un côté, je suis heureux que ce soit la fin de la semaine, ce qui signifie la venue de deux jours de repos généralement très mérités. Je ne suis pas feignant, mais le fait est que, comme tous les lycéens, j'ai bien du mal à supporter les cours, certains jours. C'est pour ça que j'apprécie ce moment.
Et pourtant, aujourd'hui, je ne peux pas m'empêcher de détester ce jour. Pourquoi ? Voyons voir ! Peut-être aussi parce que, jeudi, je n'avais pas cours ? Réfléchissons deux minutes : jeudi, je n'ai pas eu cours. Alors pourquoi devrais-je m'embêter à y venir vendredi, surtout si le cours le plus important, mon cours d'économie, a été annulé ? J'ai bien essayé de demander à mes parents de ne pas y aller, mais ce fut un échec cuisant. Après tout, je n'avais pas de véritable raison, sinon que le cours d'espagnol peut être rattrapé bien plus vite que les autres et que mes amis pouvaient me donner mon cours d'histoire.
Voilà pourquoi je me retrouve avachi sur ma table en écoutant tranquillement le flux de paroles monotones de mon prof d'histoire. Il n'est pas méchant lui non plus, mais il n'est pas non plus très intéressant. Il est... dans la norme. Je prends quelques notes, parce qu'il faut bien participer, mais je ne prends aucun plaisir à gratter le papier.
Heureusement, le cours passe assez rapidement. Le cours sur la deuxième guerre mondiale est suffisamment passionnant pour que je ne m'endorme pas, et notre prof ayant la particularité de travailler à partir de documentaires, on ne peut pas dire que son enseignement soit inintéressant et qu'il nous pousse à dormir. Quand il parle, c'est un peu plus pénible, mais il arrive à nous maintenir en place avec quelques blagues et hors-sujets bien placés.
– Eh, Toto ? m'interpelle Erwan, à côté de moi.
– Hum ?
Je me tourne vers lui, et je ne peux m'empêcher de le détailler. Erwan Hawkler est le genre d'adolescent qui est très facile à repérer, mais qui semble pourtant difficile à approcher. Déjà, il est bien plus grand que moi. Approchant le mètre quatre-vingt dix, il est l'un des plus grands lycéens de l'établissement. Souvent, justement, il se tient un peu courbé pour paraître un peu plus petit. Je n'ai jamais compris pourquoi il fait ça. Peut-être parce qu'il en a assez d'être grand. Tout l'est chez lui : ses yeux marrons, son nez, ses sourcils. Seuls ses cheveux aux reflets de blé paraissent moins grands ; il les coupe régulièrement.
– Vous vous êtes pris la tête, avec Mat ?
Je savais qu'il allait me poser cette question. Je savais qu'il allait m'en parler, à un moment ou à un autre. Je savais aussi très bien que Mat lui en parlerait. Et surtout, je sais qu'il est impossible de mentir à Erwan. Autant, je peux facilement manipuler le monde entier, autant ce n'est même pas la peine d'essayer avec lui.
– Tu le sais très bien.
– Effectivement.
– Alors pourquoi tu poses la question ?
– Tu ne crois pas que tu pourrais y réfléchir ? enchaîne-t-il.
Je sens une bouffée de chaleur et de colère me monter au visage.
– J'ai dit que je verrais, pourquoi est-ce que vous me cassez les couilles avec ça ?
– Tu lui as dit « peut-être », Tom. Mais tu ne lui as jamais dit que tu verrais. Puis on les connaît, tes « peut-être »...
– J'ai dit que je verrais, Erwan.
Je lui fais un petit sourire, histoire qu'il comprenne que ce n'est pas tout à fait faux. Il continue de me fixer durant quelques secondes puis hoche la tête, visiblement satisfait de ma réponse.
– Au fait, continue-t-il à voix basse quelques minutes plus tard, ce soir, les parents de Mat ne sont pas là, et on se rejoint pour faire une partie. Claire ne viendra pas, elle a déjà quelque chose de prévu. Tu viens ?
L'idée n'est franchement pas déplaisante, et je me dis que ça me fera du bien. Je considère sa réponse quelques instants, histoire de prendre – faussement – le temps de réfléchir à sa proposition.
– Je vais voir.
– Ok, on se voit ce soir.
– Ouais.
Je secoue la tête.Dire que j'ai été trahi par un sourire...
Le cours s'achève sur une énième explication du contexte géopolitique de cette guerre. Toute la classe se lève et les conversations explosent de toute part. Le week-end arrive et, comme par magie, les langues se délient. Tout le monde parle en même temps dans un brouhaha complet, tout le monde se presse vers la porte pour sortir. Erwan se lève tranquillement en même temps que les autres, sort, et se pose dans le couloir, un pied sur le mur, bras croisés. Je vois Mat passer juste devant moi ; il me sourit plus timidement que d'habitude. Je lui fais un petit geste de la main et soupire. Il rejoint Erwan et commence à lui parler. J'observe leur façon de discuter ; ils me jettent quelques coups d'oeil de temps en temps, quoi qu'il soit possible qu'ils observent le prof ou d'autres élèves. Plus lentement que les autres, je quitte la salle :
– Au revoir, monsieur. Bon week-end !
– Merci, toi aussi Toma.
Je dois être l'un des rares élèves à dire au revoir à mes professeurs et à leur souhaiter un bon week-end. Est-ce que je suis le seul qui ait reçu une bonne éducation, dans ce stupide lycée ? J'ai franchement un doute...
Lorsque je franchis la porte, je pousse un long, très long soupir. Je m'étire, poussant mes bras le plus haut possible.
– Tu vas finir par toucher le plafond, ricane Erwan en m'imitant.
Nous le suivons dans son ricanement, puisque de nous trois, il est probablement le plus concerné par sa remarque – Mathis étant encore plus petit que moi. À ce moment, je me dis que je suis vraiment content de sortir de ce cours d'histoire, mais aussi et surtout d'être en cours avec eux. Sinon, à quel point serait-ce encore plus insupportable sans eux ? Je ne préfère même pas y penser, parce que je me connais suffisamment pour savoir qu'en y réfléchissant, je vais non seulement ruiner ma matinée déjà bien pénible, mais aussi la leur, d'autant plus que je culpabilise légèrement par rapport à l'incident du bar ; moins pour le concours, mais des regrets commencent à titiller légèrement mes nerfs.
– Bon, les gars, on fait quoi ? lance Mathis.
– On va dehors, un peu, propose Erwan.
– Ok. Toma ?
– Ça me va aussi.
Et nous voilà dehors, assis sur un banc, à observer des groupuscules passer et discuter autour d'une cigarette. Dans le groupe, aucun de nous ne fume, même si je soupçonne fortement Erwan de le faire de temps en temps. Je n'aime pas ça. Quant à Mathis, ça ne l'intéresse tout simplement pas. Claire non plus, d'ailleurs. Elle dit que ça nous ruinerait la santé et que ce serait inutile de se ruiner la santé, qu'elle était trop belle et trop jeune pour mourir comme ça, tuée bêtement par sa propre stupidité. Elle ne manque pas non plus de nous le redire chaque fois que c'est possible, ce qui nous fait tous les trois sourire.
L'heure passe à la fois lentement et très vite, tant nous sommes occupés à discuter de tout et de rien. J'essaie pour le moment, de mettre de côté cette animosité que je ressens à l'égard de ce lycée. J'essaie de profiter, pour une fois, un instant, une pauvre heure, du bonheur d'être entre amis ; je tente de mettre de côté, dans une boîte au fond de mon esprit, tous mes regrets, mes colères, mon dégoût.
Cinq minutes ne passent pas sans qu'un de nous ne fasse une remarque amusante, qui nous arrache un sourire voire un fou-rire, si bien que quelques uns de nos collègues – surtout les petits nouveaux, les blancs-becs comme je les appelle – se retournent sur nos remarques amusées, mais on s'en fichait pas mal. Parfois, on discute aussi de manière plus sérieuse. Rire était délivrant, mais nous n'avions pas le genre de discussions que tous les élèves ont. Nous parlions de l'avenir, des problèmes en classe et toutes ces petites choses qui méritent un débat lors d'une heure de permanence entre amis. C'est ça, aussi, qui fait la force du lycée, et de cette époque si particulière, coincée entre deux âges, suspendue dans le temps. Et c'est pour ça que j'appréciais tant ces petits instants. Parce que même s'ils ne me comprennent pas toujours – « Tu vas beaucoup trop loin, mec. », me lancent parfois l'un des deux –, même si parfois je dois me freiner pour continuer la discussion plus sereinement, je suis au moins en partie moi-même. Et ça n'a vraiment pas de prix.
On entend au loin la sonnerie. On se lève tranquillement et on rejoint l'intérieur. Il y fait presque plus frais. À travers les grandes fenêtres qui longent les couloirs, j'égare mon regard dans l'azur infini du ciel. Il n'est même pas couvert d'un seul nuage blanc. Il n'y a que du bleu, sur une toile immense, infinie, absolue. Je respire un grand coup et j'entre dans ma salle d'espagnol.
Comme d'habitude, le cours est extrêmement long ; comme d'habitude, Mme Lopez crie sur la classe d'arrêter de bavarder sous peine d'une évaluation surprise ; et comme d'habitude, le mauvais déroulement de la classe, entre bavardages et mauvaises réponses, m'ennuie profondément. Heureusement, Mathis et Erwan sont là pour me soutenir et poser des questions un peu plus pertinentes à la prof, ce qui me permet de réagir à leurs différentes remarques et de contre-argumenter. Il me faut entretenir l'illusion de participer et d'être intéressé par son cours : c'est tout ce qui compte. Je ne suis pas un adepte du fait que les apparences soient considérées comme importantes, au contraire. Pourtant, pour ce cours, pour cet établissement, surtout vis-à-vis des enseignants, j'accepte de faire une exception, un compromis et de tordre le cou de mes idéaux.
Lorsque retentit, enfin, la sonnerie finale, marquant la fin de la matinée et le début du week-end, je ne peux m'empêcher de penser à cet après-midi qui va arriver. Une grande montée d'adrénaline m'envahit dans le plus grand des bonheurs. C'est donc avec empressement que je sors de la salle, d'autant plus qu'un orage infernal tonne dans mon estomac sans que je ne puisse l'arrêter – et ce n'est pas faute d'avoir essayé : j'ai appuyé de toutes mes forces dessus, j'ai bu de l'eau à en avoir envie de pisser et je lui ai même parlé. Ouais, je parle à mon putain de ventre, même s'il faut surtout avouer que c'est pour l'insulter et le traiter de tous les noms d'oiseaux.
Tout est normal chez moi, oui.
Bien que le lycée soit très appréciable, malgré tout ce que j'en pense, je n'ai pas préféré signer pour être demi-pensionnaire. Je n'ai pas encore eu de vraies tendances suicidaires, je ne vois pas pourquoi je commencerais avec la cuisine de cet établissement... En regardant les mines déconfites des rares camarades dont je suis proche et qui mangent au lycée, je me donne entièrement raison, et je me félicite grandement de ne pas avoir commis une telle stupidité. Souffrez, amis lycéens ! Mangez donc la pitance des démons !
Je retiens un rire sardonique en observant les condamnés courir à la cantine pour avaler leur horreur, tandis qu'avec mes copains – et Claire, qui nous a rejoint entre temps –, nous allons à l'extérieur. Nous devons jouer des coudes pour également passer au travers de la masse grouillante des élèves qui sont également externes ou qui veulent s'enfuir de cette prison de luxe. Une fois extirpés de cet amas bruyant, nous commençons à marcher tranquillement.
– Aujourd'hui, je teste celui au poulet, commente Mathis en observant la boulangerie au coin de la rue. La dernière fois, j'ai pris celui au poisson, j'ai cru que j'allais pas m'en remettre. Mon ventre non plus, d'ailleurs. Et pas que mon ventre, mon...
– Mathis, ta gueule, dis-je. S'il te plaît.
– Quoi, vous voulez pas savoir ce qui est arrivé ensuite ?
– Non, désolée Titis, ricane Claire.
– Surtout qu'on t'avait prévenu, ce n'est pas faute d'avoir essayé... lui rappelé-je.
– Personnellement, je pense que je vais le prendre le même que d'habitude, intervient Erwan, la tête dans les nuages.
– Eh, Dom Juan, fais attention où tu marches, le taquine Mathis. T'as failli marcher dans un trou.
– Hein ? Ouais. Mathis, tu sais quoi ?
– Non ?
Erwan lui fait un grand sourire :
– Tom a raison. Ta gueule.
– Eh ! C'est pas sympa ! se plaint le grand gamin.
– C'est le jeu, ma pauvre Lucette !
Mathis lui fit un beau doigt d'honneur avant de lui tirer la langue. Claire se mit à ricaner à son tour, emportant définitivement le groupe dans un grand fou-rire. Il faut bien deux minutes pour parvenir à nous calmer. On arrive finalement à la boulangerie pour commander notre sandwich. On doit bien attendre quelques minutes – très longues –, le temps qu'Erwan finisse de discuter avec la boulangère.
– Allez, Nicky Larson, vous continuerez votre discussion la prochaine fois, lui lancé-je, amusé, en le prenant par l'épaule pour le forcer à s'en aller.
En nous éloignant, je remarque que la jeune stagiaire essaie de masquer son rire face à la remarque. Sa petite vingtaine d'années lui a sûrement permis de comprendre la référence. En tout cas, nous voilà dans un parc à discuter tranquillement et à manger. Je tends les oreilles, écoutant le bruit du vent dans les arbres, des enfants qui jouent dans le parc, au ballon, qui courent, qui crient, qui éclatent de rire et qui vivent pleinement.
Parfois, l'ombre de cette jeunesse perdue, de ces sourires émerveillés par un monde encore nouveau et baigné de la lumière des premiers instants pèse sur mes épaules et fait grincer mes fragiles os sous le poids monstrueux de la nostalgie. Il y a dans leur manière de courir, de bouger, d'exister, l'élan de l'innocence. Sur l'arbre de la vie, quelques bourgeons semblent pousser et danser au gré du vent murmurant dans ce parc. En observant leur visage rayonnant, je me demande combien de temps il leur reste avant de découvrir l'horreur de l'avenir et le spectre du futur, celui-là même qui se mêle aux regrets du passé dans une danse ridiculement tragique. Mon cœur semble gonfler de désespoir à cette idée, et mes larmes viennent chatouiller mes iris. Ma vue se brouille sans que je ne puisse faire grand-chose. Je réprime ce courant de tristesse qui m'écrase dans un étau invisible et indestructible.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro