Chapitre 13 - Partie 3
La cour n'est éclairée que par la lumière artificielle que me renvoie une ampoule accrochée au mur. Dans le ciel, l'orage s'est dissipé depuis une demie heure, laissant place aux ténèbres nocturnes qui s'étendent à perte de vue. L'obscurité a déjà gagné les lieux, et sans l'artifice luminescent, je me retrouverais dans le noir le plus complet, seulement accompagné de mes pensées et de mon manteau bien chaud.
Adossé au mur devant l'entrée, je laisse mon regard errer entre mon téléphone, le ciel et la rue. Cette dernière est vide. En cinq minutes, je ne vois que trois voitures passer. J'évite de porter le regard en hauteur ; piégé par l'infinie grandeur de l'univers, mon corps angoisse. Je suis condamné à observer les étoiles timidement. Pourtant, là haut, je sais qu'elles brillent de mille feux.
En regardant le sol graniteux, je me dis que cette journée a été plus que remplie. Que suis-je en train de faire, à faire la fête avec mes amis ? Je devrais réparer cette erreur. M'entraîner, encore et encore. Réparer cette faute que j'ai commise, envers moi-même et sûrement envers mes amis.
Quelle défaite cuisante. Je me revois, devant les professeurs, devant le public, devant mes amis, devant... elle. Mes poings se serrent d'eux-mêmes. J'ignore ce qu'elle fait là. J'ignore pourquoi elle est venue, comment elle a connu Camille et pourquoi le destin a décidé de nous réunir ce soir dans la même maison. J'aurais préféré que ce ne soit pas aujourd'hui. Mes blessures ne sont pas refermées. Je suis un oiseau touché par une balle d'or. Je me contente de battre des ailes, ce soir ; je ne vole plus.
Comment ai-je pu perdre face à elle ? Comment ai-je pu la laisser me vaincre, moi ? Comment ai-je pu me laisser emporter par l'engouement des autres vis-à-vis de ce concours ? Je n'aurais jamais dû. C'était idiot. C'était vain. Alors pourquoi je souris, quand je pense à ce moment ? Pourquoi ? Tout mon être tremble intérieurement.
Cette journée était spéciale. Trop, peut-être...
Alors que je pense sérieusement à appeler mes parents, quand bien même un message avait suffi, j'entends les gravier grincer, avec une sorte de légèreté que je ne peux décrire. Une boule se forme dans ma gorge.
– Il fait un peu trop nuit pour laisser un jeune adolescent seul, non ?
Je n'ai pas besoin de me tourner pour savoir qui vient de parler. J'esquisse un sourire légèrement crispé.
– Le château est bien protégé, je ne risque pas d'être enlevé, répliqué-je. Et je sais me défendre.
– Parce que les princesses ne savent pas se défendre ? répond Vénus en souriant.
Cachée dans l'ombre, je la sens tout de même s'adosser au mur, quelques mètres plus loin. Un rictus s'empare de mon visage :
– C'est le propre du conte traditionnel, d'offrir aux lecteurs une vision globale des traditions. Et les conventions sociales...
– Tu ne crois pas que c'est dépassé ? C'est comme s'enfermer dans un carcan.
Je n'ai nul besoin de prendre du temps pour répondre.
– Si, évidemment ! Ces histoires sont clichées. Elles n'ont pas vocation d'être originales ou même esthétiques, au demeurant. Elles se veulent efficaces.
– Les contes ne sont pas esthétiques ? tique Vénus.
– Bien sûr que non. Ce qui compte, à cette époque, c'est de dresser les générations futures. Les enfermer dans une cage de principes. On rend esthétique les histoires afin que la propagande passe mieux. En quelque sorte, c'est le même principe que de donner un antibiotique à son animal en le mettant dans un morceau de fromage.
Dans la pénombre, je ne la vois pas totalement. Néanmoins, le silence assourdissant me permet de l'entendre rire. Je ne l'apprécie pas, pour tout ce que nous avons vécu. Mais son rire est magique.
– Donc, l'art pour l'art, on oublie pour les contes ?
– Oh, je suppose qu'il doit y avoir des contre-exemples.
– Très certainement. Les artistes, peu importe leurs conventions sociales et leur culture, ont cette particularité d'être des gens complexes. Ils sont universels. C'est ce qui fait leur charme, non ?
Je ne sais pas pourquoi, mais à cet instant, je me suis senti obligé de fixer Vénus. La nuit voile son regard, et probablement le mien. Nous sommes comme deux astres dans une voie lactée. Le silence pèse, dure, chante, enrobe nos coeurs d'un manteau invisible.
– Jolie métaphore.
– La tienne, sur les contes, était très belle et très parlante aussi.
– Nous sommes peut-être des métaphores, en fin de compte, dis-je.
Elle ne dit rien, levant les yeux vers les étoiles.
– Ou bien nous sommes des astres perdus. Te sens-tu comme un astéroïde perdu dans la voie lactée, Toma ?
Je fronce les sourcils et me force à regarder le vide, bien plus haut que moi. Je souris.
– Peut-être. C'est une excellente question. Tous à notre façon, nous sommes des météorites qui errent dans notre morceau d'univers. Après, nous avons la possibilité de vivre en tant que comète solitaire ou météore au sein d'un nuage céleste... Et toi, Vénus ?
– C'est une excellente question, réplique-t-elle en ricanant. Enfin, peu importe. Pour en revenir aux contes...
– Je sais. Désolé. Ma remarque peut être interprétée comme étant sexiste.
Vénus fait un mouvement de la main, comme pour balayer ma remarque.
– Ce n'est rien. Je sais bien que tu n'as pas voulu l'être. Tu n'as pas l'air de faire partie de ces gens...
– Si tu fais allusion aux imbéciles misogynes, homophobes ou racistes qu'on rencontre ne serait-ce qu'au lycée, effectivement, je n'en fais pas partie. Je déteste ces réflexions.
– Parfait alors. Je trouve ça d'une tristesse infinie de l'être.
J'acquiesce mais ne réponds rien. Mon avis est un peu plus tranché en ce qui concerne la question, mais je ne pense pas que lancer un autre débat soit utile, sinon, nous sommes bons pour continuer toute la nuit. Et j'aimerais me tenir aussi loin que possible d'un débat qui s'éternise.
Je lève la tête vers les étoiles qui commencent à se couvrir de nuages. Le silence se fait lourd. La douce fragrance de l'hiver flotte dans l'air, emportée par un vent léger. Sentant le regard de Vénus sur moi, je l'observe discrètement du coin de l'oeil. Elle semble faire exactement la même chose. Mais lorsque nos yeux se croisent, l'un de nous deux se détourne. Ce manège dure trois ou quatre fois, jusqu'à ce qu'elle se décide de briser le silence :
– Désolée, pour tout à l'heure.
Je fronce les sourcils. Elle ne va tout de même pas me parler de ça ? Ce serait culotté de sa part, après ce que j'ai subi par sa faute !
– Pour quoi ? demandé-je, sur un ton que je voulais moins froid.
– Pour... C'est moi qui ai dit à Claire qu'elle devait faire le tour de la maison pour vous surprendre.
Je retiens de peu un soupir de soulagement. Soudain, je sens ma jambe me tirailler. Depuis tout petit, j'ai toujours eu une endurance physique un peu plus faible que la moyenne. Aussi, le plus naturellement possible, je me décolle du mur pour m'installer sur une des rares chaises encore dehors.
– Eh bien... Au moins, ça veut dire qu'on a eu la même idée, dis-je. C'est moi qui ai proposé aux autres de passer par la porte vitrée de la chambre de Mat.
– Je vois... Vous formez un groupe génial, tous les quatre, répond-elle si faiblement que je crois bien l'avoir rêvé.
– Hein ?
– Non, rien. Laisse tomber.
D'habitude, je ne laisse jamais tomber : c'est une règle d'or chez moi, du moins très rarement en tout cas. Mais cette fois-ci, je décide de ne pas insister.
– Toma ? m'appelle-t-elle.
– Quoi ?
– Tu sais... Pour le...
– Si tu comptes me parler du concours, je te préviens tout de suite, Vénus. Je ne veux pas en discuter.
– Je voulais juste te dire... que je suis désolée. En fait, j'ai été aussi surprise que toi.
– Ah, vraiment ?
Elle hoche la tête.
– Vraiment. Quand j'ai su que j'avais gagné, je n'ai pas réalisé tout de suite. Je n'ai pas compris que je venais de réaliser cet exploit pour la deuxième fois. Et en plus, contre... contre toi.
– Oh, je t'en prie. Tu as juste affronté un adversaire talentueux, pas un doctorant ou un prix Nobel ! dis-je en roulant des yeux.
– Tu es vachement connu dans le lycée, Toma.
– Si tu savais à quel point je m'en fiche...
– J'espérais t'affronter. Sincèrement.
– Bon, eh bien tu as eu ce que tu voulais, merveilleux !
– Oui, mais ça n'avait pas le goût que j'espérais. Je n'aurais pas dû gagner, je pense. Je t'ai blessé. De nous deux, tu étais clairement celui qui avait la plus grande volonté de gagner...
Je ne réponds rien et la laisse parler et débattre sur le déroulement du concours. Chaque mot qu'elle prononce contracte un peu plus ma mâchoire, en proie à une intense rage silencieuse. Vénus ne s'en rend pas compte, mais elle s'enfonce de plus en plus. Je resserre mon manteau au plus près de mon cou, assailli par le froid.
Plus le temps passe, et plus je me demande ce qui me retient de lui dire tout ce que je pense. Pourtant, je ne le fais pas. Je me contente de l'écouter d'une oreille distraite.
– Enfin voilà, conclut-elle, mal à l'aise. Je suis sincèrement désolée.
Et comment que tu peux l'être !
– Non, ce n'est rien.
Je ne sais pas ce qui me prend de répondre ça, mais ses yeux chaleureux brillant comme deux améthystes me renseignent en partie sur ma façon d'agir.
Je finis par me lever, en ayant assez d'entendre ses excuses. Le froid rend mes mains douloureuses, et mon corps est envahi de petits picotements, semblables à ceux d'aiguilles. Ce n'est pas d'excuses dont j'ai besoin. Je le sais.
Vénus, toujours debout, me dévisage. Une certaine douceur se dégage de ses iris. Une douceur que je n'ai jamais connue. Ses lèvres pulpeuses s'étirent en un sourire, que je suis pourtant incapable de lui rendre. Je fais quelques pas, la dépassant d'un mètre. Je me retourne à moitié, nous positionnant presque dos à dos.
– Excuse-moi, dis-je. Je vais rentrer. Le froid est pénible, à force.
– Tu n'as pas tort, répond-elle. Stern ?
Je fronce les sourcils. Se croit-elle en Amérique ou au Japon pour m'appeler par mon nom de famille ?
– Quoi ?
– Ça a été un plaisir de parler avec toi.
– Plaisir partagé, Andersen.
Ce sont les derniers mots que nous nous échangeons, avant que je ne rentre dans la maison.
***
Je suis un monstre. Je suis un monstre. Je suis un monstre.
Cette phrase ne fait que tourner dans mon esprit depuis cinq minutes. Je ne comprends pas pourquoi cette phrase de mon frère me revient en mémoire maintenant. Je ne comprends pas pourquoi j'y pense. Mais je ne comprends que trop bien pourquoi j'y songe. Elle me correspond bien. C'est ce que je suis, un peu. Un monstre.
Je pioche une poignée de gâteaux apéritif et les grignote un par un, tandis qu'Erwan et Mathis s'affrontent dans une énième partie. Le brun m'a forcé à jouer aussi. Contraint et forcé, j'ai fini par accepter. Cependant, ça s'est soldé par un échec cuisant. J'ai lamentablement perdu. Toutefois, je me suis bien amusé. On a fait une belle partie.
Après avoir passé mes nerfs sur la nourriture, j'attrape mon verre encore rempli, et bois d'un seul trait ce qu'il contient. Ma gorge sèche à présent contentée, mes pensées dérivent encore vers la conversation que j'ai tenue avec Axel, quelques temps plus tôt. Mon coeur se déchire entre des sentiments contraires, perdu entre le bonheur que m'a procuré cet instant passé aux côtés de mon cadet et mes lamentations présentes et futures. Je suis incapable de mettre de côté ce qui s'est passé au lycée. Je suis incapable d'oublier. Mais je n'ai pas le choix de faire avec.
Je lance un regard vers une étagère de la chambre de mon copain. Au milieu de cette dernière trône une photo de nous quatre dans un cadre. Je ferme les yeux un instant et inspire un grand coup, savourant les réminiscences évanescentes des souvenirs qui flottent dans mon esprit comme une barque sur un fleuve encerclé d'une écharpe de brume argentée.
Soudain, trois coups résonnent contre la porte. Cette dernière s'ouvre avec vigueur sans même attendre notre réponse. Camille entre dans la chambre, un sourire aux lèvres.
– Tout va bien ? demande-t-elle.
– Oui, oui, très bien, répond Erwan.
– Parfait alors. Je ramène Vénus chez elle, vous venez la raccompagner ?
– Ce ne sera pas la peine. Je ne vais pas les déranger plus longtemps.
Camille se retourne et s'écarte pour laisser passer la jeune lycéenne. Erwan la regarde presque fixement, les joues roses. Mathis, le nez dans son jeu, ne percute qu'à moitié qu'elle est entrée dans sa chambre. Claire étant à mon extrême droite, je n'arrive pas à observer totalement sa réaction, mais elle semble rester normale. Peut-être lui sourit-elle poliment.
Quant à moi, je crois bien que je suis sorti de mon propre corps. Je bombe le torse. Je ne sais pas ce qu'il me prend. Chaque fois que cette fille entre dans mon champ de vision, c'et comme si mon corps s'agite et décide de faire n'importe quoi. Son énergie me fait frissonner.
– Bon, ben... Merci de m'avoir accueillie, c'était très sympa, dit-elle timidement. Bonne soirée à vous.
– Bonne nuit, répond Erwan d'une voix presque charmeuse.
– Salut ! dit Mathis sans vraiment la regarder mais en lui faisant un petit signe de la main.
Seule Claire se lève pour finalement aller lui dire au revoir. Elles se prennent dans les bras d'une manière amicale. Claire remet une de ses rares mèches rebelles en place et lui offre un petit sourire :
– Rentre bien. On se verra au lycée, j'imagine ?
– Peut-être, réplique Vénus. Au revoir, Claire.
Sans m'en rendre compte, j'ai imité ma meilleure amie et je me suis levé à mon tour. Je me plante en face d'elle. Nous nous fixons un instant.
– Eh bien... On se verra sûrement au lycée, alors... à bientôt ? commence-t-elle.
– Ouais, certainement. A bientôt, Vénus. Prends soin de toi.
Je rougis aussitôt, conscient de ce que je viens de sortir. Non mais qu'est-ce qui te prend, Toma ? Heureusement, elle ne s'en formalise pas.
– Toi aussi.
Nous échangeons une rapide poignée de main suivie d'une bise, avant qu'elle ne se détourne. Ses talons claquent contre le parquet. Camille nous regarde tous les quatre, et se concentre sur Mathis, Erwan et moi.
– Bon, je ramène Vénus. Je serai absente pendant au moins une bonne demie-heure, alors pas de bêtises ! De toute façon, dit-elle plus spécialement à son frère, papa va arriver.
– Je croyais qu'il devait terminer plus tôt ce soir ? demande le brun.
– Eh bien il a eu un... empêchement. Toma ?
– Quoi ?
– J'ai eu ta mère, ils sont d'accord pour que tu dormes à la maison.
– Quoi ? demandé-je, surpris.
Aussitôt, je comprends. Et Camille aussi, visiblement. Nous nous retournons vers Mathis :
– T'as osé ? tonné-je.
– Oh, ça va te faire du bien, répond-il.
– T'es irrécupérable, rajoute Camille. Mais il n'a pas tort, surtout que ça nous dérange pas.
– Traîtresse ! dis-je en souriant.
– Eh oui, le vent ne tourne pas que dans un seul sens, mon bonhomme ! conclut-elle. Claire, je compte sur toi pour les surveiller, d'accord ?
– On n'a plus six ans... ronchonnent Mathis et Erwan d'une même voix.
– On n'est jamais trop prudents, dit Claire en leur tirant la langue.
– Bref, bisous, les loulous !
La tornade se dissipe alors et rejoint le salon en fermant la porte. Le brun nous regarde d'un air complice :
– Bon, maintenant que Cam est partie... On fait quoi, les gars ?
– Si possible, rien de dangereux, dit Erwan.
– Ou qui implique de sortir, ajouté-je. Je suis crevé.
– Ou d'idiot, termine Claire.
– Depuis quand les balances donnent leur avis ? ironise le brun.
– Je suis Sagittaire, donc ton argument ne tient pas !
– On se fait un film ? demande Mathis.
Nous nous concertons un moment pour débattre de cette proposition fort judicieuse.
– C'est sûrement l'une des choses les plus intelligentes et agréables que j'ai entendues depuis le début de la journée.
– Sympa pour Vénus, ironise Erwan, sarcastique.
– En dehors d'elle ! Enfin bref. Moi, un film, ça me va !
– Pareil, acquiescent le grand et la petite.
Après une bataille de cinq minutes, nous nous installons pour regarder un film dont je n'ai pas retenu le nom. Et avachi sur le lit de mon ami, avec mes trois camarades, je me dis que la soirée ne s'est finalement pas si mal passée.
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