Chapitre 2 - partie 2
La cloche sonne. Je ravale difficilement la boule qui se forme au creux de ma gorge et, stylo en main, je pars à la guerre. Et comme à chaque guerre, je reviendrai victorieux. Normalement. Si tout se passe bien, je vais finir peu de temps avant la fin. Mon stylo gratte furieusement le papier, j'enchaîne les questions. Une demie-heure. Une heure... Les exercices ne sont pas très compliqués. Ils ont au moins le mérite de nous donner des points faciles, c'est déjà ça... Une heure et demie. Bientôt la fin. Il ne me reste plus qu'une question.
Soudain, mes muscles se crispent. Je lâche mon crayon et relève la tête pour observer le reste de la classe. Ils ont tous la tête baissée, sauf un ou deux qui papillonnent ou s'agitent. Il est même possible que je ne sois pas le seul à avoir presque achevé ma copie. Je laisse mon regard courir dans les rangs et observer les autres remuer comme des serpents en poussant des soupirs de bœufs. C'est très amusant. Je m'attarde alors sur le brun qui est à côté de moi, à deux places de moi. Mathis est penché sur sa feuille. Je pourrais presque voir les gouttes de sueur perler sur son front.
Mais en croisant son regard, je traîne derrière moi des boulets émotionnels bien plus gros que je ne l'aurais imaginé. Je lui souris rapidement et baisse la tête, replongeant le nez dans la dernière question du contrôle. Mon stylo veut glisser sur le papier. Il n'y arrive pas, comme bloqué par une force insurmontable. J'ai beau retourner le problème dans tous les sens et de tous les côtés, mon cerveau ne veut pas répondre. Il a décidé de s'éteindre, de laisser un peu de vide traverser les neurones ; plus rien ne passe, ou plutôt, plus rien n'est filtré. Après m'être interrogé sur le monde, la vie, les haricots verts et toute sorte de légumes en songeant qu'il serait amusant d'écrire un poème sur les fruits à l'image du poème de Rimbaud sur les couleurs, je me demande ce que je vais bien pouvoir manger ce midi. Je n'ai pas la réponse. Ni à ça, ni à la raison d'être, ni, visiblement la réponse qu'il me faudrait pour achever cet exercice. Enfin, pour être tout à fait exact, ce n'est pas que je ne l'ai pas. Je l'ai, mais elle ne veut pas venir. Trop de chansons, de mots, de langues, de chiffres me hantent l'esprit. Trop de problèmes d'amitié, aussi. Je retiens une larme. Je ne peux pas me permettre de craquer, tout simplement. Ce n'est pas possible.
– C'est fini, ça y est ! Posez vos stylos !
La voix de l'enseignant me sort de mes tourments émotionnels. Tout le monde soupire. Une vague d'agitation commence à se soulever que le quadragénaire fait taire en tapant dans ses mains. Je rends ma copie, dégoûté. J'ai vingt de moyenne. Maintenant, ce n'est plus tout à fait exact : j'avais vingt de moyenne en mathématiques. Je sais que dans notre société, il est de plus en plus difficile d'admettre que des gens bons en maths existent. Mais ils sont là, ils existent. Nous sommes dans l'ombre, et certains vont jusqu'à dire que nous sommes des extraterrestres. J'ai entendu tellement de remarques qu'il ne serait pas évident de toutes les retransmettre.
Je quitte donc la salle, écoeuré. Je déteste la faiblesse. J'ai fait preuve de faiblesse. Je me dégoûte. Que vont penser les autres ? À quoi aura servi mon talent et ces pauvres révisions ? Ce temps perdu devant mes livres ? Si je n'avais pas été autant perturbé par ce que je venais d'apprendre, j'aurais réussi. J'aurais rendu une feuille complète, j'aurais eu vingt, et tout serait resté normal. Mais non. Il fallait que je fasse la gueule parce que le monde m'ennuie. Il fallait que, dans un vain espoir d'amitié, ils s'inquiètent pour moi. Il fallait qu'ils m'inscrivent à ce concours débile – parce que soyons clairs, Mathis n'est pas le seul responsable, Claire est aussi fautive – et que ça me perturbe sérieusement. Il fallait que tous ces éléments me tombent dessus. Aujourd'hui. Juste avant mon contrôle.
Je peste de rage et rejoins l'extérieur. J'ai besoin de prendre l'air. Le vent souffle contre ma peau en d'agréables chatouilles. Ce n'est qu'un maigre réconfort, mais sentir le courant d'air sur ma peau me fait un bien fou. Puis tout recommence. La récréation est le lieu des bavardages, des amitiés, des débats...
Pas pour moi.
Je remets en place mon sac à dos et marche à grands pas dans la cour. Au passage, je salue de la main une ou deux anciennes connaissances qui ne prennent même pas la peine de venir me parler. Sur le coup, je n'y pense pas, mais je sais très bien que ça va travailler mon cerveau toute la journée. Bande d'imbéciles, la prochaine fois ils n'auront droit à aucun bonjour ni rien. Je monte quelques escaliers en colimaçon – mon dieu, qu'est-ce que cette architecture est laide –, et arrive au premier étage. Devant moi, des portes vitrées. Je les pousse et entre dans mon royaume, mon lieu de retraite.
La bibliothèque du lycée est peut-être le seul lieu agréable de l'établissement. Bien organisée, claire, elle a le mérite d'être accueillante malgré les murs grisonnants. Des fauteuils rouge trônent dans un coin près des bande-dessinées ; les romans, au centre, et les autres livres – documents et autres –, légèrement au fond. Plusieurs rangées de tables coupent l'immense pièce. Plusieurs élèves sont attablés, lisant ou discutant de tout et de rien : surtout de rien. Ils cachent maladroitement leur portable aux yeux des adultes passant dans le coin, ils font leurs devoirs mais en bâclent la moitié, ils lisent les nouveautés... sur les réseaux sociaux. La bibliothèque, pour faire simple, pour le commun des mortels, c'est comme le lycée transformé en un serpent. On y retrouve les mêmes personnes qui font les mêmes activités, mais ils se cachent et le font de manière détournée.
J'arpente la bibliothèque à la recherche d'un coin où je pourrais m'asseoir afin de continuer mon livre. Heureusement, le siège que j'occupe d'habitude est libre. Je m'y installe donc et reprends ma lecture du matin. Le livre de Salinger est décidément très enrichissant. Je regarde ma montre de temps en temps pour ne pas me faire piéger par l'heure, et j'espère alors que ni Claire, ni Mathis, ni Erwan n'aura l'idée de venir.
Tandis que je termine mon chapitre dans un silence perturbé comme seule une bibliothèque peut en avoir, quelques mots parviennent à mes oreilles. Curieux, je me lève et arpente les étagères à la recherche d'une œuvre – et de plus amples informations sur ce que je viens d'entendre. Derrière une série de bouquins, mes yeux tombent sur un bureau supplémentaire et aménagé, visiblement, pour une occasion spéciale. Quelques élèves s'y sont agglutinés.
– Les inscriptions, je souffle, agacé.
L'espace d'un instant, concentré dans mon activité, j'ai oublié que c'est ici que l'Oral Battle se prépare. Du moins, une grosse pancarte hideuse indique en rouge « Inscriptions ». Emprisonné dans mon introspection, je suis passé à côté. Ce n'est peut-être pas plus mal, finalement.
– Excusez-moi, monsieur, je vais sûrement faire une remarque désobligeante, mais mon cœur m'y oblige : ce concours est sexiste !
Je relève la tête en entendant ces quelques mots prononcés avec suffisamment de force pour qu'ils parviennent jusqu'à moi. Devant le bureau qui est indiqué par le panneau des inscriptions, se tient une lycéenne, droite, fière, la tête haute. Ses poings sur les hanches, elle dévisage le documentaliste qui la regarde d'un air surpris.
– Pourquoi dites-vous ça, mademoiselle ? demande l'homme derrière le bureau.
– C'est évident, non ? Enfin, regardez ! « Venez nombreux »...
– Et alors ? s'exaspère-t-il.
– Et alors ? s'étrangle l'élève. Et alors ? Monsieur, c'est du sexisme, enfin ! Pourquoi cette affiche n'a-t-elle pas été écrite avec « Nombreu.se.s » ?
– Eh bien...
La lycéenne se redresse. Ses cheveux caramels dansent dans un mouvement de vague. Elle les replace d'un mouvement habile, un mouvement qu'elle maîtrise à la perfection, un mouvement déjà sûrement fait mille fois. Elle toise les autres étudiants qui ne comprennent pas trop ce qui se passe et qui ne disent rien puis passe un regard accusateur sur sa victime.
– Eh bien, vous n'avez pas d'arguments, voilà ce qui se passe.
– Ne poussez pas le bouchon trop loin, mademoiselle.
– Je vous dis uniquement la vérité. Notre société a évolué, la langue aussi, c'est aussi simple que ça. Je vous dis juste ce que je pense : c'est honteux. Voilà.
– Oui, oui, sûrement. Vous comptez vous inscrire ?
– Bien sûr !
Je peux presque l'entendre souffler une réplique telle que « Quelle question ! ». Elle attrape le stylo posé sur le bureau, se penche sur la feuille et gribouille son nom, pose le stylo et se redresse. Je retiens un violent recul. Parce que ses yeux d'une teinte violine, encadrés par ses longues mèches, cherchent mon regard. Non, ce n'est pas possible. Ce n'est pas moi qu'elle regarde. Et pourtant, si. Elle ne semble pas bouger, elle s'écarte uniquement pour laisser les autres passer.
J'aimerais sourire. Peut-être même engager la conversation. De fil en aiguilles, je l'imagine avec la bague au doigt. Oh. Bordel. Mon cerveau a complètement craqué. Si elle n'arrête pas de me fixer comme ça, je vais nous imaginer dans une maison de retraite. Je ne veux pas. Je ne veux pas. Je ne ... Un tendre frisson de dégoût me traverse l'échine.
– Sois sociable, pour une fois, Tom, je me mets à murmurer mentalement.
Malgré moi, je souris. Parce que ce n'est pas la première fois que je la croise dans les couloirs. Son visage m'est étrangement familier. Peut-être l'ai-je vue avec Claire. C'est possible. Son style correspond tout à fait aux genres de personnes que fréquente mon amie. Et ce n'est pas non plus la première fois qu'elle fait un scandale pour ce genre de sujets. Il faut que je retienne un sourire bête qui veut se dessiner quand je repense à tous ces coups de gueule poussés avec une sacrée élégance. Je la vois : elle répond à mon sourire, dessinant ses magnifiques joues.
Je baisse alors les yeux et fais semblant de me reporter sur la quatrième de couverture d'un livre que j'avais entre les mains. Je perds mon regard entre les lignes, lis, relis, encore et encore, mais je n'arrive pas à me concentrer sur ce que je fais. Je grogne entre mes dents. Lorsque je relève la tête, un élève passe devant mon champ de vision, mais lorsque la vue me revient, je ne la vois plus. Elle est partie, tel un fantôme, ne laissant derrière elle que le souvenir de ses remarques cuisantes qui ont laissé ce pauvre documentaliste pantois et mon cœur en suspension.
Mes jambes sont fébriles quand vient le moment de retourner m'asseoir ; il me reste suffisamment de temps avant le dernier cours de la matinée – et de la journée. C'est aussi pour ça que j'apprécie particulièrement le mercredi. Parce qu'on n'a pas cours l'après-midi ; parce que le monde ne peut pas m'étouffer, parce que je n'ai pas à supporter la médiocrité des autres durant quelques heures.
– Eh ben...
Mes mots s'écroulent comme moi sur le fauteuil. J'essaie de plonger dans mon livre, mais c'est comme si un plongeur tentait de sauter au milieu d'une piscine dont l'eau s'enfuit au moment où il fend les airs. J'essaie une fois, deux fois, trois fois, mais impossible : le flot de mes pensées me ramène à ce petit incident. Et je me dis que cet incident a allumé un bel incendie dans ma journée. Bien sûr, une altercation avec mes amis ne suffit visiblement pas : il semble nécessaire que la main du destin ait décidé d'agiter son petit majeur boudiné dans ma direction. Et pourquoi ai-je détourné le regard, d'abord ? Pourquoi mes yeux ont-ils été incapables de soutenir cet échange ? Plus je me pose la question, plus la colère gonfle comme une lame de fond.
Je me pince l'arête du nez, en vain. Ma vue fatigue. Je soupire lourdement : j'ai encore oublié de mettre mes lunettes de lecture. Pourtant, quand j'étais plus jeune, le médecin avait été clair sur la question. Je ne sais pas pourquoi, j'ai toujours eu peur d'être aveugle, de ne plus voir le monde, ses couleurs et sa beauté, de ne plus saisir les nuances azurées du ciel et les éclats verts de la nature. Depuis ce jour, je n'oublie que très rarement mes lunettes. Cette journée part vraiment dans tous les sens. Un petit couteau cérébral semble aussi s'amuser à me perforer les neurones, ce qui rend la lecture particulièrement amère.
– Bon, ok, c'est vraiment une journée de merde.
Je claque le livre, le repose sur l'étagère, prends mon sac et me dirige vers la sortie à grandes enjambées. Au même moment, la sonnerie retentit, mélodieuse et mettant un terme à notre bonheur. Alors que je vais franchir la porte pour me rendre dehors, je reviens sur mes pas en songeant à cette rencontre hasardeuse.
Arrivé devant le bureau, je suis salué par le documentaliste qui me demande si je veux m'inscrire. Je comprends, évidemment, que je n'ai pas le choix de faire semblant de le faire si je veux observer la liste des inscrits. Je me penche dessus, prends le stylo, et fais mine de commencer à marquer mon nom. Je parcours les noms des malheureux qui sont notés. Elle est la dernière sur cette liste. Un petit sourire s'empare de mon visage, et j'essaie de prendre l'air le plus désolé et le plus stupide que je puisse prendre :
– Eh bien... Finalement, j'hésite encore un peu. Vous pouvez me redire la date ?
– Vous avez le temps, jeune homme. Ce n'est pas avant un mois et demi.
– Ok, très bien, merci ! Au revoir !
– Au revoir.
– Oh, au fait, essayez d'utiliser l'écriture inclusive, la prochaine fois, ça fera plaisir à de nombreuses personnes.
Et je le plante là, avec son stylo, sa feuille d'inscription que j'aurais envie de brûler, ses cheveux qui tombent et son bureau mal rangé, et je sors de la bibliothèque.
Le premier constat que je fais en retournant dehors, c'est que le temps s'est rafraîchi pendant que j'étais à l'intérieur. Le deuxième constat, c'est que, même si ce lycée est une vaste plaisanterie de mauvais goût, il peut s'y passer des choses intéressantes.
Je revois son regard passionné défier le documentaliste, j'entends de nouveau ses arguments claquer dans l'air, prenant à témoin tous les élèves dans la salle. Je me redis son nom dans ma tête. Venus Andersen. Quel joli nom.
– Le hasard est le maître de l'humour, disait Max Ernst. Je dirais qu'il a une préférence pour le cynisme.
Ma remarque m'arrache mon premier vrai sourire de la journée.
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