Chapitre 14 - Partie 3
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L'odeur du café flotte dans l'atmosphère. Je prends ma tasse et la porte à mes lèvres avec prudence, ne désirant pas me brûler. Le contact avec la chaleur de l'objet me fait oublier l'espace d'un instant le froid d'un début d'hiver très pénible. Le liquide qui descend dans ma gorge me tourne la tête un court instant. Voilà quelques années, deux ou trois, que j'ai commencé à apprécier les bienfaits de la caféine, chose que ne comprennent les deux autres garçons de la bande. Claire, en revanche, partage les mêmes goûts en café que moi, ce qui nous amène parfois à en boire un lorsqu'on se retrouve.
En face, Vénus reste parfaitement stoïque, posant son regard énigmatique sur moi. Je ne sais absolument pas comment définir cette manière qu'elle a de m'observer. Je ne saurais même pas dire si ça me plaît.
– T'as passé une bonne journée ?
J'avoue que ce n'est certainement pas la meilleure façon de commencer une conversation. Tant pis.
– On peut dire ça, répond-elle avec un petit sourire. Cette journée est remplie de surprises.
– T'as été surprise ?
– Par les résultats du bac blanc, acquiesce-t-elle. Je pensais avoir raté deux de mes épreuves.
– Et au final, tu retrouves en tête du classement.
– Eh oui. Tant mieux. Bon, et toi, du coup ?
– Comment ça, moi ?
– T'es fier de ton résultat ?
– Eh bien... Oui. J'ai eu de très bons résultats. Je n'ai pas été surpris, pour être honnête.
– Je m'en doute.
– Mais d'aussi bonnes notes, ça fait toujours du bien.
Vénus esquisse alors un sourire :
– Effectivement. Mais parfois, l'inverse est aussi vrai, non ?
Je l'observe un court instant, totalement abasourdi à l'idée qu'elle est en train de parler de ma défaite. Mais je ne dis rien. Après tout, elle n'a pas tort.
– Je suppose.
Je ne vais tout de même pas rentrer dans son jeu !
Un long silence s'installe. Nous ne savons pas vraiment quoi dire. Nous sommes comme deux chats sauvages qui s'étudieraient sous toutes les coutures. Je sens mes poils se dresser sur mes bras chaque fois qu'un client du bar dans lequel nous nous trouvons ouvre la porte ou nous regarde.
– T'es bien en section économique, non ? reprend-elle.
– C'est ça.
– Pourquoi ? me demande-t-elle.
– Pourquoi ?
– Pourquoi as-tu choisi cette filière, Toma ?
Je prends un moment pour réfléchir à sa question. Il est vrai que même si j'analyse tout et n'importe quoi, je n'ai jamais réussi à m'arrêter sur une raison particulière quant à mon choix de parcours au lycée.
– Je te répondrais bien que c'est pour étudier le monde, parce que c'est un fait, j'aime ça et tu as dû le constater par toi-même. Je dirais bien aussi que je préfère les sciences sociales aux sciences dures, ou que c'est parce que ça ouvre plus de portes après le lycée. Mais la vérité, c'est que je n'en sais trop rien. C'est à la fois pour tout ce que je viens de te dire et parce qu'on m'y a mené un peu sans que je ne le choisisse. Par on, je parle de moi, hein. Mes parents m'ont toujours laissé le choix. Et toi ? Pourquoi les lettres ?
– J'aime la littérature et tout ce qu'elle apporte. Ni plus ni moins, réplique-t-elle en haussant les épaules d'une façon désabusée.
– Clair et direct, dis-je, un rire dans la voix. C'est sûrement moins morne qu'un bon cours d'économie ou d'histoire.
– Oh, détrompe-toi... Certains auteurs sont assez talentueux pour remplacer une bonne boîte de somnifères !
Sa remarque me fait échapper un petit rire.
– Les livres ou les cours ? la questionné-je, malicieux.
– Tu marques un point, reconnaît-elle en comprenant ce que j'avais sous-entendu juste avant. C'est quand même fou que des gens se retrouvent dans des filières sans les avoir choisis de leur propre chef...
– Les préjugés ont la vie dure, les gens ne pensent pas totalement par eux-mêmes.
– C'est tout à fait ça. Qu'est-ce que tu veux faire, plus tard ?
– Franchement ? Je ne sais pas. Je veux juste me rendre utile. Aider le monde. C'est tout ce qui m'importe.
– Quel bel idéal, affirme-t-elle, presque rêveuse.
– Honnêtement, ça me paraît être tout à fait normal, dis-je. Je ne comprends pas notre monde actuel. Il est trop égoïste et trop mesquin. Je ne dis pas qu'il faut seulement vivre pour les autres. Je ne comprends pas non plus les gens trop altruistes. Mais il y a un déséquilibre trop évident de nos jours. Tout le monde ne pense qu'à soi. Et un groupe d'individualistes est certainement très fort, mais peut-on seulement appeler ça une équipe ?
Ma tirade finie, j'observe Vénus. Imperturbable, ma camarade boit tranquillement. Je lance un coup d'oeil aux alentours. Une légère brise s'engouffre dans la salle, témoignant de l'arrivée d'un nouveau client et du départ de deux autres. Lorsque je reporte mon attention sur mon ex-adversaire, je constate qu'elle s'est parée d'un sourire énigmatique.
– Qu'est-ce qui te fait sourire ?
– Non, rien, répond-elle. Quoiqu'il en soit, je suis assez d'accord avec toi.
– Et toi ? Qu'est-ce que tu veux faire ?
– On est dans la même situation, toi et moi.
Elle m'explique brièvement qu'elle change de désir comme on changerait de vêtement ou de fond d'écran. Médecin, astronaute, ingénieure, mathématicienne, écrivaine, Vénus me fait part de son envie de tout connaître. Au fur et à mesure que ses mots coulent, je me rends compte que nous partageons une similitude de plus : le goût du savoir.
– Mais ce que je veux vraiment faire, c'est défendre les faibles et ceux qui ne peuvent pas se défendre seuls.
– Très bonne vocation, maître.
– Eh ! Ne te moque pas ! me répond-elle, faussement vexée.
– Je plaisante, Vénus. Le droit est un domaine intéressant. Moi, ça ne m'attire pas plus que ça.
– Eh bien moi, si, ça m'intéresse. C'est assez dommage qu'on n'ait pas vraiment de cours de droit au lycée !
Je hausse les épaules, dubitatif. Je ne suis pas certain que ça intéresserait grand monde. Mais devant l'air rêveur de Vénus, je n'arrive même pas à contre-argumenter.
Autour de nous, le bar se remplit. Les conversations enflent comme un ballon chargé d'hélium. Les serveurs traversent la salle d'un bout à l'autre, ne ralentissant que pour demander aux clients ce qu'ils souhaitent consommer. Les tables animées se font écho les unes les autres. À droite, une mère de famille boit un café et ricane gaiement avec sa fille. À gauche, deux vieillards regardent la télévision accrochée en haut, les yeux rivés sur la course de chevaux qui y est retransmise. Au fond, assis sur une banquette, un jeune homme fixe l'écran de son ordinateur, les doigts filant à toute vitesse sur son clavier. Son casque entoure sa chevelure blonde qui lui descend jusqu'au cou, ondulant avec sauvagerie.
– C'est de toute beauté, commente ma camarade.
– Pardon ?
– De voir un écrivain en plein travail. Tu ne trouves pas ça fascinant ? Être spectateur de l'inspiration qui frappe quand elle veut, et où elle veut.
– Si tu le dis.
J'avoue sans complexe que ce genre de spectacle est très appréciable, quasiment mystique. Néanmoins, le regard qu'a lancé la blonde dans sa direction m'a presque déplu.
– J'aimerais bien écrire un livre, un de ces jours, dit-elle.
– Je te le souhaite ! Tu me feras signe quand tu le publieras ?
– Tu seras le premier au courant.
Au moment où nous nous échangeons un sourire, mon regard se retrouve captivé par une personne, derrière la vitre. Cette dernière s'assied quasiment à même le sol, s'appuyant seulement sur le perron du bar. Mon cœur se comprime quand je vois son état. Cependant, cette tristesse dérive sur le fleuve de la colère lorsque je constate que tous ces pantins sans âme qui marchent dans la rue ne s'arrêtent pas, ne lui adressent ni regard ni sourire, le laissant comme le fantôme qu'il ne devrait pas être.
– Attends deux minutes.
– Tu vas où ? me demande-t-elle.
– Je reviens.
Je me lève et sors du bar, tourmenté par cette injustice qui ne devrait pas exister. Saloperie de cinquième enfer. Dehors, le froid est encore plus mordant que d'habitude. Je ne sais pas parler aux gens, même si je veux être plus sociable. Pourtant, avec cet homme, assis misérablement, je n'hésite même pas.
Me plantant devant lui, j'ignore comment commencer la conversation. Par un simple bonjour ? Je ne sais pas. Du coup, je lui tends juste la main. Il lui faut un moment pour comprendre, mais il finit par lever les yeux. Il n'est pas beaucoup plus vieux que moi. Je lui donne maximum trois ans de plus que moi... Comment un gars de cet âge peut-il se retrouver à la rue ?
– Bonjour, lui dis-je.
– Salut, répond-il. Qu'est-ce qu'il y a ?
– Tu veux venir à l'intérieur ?
– Je fais si pitié que ça ? ricane-t-il amèrement.
– Du tout, mais il fait froid et ce n'est pas le lieu le plus confortable pour faire une pause, dis-je en désignant la petite marche sur laquelle il est assis.
– Et pourquoi pas ? J'attends quelqu'un, je n'ai pas le temps d'attendre dans le café.
– Qui, la faucheuse ?
– Peut-être bien.
De fil en aiguille, je parviens à le convaincre de venir à l'intérieur. Assez gêné, Aaron, puisque c'est son nom, se met en retrait. M'excusant auprès de Vénus, je pars lui commander un café. On discute un court instant, mais il insiste finalement pour ne pas me déranger plus longtemps.
– Je ne voudrais pas abuser de ta gentillesse, mec. Et puis tu sais... En ce moment, la solitude est ma seule compagne. Retourne avec ta copine. Je suis sûr que vous avez plein de trucs à vous dire.
– Ma... copine ?
Il me fait un petit sourire très parlant.
– Ce n'est pas ma copine.
– Pas encore, me corrige-t-il.
Je lève les yeux au ciel.
– Pas encore...
– En tout cas, merci, Toma. Je ne sais pas comment te remercier.
– Tu viens de le faire, remarqué-je.
– Les sarcasmes, c'est ta spécialité, hein ?
– J'ai remarqué qu'on était deux, répliqué-je.
– Pas faux.
– Bon, je te laisse, du coup. Profite de ton petit café, fais-je avec un sourire.
– Merci, toi aussi.
Je retourne m'asseoir auprès de Vénus. Elle n'a pas bougé d'un iota, m'observant tout du long. Quand j'ai parlé avec Aaron, j'ai bien vu qu'elle nous regardait. J'espère de tout cœur qu'elle n'a pas entendu notre conversation sur notre possible couple, ce serait absolument horrible !
Je m'écroule sur ma chaise et me recale en faisant bien attention à ne pas la faire grincer sur le sol. En face, la blonde n'a pas décollé son regard du fond de la salle où Aaron est attablé. Par hasard, l'écrivain de tout à l'heure se trouve une table à côté.
– Chaque table a son lot de bonheur et de malheur, visiblement.
– Hein ?
Elle répète sa phrase, puis continue :
– C'est quand même impressionnant de voir des profils totalement opposés dans un même endroit... Et de voir que tout le monde n'a pas la même chance...
– Il faut de tout pour faire un monde malheureusement. Mais les gens ne s'en rendent pas compte. Ils ne savent pas à quel point un jugement de valeur, une phrase, une attitude peut changer et blesser une autre personne.
– C'est triste de voir qu'on peut se déchirer pour tout et n'importe quoi... Pourquoi, Toma ? Pourquoi faut-il que ce monde soit injuste ? Pourquoi le monde ne vit-il pas en harmonie ? Pourquoi le monde est-il si cruel ?
Je ferme les yeux un court instant et inspire un grand coup.
– Je ne sais pas, Vénus. Tout ce que je sais, c'est que tant qu'il y aura des gens pour y réfléchir, qu'il y aura des gars comme Aaron qui ne perdent pas le sourire malgré ce qui leur arrive, tout ne sera pas perdu.
– Mais pourquoi tout le monde ne le fait pas ? C'est pourtant...
– Je me le demande aussi. Tout ce que j'espère, pour le moment, c'est que lui et tous ceux dans sa situation s'en sortent. Le monde est cruel mais il y a de l'espoir. C'est ça qu'il faut voir. Même si c'est dur.
J'avale ma salive difficilement. Contenir le tremblement de ma voix au milieu de mon discours n'a pas été chose aisée, mais j'y suis parvenu. Vénus essuie ses yeux du revers de sa manche et me fait un sourire.
– Enfin bref. Juste pour dire que tu as eu raison de faire ça, conclut-elle.
– Oui.
Nous continuons à discuter une vingtaine de minutes. Dehors, il fait déjà nuit. Le bar commence à se libérer enfin, les gens quittant l'établissement les uns après les autres. Des notes de piano naviguent dans l'air et emplissent la pièce d'une douce mélancolie.
En face de moi, Vénus argumente sur ses cours de philosophie. Plus je la regarde et plus je me dis que la beauté peut avoir un nom. Elle agite ses mains avec une énergie que j'ai rarement connue, fait de petits sourires qui étirent ses gracieuses lèvres quand elle parle d'un sujet qui l'a touché et papillonne des yeux quand elle marque une pause. D'ordinaire, toutes ces mimiques, au mieux me blaseraient, au pire m'ennuyeraient. D'ordinaire, je serais agacé par son énergie, surtout en fin de journée. Pourtant, je ne ressens pas avec autant de force cette négativité qui m'entoure quand je suis avec d'autres personnes.
– Et la semaine prochaine, on va enfin commencer le sujet de la liberté ! J'ai tellement hâte ! On en parlait, l'autre jour, justement.
– Effectivement, on a eu l'occasion d'en discuter. Et c'était très intéressant.
– Il faudra qu'on recommence, tu ne crois pas ?
Le petit sourire que sa première réplique m'a arraché un peu plus tôt s'élargit alors.
– Avec plaisir !
C'est à ce moment précis que je sens une vibration dans la poche de mon pantalon. Je fouille dans cette dernière et en extirpe mon téléphone, qui s'est allumé à la suite d'un appel. En le voyant, je ne peux m'empêcher de ressentir une pointe de tristesse. Je m'excuse auprès de Vénus et sors du bar un instant.
Quelques minutes plus tard, je reviens m'installer auprès de ma camarade.
– C'était... ? commence-t-elle à me demander.
Elle est sans gêne, de me poser une telle question ! Je fronce les sourcils, ce qui la fait sursauter : elle plaque une main sur sa bouche et se recule, outrée par sa propre nonchalance.
– Désolée ! C'était un peu abusé de te demander ça.
– Non, ça va. C'étaient mes parents. Je vais devoir rentrer.
– Ah...
Vénus baisse la tête. Elle semble déçue. Moi aussi, je crois.
– Il se fait tard de toute façon, dit-elle. Je dois rentrer aussi.
Une minute plus tard, une fois nos consommations payées et nos blousons enfilés, nous nous retrouvons devant le bar.
– C'était un moment très sympa, Toma.
– Je n'aurais pas dit mieux, ma chère.
Vénus se met à rire doucement.
– J'imagine qu'on se reverra au lycée ?
– J'imagine que c'était rhétorique ? demandé-je.
Inutile d'avoir une réponse. Son silence parle tout seul.
– À bientôt, Toma.
– À bientôt, Vénus.
Et nous partons chacun de notre côté, laissant derrière nous une chouette fin d'après-midi et quasiment avec la promesse de se revoir. Triturant de mes doigts une pièce avec laquelle je m'amuse, je repense à quelques uns de nos échanges. J'ai presque un pincement au cœur de devoir la quitter. Néanmoins, je souris aussi. Cette fille s'avère pleine de surprises...
– Ça promet !
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