Chapitre 2 - Partie 1
Comme la plupart du temps, lorsque je descends pour me rendre au lycée, Mat m'attend en bas. S'il est parfois très énervant, taquin, trop bavard pour un rat de bibliothèque comme moi, il faut bien lui reconnaître sa ponctualité. Surtout depuis qu'il est au lycée, en fait.
– Hey, Toto ! me lance-t-il joyeusement.
– Salut, Mat. Ça va ?
– Parfaitement, et toi ?
– Ouais.
Cacher cette nuit désastreuse. Absolument, à tout prix. Je ne veux pas d'un interrogatoire. Je bâille néanmoins, essayant de me débarrasser des restes de ce sommeil fragmenté. Il me lance un grand sourire, mais je vois bien que dans ses yeux brille une légère inquiétude.
– Ta migraine est passée ?
Sa question est tellement loin d'être innocente que j'ai presque envie de ricaner. Heureusement, comme je marche plus vite que lui, il ne peut pas voir l'ombre du sourire qui se dessine sur mon visage.
– Oui, oui. Ne t'en fais pas.
– Sûr ?
– Mathis, tu ne vas pas t'y mettre... Claire est déjà assez maternelle comme ça, je n'ai pas besoin de ça.
Il ne répond pas et me rattrape. Passant à mon niveau, je lui tape gentiment sur l'épaule.
– Ne t'en fais pas. Et désolé pour hier, j'étais fatigué.
– T'inquiète. De toute façon, la journée a été longue pour nous aussi. Lopez est une vraie peau de vache, tu ne trouves pas ?
– Ne m'en parle même pas. Cette prof, je la vilipende.
– Tu la... Quoi ? répète Mathis, en haussant un sourcil.
– Je la déteste. Comme tous les élèves, j'imagine.
– Ouais.
Sauf que je ne la déteste pas pour les mêmes raisons que lui ou que d'autres élèves. Eux la détestent parce qu'elle leur file des notes pourries et parce qu'elle gueule tout le temps. Bien sûr, moi aussi, ça me gonfle. Mais en plus, j'ai le loisir de constater chaque fois qu'elle nous fait cours à quel point elle a été parachutée dans ce lycée. Autrement dit : eux la détestent parce qu'ils sont ou trop idiots ou ont l'esprit rebelle – Mat n'est pas si idiot que ça, juste un peu rebelle. Moi, parce que je la trouve médiocre.
Un vent de septembre se lève. Cette fois-ci, le ciel s'est couvert de sa robe de cendres. Je suis sûr qu'il va pleuvoir.
– J'espère que ce sera pendant les cours. Ça va compléter le tableau, tiens.
– Hein ?
Eh merde. Je note dans un coin de ma tête qu'il faut arrêter de parler à voix haute alors que je ne fais que penser.
– Il va pleuvoir, dis-je.
– Ah.
– Et donc, je disais que j'espère que ce sera pendant le cours.
Mathis acquiesce, l'air grave, comme si je venais de dire un truc super important et solennel. Décidément, il n'est pas le plus intelligent, mais au moins, il a le don de me faire sourire.
On arrive enfin, après quelques minutes de marche, à l'arrêt de bus, complètement désert. C'était un petit coin minable. Quelques étudiants le prennent parfois, mais ils n'ont même pas la décence de jeter leurs canettes de bière ou de soda à la poubelle. Pathétique. Je m'assois sur le banc métallique en remettant correctement ma veste. Mathis ne s'y pose pas : il s'y étale de tout son long.
Je râle, mais ça ne gêne pas mon camarade qui se redresse juste un peu pour ne pas m'écraser. De toute façon, le bus arrive. Je ne le dis pas au brun, mais s'il avait osé continuer son cirque, je pense que la claque, la bonne grosse claque fraternelle qui calme, serait partie d'elle-même pour rencontrer le coin de son nez. J'ai horreur d'être dérangé.
La grosse machine s'arrête juste devant nous, et dans un couinement agaçant, les portes s'ouvrent. On monte dedans, et je m'installe sur un des sièges au fond. Mathis s'installe juste en face de moi. Claire ne prend jamais le bus avec nous, puisqu'elle n'habite vraiment pas loin du lycée. Je déteste prendre les transports en commun. C'est un monde horrible dans lequel toute la populace s'y réunit dans le but de nuire aux pauvres gens innocents comme moi : les bonhommes qui parlent trop fort, les dames qui font des réflexions désobligeantes, les gosses que leurs parents n'ont pas été foutus de bien élever et qui couinent sans cesse, le chauffeur de bus désagréable et impoli , et ce ramassis de lycéens de tous horizons. Insupportable.
Comme chaque fois que je monte dans ce véhicule, je pose mon sac par terre et j'en sors mon livre ainsi que mon casque. J'adore ce petit moment de répit : je suis seul avec le plaisir infini des mots. Personne pour me déranger. Rien pour me contrarier. Juste mon imagination débordante, le flot des instruments qui flottent dans mes oreilles et moi-même. Mes amis savent très bien que ce moment est sacré pour moi. L'idiot qui aurait l'idée de me saper ce plaisir n'a pas encore eu le courage de se manifester. Même Mathis n'est pas suffisamment débile – ou audacieux – pour m'interrompre. Souvent, un regard noir suffit. Avant de plonger dedans, je vois bien qu'il regarde le bouquin. Inutile d'avoir fait de la psychologie à Harvard pour deviner qu'il veut savoir ce que je suis en train de lire ; et j'ai raison, puisque c'est la première question qu'il me pose.
– L'Attrape-cœurs de Salinger. Tu m'as déjà posé la question hier, il me semble.
– Mais hier, tu lisais un livre de fantasy. Tu changes tout le temps, Toto. D'ailleurs, tu savais que ce livre était le livre de chevet...
– ... de nombreux tueurs en série, oui, je sais. C'est connu.
– Tu comptes assassiner qui, aujourd'hui, Toto ? me taquine le brun.
– Toi, si tu ne la boucles pas.
Pour accompagner ma menace, je pointe mes deux doigts en direction de son torse et je fais le geste le plus dangereux pour un enfant jouant à la guerre.
– Pan. Voilà, t'es mort. Maintenant, laisse-moi continuer, s'il te plaît.
Cette phrase est la dernière que je ne prononce avant que le moteur du bus ne se mette à ronronner tranquillement et que la ville ne défile par la fenêtre. De temps en temps, je lance un regard discret à mon camarade, qui est plongé dans la contemplation de son écran de téléphone. La lumière bleue de l'appareil éclaire ses légères taches de rousseur et ses yeux marrons. Je trouve ça plutôt mignon. Mais les lignes de mon livre sont un peu plus intéressantes. Beaucoup plus. Infiniment plus.
Je sens le bus s'arrêter plusieurs fois, et plusieurs fois, je vois aussi Mat se ronger les ongles en me lançant un regard discret. Je termine mon chapitre et range mon livre en le claquant suffisamment fort pour que ça le sorte de sa torpeur. Un coup d'oeil à la vitre m'indique qu'on est à cinq petites minutes de notre arrêt. Il me sourit :
– Ah, tu l'as fini ?
– Non, pas encore, mais j'ai regardé le nombre de pages avant le prochain chapitre, je n'aurai pas le temps de le finir. Du coup, je préfère m'arrêter là.
– Ouais, je vois. C'est comme une série, c'est chiant de commencer un épisode et d'être coupé au milieu.
– Exactement !
– Ah, tiens, au fait, t'as vu au lycée ?
– Quoi ?
– Y a plein d'activités... Et là, ils organisent un espèce de concours, un partenariat entre le club de théâtre et le club de débats.
– Ah bon ?
Je sais que ce n'est pas la première fois que ce concours est organisé. Et ça ne m'intéresse pas plus que ça. C'est loin d'être super amusant. En plus, ce concours se paie le luxe d'être chronophage. Bref, je sais que ce sera sans moi.
– Ouais. L'Oral Battle ! C'est trop cool, sérieux !
Choisir l'anglais pour avoir l'air cool.. C'est débile, comme nom.
– C'est débile, comme nom.
Je me passe la main sur le visage, excédé par ma propre manie à dire tout ce que je pense. Mathis a l'air super enjoué. On a l'impression que c'est un truc extraordinaire pour lui. Mais ce n'est pas le cas. Ça n'a strictement rien d'extraordinaire.
– Tu veux y participer ? je demande, tout en connaissant très bien la réponse.
– Ah, non, pas moyen ! J'aimerais bien, mais tu sais très bien que...
Bah oui, évidemment. Son zozotement. Je l'ai presque oublié, tellement j'y suis habitué. Il s'avance alors, et un indescriptible sourire s'empare de son visage :
– Moi, non. Par contre, on sait à qui ça ferait du bien.
L'information met quelques secondes à courir jusqu'à mon cerveau, mais elle vient. Mon Dieu, c'est une blague. C'est une vaste blague.
– Tu déconnes ?
– Les inscriptions ont démarré hier soir, en ligne, et... Je suis sûr que tu vas gagner !
– Non. Je n'y participe pas.
– En fait... tu es déjà inscrit, Toma...
Il n'a pas osé. Si, il a osé. Mon Dieu. Non. Il l'a fait. Mon Dieu, c'est une putain de blague.
J'ai envie d'exploser, de me lever, de claquer sa tête de gamin suffisant, de demander au chauffeur de s'arrêter, d'ouvrir la porte et de me laisser descendre. Je ne fais rien de tout ça, restant juste là, assis, à le dévisager. Ma mâchoire exerce tellement de pression que ça ne m'étonnerait pas de sentir mes dents se fracturer. Le sang me monte aux joues. Décidément, mes doigts me picotent. Je veux le gifler. L'étrangler. Lui écraser la tête contre le mur. À la place, je pousse un long soupir et m'enferme dans le silence. Je fixe la vitre en essayant de retenir le flot d'émotions qui coule dans mon corps. La colère et la tristesse se succèdent dans un violent orage interne. Je sens que Mathis veut en placer une, mais ma froideur le tient à une distance respectable.
Les quelques minutes restantes avant d'arriver au lycée me paraissent interminables, mais comme toute illusion, elle se termine. Je descends de ce véhicule de l'enfer et marche d'un pas décidé. Vexé, contrarié, je ne suis pas sûr de vouloir terminer le chemin jusqu'à mon deuxième enfer en compagnie de mon traître de meilleur ami.
Mais ce dernier ne semble pas en avoir fini avec moi et est presque obligé de courir derrière moi. J'accélère le pas, il accélère aussi et respire de plus en plus fort. C'est ça, souffre, traître. Finalement, tout sportif qu'il est, il parvient à me rattraper. Je ne dis rien.
– Tom, attends ! S'il te plait...
– T'es sérieux ?
Je m'arrête. Ma voix ne me ressemble pas. Elle est rayée. Elle est aussi dure qu'un roc. Mathis manque de me rentrer dedans en stoppant brusquement sa marche. Je le dévisage froidement.
– J'ai jamais été aussi sérieux que là, Toto.
– Mais t'es con, ou quoi ? j'explose. Comme si j'avais du temps à perdre pour ce genre de conneries ! Tu aurais pu au moins me demander mon avis ! Je sais pas moi, un message, un truc du genre ! Mais non, toi, avec tes gros sabots et tes petites attentions, tu as été m'inscrire à ce concours débile ! « L'Oral Battle » ? Non mais je rêve. C'est ça. C'est une blague. Tu me fais une grosse blague, même si on n'est pas en avril, même si on n'est qu'en putain de septembre et que mon année scolaire commence super bien.
– Eh, Toma...
– Quoi ?
– Calme-toi. S'il te plait.
– Que je me calme ? Tu te fous de ma gueule, c'est ça, ou le peu de neurones que tu avais viennent de griller ? Pouf ! Envolés, les neurones du petit Mathis ?
– Non, pas que je sache, ricane-t-il. Mais je n'ai pas dit que tu étais forcé d'y aller, tu sais. Juste, s'il te plaît, réfléchis-y. Je suis sûr que ça te fera du bien.
– Tu sais que je n'aime pas ce genre de concours.
– Et tu sais que je n'aime pas voir mon pote végéter et s'enraciner. Je t'ai toujours connu actif et volontaire, Tom. La plupart du temps, mais tu ressembles de plus en plus à une plante verte.
– Une plante verte... ?
Je vais le frapper. Oh mon dieu, j'ai envie de frapper mon meilleur ami.
– Une plante verte sacrément intelligente et autonome, mais une plante verte quand même. Et ce concours, c'est l'occasion de retrouver l'ancien Toma.
– T'es stupide. Aho. Baka. Idiot. Imbécile. Idiota. Estupido niño...
– Oui, oui, oui, je sais, tu me le répètes environ cinq fois par jour, je vais finir par y croire, tu sais !
Je suis consterné. Il arrive à faire de l'humour alors qu'on est censé se prendre la tête, se disputer, s'entretuer.
– Mais sérieusement, Toto. Réfléchis-y...
– Non.
– Allez !
Je soupire, agacé. Je veux juste qu'il me lâche.
– Peut-être.
Pourtant, je sais très bien quelle sera ma réponse finale. Et Mathis aussi. Alors on finit le chemin dans un long silence. Les grilles du lycée apparaissent devant nous. La journée a à peine commencé que je me sens agacé. Et ce n'est pas ce qui nous attend qui risque de me redonner le sourire. Un contrôle de maths. Je rentre rapidement dans le lycée après avoir salué Claire – plus par politesse que par envie. À chaque pas dans le couloir, des bribes de la conversation d'hier me revient en mémoire. Et chaque pas devient alors une épreuve. Ne pas pleurer. Ne pas pleurer. Ne pas pleurer. Et je me félicite de ne pas marmonner ce que je suis en train de penser. Derrière moi, Claire et Mathis suivent et discutent tranquillement. Je n'ai pas besoin de les regarder pour savoir que, derrière la conversation sur le chat ou le chien de l'un ou de l'autre, se cachent des regards et des inquiétudes à propos de moi. Je ne suis pas si stupide que ça.
Lorsque j'entre en classe, c'est presque un soulagement. Le prof lève la tête alors qu'il est en train de distribuer les copies. Il me fait signe d'entrer après m'avoir dit bonjour. Derrière moi, suit Mathis, accompagné de Laura, la fille qui s'était faite remonter les bretelles par la vieille bique. Claire n'est pas dans notre classe, alors elle file dans un autre couloir pour rejoindre une autre salle. Je m'installe tranquillement à ma place et regarde le contrôle. Je n'ai pas envie de le faire. Mais ai-je seulement le choix ? Sartre dirait oui. Dans les faits, coincé entre cette table et cette chaise, ce n'est pas si aussi simple.
– Bien, vous avez deux heures. Bon courage !
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