Chapitre 11 - Partie 4
Le moins que l'on puisse dire, c'est que la bataille est dure, bien plus dure que je ne l'aurais imaginé. En fait, cette finale dépasse même toutes mes espérances. Comment aurais-je pu prévoir qu'un adversaire aussi redoutable se terrait dans le même lycée que moi ?
J'essuie discrètement mon front qui se couvre de sueur. Malheureusement, la chaleur de la pièce n'aide pas à la concentration. Je lance un rapide regard aux professeurs. Les pauvres grattent le papier comme jamais ils ne l'ont fait auparavant. C'est un moment d'inattention qui me coûte très cher.
– Tu détournes le regard. En psychologie, c'est une preuve de détournement de la pensée ; tu sais très bien que j'ai raison, mais l'admettre est difficile, non ?
– Absolument pas. Et ton argumentation est irrecevable. Elle se base sur un à priori linguistique.
Vénus recule d'un pas, l'air outré et pointe un doigt accusateur vers moi :
– Cette accusation est infondée ! Je m'appuie sur des théories de grands spécialistes ! Je ne sors pas mes arguments d'autorité de mon chapeau magique.
– Comme si moi, je les sortais par magie. Les chiffres prouvent bien mes théories et mes arguments.
– Mais tu ne peux ôter la part de doutes qui résident ! C'est comme ça que fonctionne l'univers.
– Une partie de l'univers, rectifié-je.
Vénus ne répond rien, du moins quelques secondes. Elle attrape sa bouteille d'eau et se désaltère. J'en profite pour faire de même. Cette courte pause est franchement la bienvenue. Quelques murmures dans la foule me parviennent :
– Mais ils ont toujours pas fini...
– Dis, maman, ça fait combien de temps ?
– Une heure ma chérie...
– On dirait des lions... Tu trouves pas, Jean ?
– Si. Aucun d'eux ne veut lâcher le morceau.
– D'abord c'étaient les machines puis la langue et voilà qu'ils débattent sur un nom de pâtisserie...
– Mais quel est le rapport avec le progrès ?
Les piaillements viennent de partout, mais je n'y fais pas tellement attention. Mon attention est captivée par cette adversaire féroce et dangereuse.
– Tu sais, Toma, me confie-t-elle, tu es redoutable. L'année dernière, je n'avais pas passé un aussi bon moment.
Un sourire en coin se dessine sur mon visage.
– Je te retourne le compliment ! Peut-être nous serions-nous rencontrés grâce à une de ces technologies dont nous parlons depuis un moment maintenant.
– Preuve que dans certaines mesures, les technologies sont bénéfiques ! Le danger ne se situe pas dans les machines après tout, mais dans l'Homme. Après tout, ce ne sont que des circuits.
– Mais peut-on seulement faire confiance à l'Humain ? Les erreurs du passé qu'on répète actuellement dans la configuration géopolitique actuelle ne sont-elles pas suffisantes pour nous prouver que l'Homme aura du mal à s'arrêter ?
– C'est un argument malhonnête ! La situation est similaire mais elle n'est pas exactement la même, il y a du progrès ! répond-elle.
Les arguments fusent de part et d'autre comme des balles de mitraillettes. Je lance un coup d'oeil aux professeurs, qui cette fois, s'impatientent. Vénus le remarque et déclare :
– Mais peut-être devrions abréger, pour notre public ?
– Serait-ce une tentative de fuir ? la questionné-je, provocateur. Ou de gagner des points ?
– Absolument pas.
– Offrir quelque chose d'inachevé à nos spectateurs... Tu veux vraiment ça, Vénus ?
– Il vaut parfois mieux une oeuvre parfaite dans son manque de maturité qu'une oeuvre à maturation imparfaite.
Bordel. Sa répartie me met hors de moi. Néanmoins, elle marque un point, et pas des moindres ; le visage des gens venus s'est teint d'abord d'intérêt, puis d'incompréhension et commence enfin à afficher de la lassitude. Depuis cinq minutes, même l'un des professeurs tapote du doigt sur sa table, légèrement excédé.
– Il faut dire que de parler des dangers du progrès est passionnant, et il s'agit d'un sujet au coeur de notre société. À ce propos...
– Excusez-moi, dit Carole. Un instant, s'il vous plaît.
Alors en retrait, elle fait un pas vers nous et nous dévisage.
– Voilà plus d'une heure que la finale a commencé, et vous avez dévié plusieurs fois du sujet.
– Le véritable danger, ajoute le professeur aux doigts agités, c'est de vous laisser débattre tous les deux trop longtemps. Si on ne coupe pas, on y sera encore demain, j'ai l'impression.
– Vous avez fait étalage de tout votre art du discours, et nous vous en remercions, continue le professeur qui nous a accueillis. Mais nous allons passer à l'étape finale. Trouvez un compromis. Vous avez cinq minutes.
– Au-delà, prévient Carole, vous serez pénalisés.
La menace à peine voilée, elle nous fait signe de reprendre, ce que nous nous empressons de faire.
– Donc, pour conclure, reprend Vénus en fixant le jury, nous avons vu quelles étaient les limites de la dangerosité du progrès, qui relèvent plus d'un problème humanitaire que d'un problème technique en soi.
– Même, si, évidemment, dis-je, il ne faut certainement pas oublier cet aspect. La machine peut dépasser l'Humain, et elle le fera à un instant T que nous ignorons. C'est pour cela qu'il nous faut nous y préparer. C'est essentiel si l'on veut pouvoir maintenir l'humanité à la surface.
– Ma foi, c'est particulièrement métaphorique, mais je n'aurais pas dit mieux ; la peur de l'humain est l'un des maux principaux de notre monde.
– Voilà pourquoi nous tentons de régler cela en affrontant nos peurs avec rationalité et avec des armes que nous maîtrisons un minimum : les mots.
– Et quoi de mieux qu'un débat ? Les êtres humains ont au moins le pouvoir de discuter de leur monde, et ils ont au moins compris qu'il fallait le faire. Parfois, c'est stérile, parfois, ça marche ; mais l'important, c'est d'essayer, n'est-ce pas ?
Nous nous regardons. D'abord en tant qu'adversaires. Puis, pour cette superbe conclusion, nous abattons les masques et sourions, avant de nous baisser plus ou moins synchroniquement face à notre public, marquant ainsi la fin de cette terrible épreuve.
Les spectateurs nous observent, pantois. Les professeurs ne disent rien. Personne ne bouge. On pourrait presque entendre les mouches voler. Le silence s'est abattu sur ce champ de bataille éteint. Je croise les bras, attentif. Les gens se dévisagent, ne comprenant pas que le spectacle vient de s'achever, et qu'il faut donc applaudir les artistes, parce que quand même, ça fait une heure que je suis ici à parler d'un sujet certes intéressant, mais pas autant que mes livres. Et tout ça à cause de mes traîtres de camarades qui m'ont, rappelons-le, inscrit contre mon gré.
Un claquement de mains résonne dans la salle, puis deux autres. Frénétiquement, ils recommencent. J'oriente mes yeux dans la direction des coupables, et un grand sourire s'empare de mes traits épuisés. Mathis, Erwan et Claire sont debout. Mes deux acolytes aux cheveux blonds sont plutôt calmes et serein. Le brun, en revanche, ne semble même pas tenir en place.
Leurs applaudissements entraîne bientôt ceux de deux spectateurs, puis de cinq, dix, et toute la salle se met à applaudir, y compris les professeurs et Carole. Mathis lève le pouce dans ma direction, et, malgré tout le bruit, je parviens même à l'entendre me dire :
– Toma, t'es le meilleur !
Je souris. Les autres affichent une mine moins stressée qu'au début de l'épreuve. Tout le monde semble s'y donner à coeur joie et nous félicitent de notre prestation, bien que, peu abusé par leurs commentaires, je me doute bien que leur bonheur se trouve surtout dans la perspective de quitter le lycée. Après une heure de combat intensif, même les spectateurs fêtent la fin de l'événement.
La présentatrice quitte sa chaise tandis que les derniers applaudissement se tarissent. Mes amis s'assoient à nouveau. Carole monte sur l'estrade à nos côtés, et nous échangeons un regard pour la première fois bienveillant. Un grand sourire pare son visage soulagé.
Est-ce donc si dur de rester le fessier vissé sur une chaise à regarder un débat sans y prendre part ?
– Eh bien, eh bien... Quelle finale ! Je crois bien que je n'ai jamais vu un tel spectacle. Vous avez tous les deux dépassé, et je pense ne pas me tromper en parlant au nom de mes collègues et de tous ici, nos espérances. Je suis heureuse d'avoir pu participer à la création d'un tel dialogue entre deux esprits si impliqués dans l'art d'être un citoyen... C'était tout à fait fabuleux !
Quelques nouveaux applaudissements renaissent çà et là, appuyant le discours de clôture de notre chère Carole.
– Je pense, très sincèrement, que vous avez marqué l'histoire de ce concours, et ce avec la lettre majuscule, avec ce qui est pour le moment le meilleur duel oral auquel nous avons eu l'occasion d'assister. Bien... À présent, le jury va se retirer pour réfléchir sur le nom du vainqueur.
Comme si c'était un signal, les trois professeurs sortent de la salle. Je croise les iris presque violets de Vénus. Elle m'offre un petit sourire.
– Bon, maintenant, notre victoire est entre les mains du jury, dis-je.
– Toma... L'important, c'est de participer et d'offrir notre meilleur niveau. Je ne sais pas ce qu'il en est de ton côté, mais j'espère que tu ne m'as pas sous-estimée parce que j'ai donné tout ce que j'avais.
– Je ne sous-estime jamais des adversaires valeureux. Et c'est pour ça que tu vas perdre.
– Je m'en fiche. Même si bien sûr, je ne veux pas t'offrir une victoire trop facile.
– Tu ne comprends pas ce que représente la victoire.
– On a déjà abordé le sujet il y a... vingt minutes, maintenant. Et la victoire peut se trouver partout.
Je grogne une réponse négative et pousse un féroce bâillement.
– Même si tu gagnes, je ne perdrai pas, ajoute Vénus.
– C'est ridicule.
– Peut-être, mais ce combat était déjà une victoire pour moi.
– Je ne juge pas ton objectif. Si tu es heureuse, tant mieux.
Elle soupire de dépit mais ne réplique rien. La conversation est finie. Il n'y a rien de plus à ajouter.
***
Nous sommes tous les deux debout devant les trois professeurs. Ces derniers nous toisent, prêts à abattre leur marteau. Ils ne disent rien. L'enseignant au centre fait passer son regard inquisiteur de Vénus à moi, puis revient sur Vénus. Finalement, il baisse les yeux pour contempler sa feuille où les notes se chevauchent.
– Votre prestation était tout à fait admirable. Vous nous avez impressionnés. Et ce n'est pas peu dire. Nous sommes très exigeants lorsqu'il s'agit de la finale de ce concours.
Il se tourne vers ses collègues qui acquiescent. C'est celui de droite qui reprend, l'excédé :
– Madame Lapin et Monsieur Cartier ont particulièrement été impressionnés par la longueur de l'échange. Même si ça manquait encore de technique, nous avons été agréablement surpris par la qualité et la quantité d'informations. Néanmoins, nous ne pouvons ignorer les déviations que vous avez empruntées au cours du débat et qui ont fait traîner les choses.
– Ces déviations...
– J'entends bien, jeune homme. Mais permettez-moi de continuer.
Je serre les poings. Espèce de connard, comment oses-tu me parler de la sorte ?
– Donc, je disais, vous avez suivi un fil conducteur mais ces fils ont eu plusieurs ramifications. Pas toujours utiles, mais intéressantes tout de même. En revanche, vous comprendrez que vous perdrez des points tous les deux, ce qui me semble plutôt normal.
Je n'écoute pas vraiment le reste. Ce n'est qu'une avalanche de conseils que je connais déjà et de remarques sur notre débat.
– Nous avons dû faire un choix, dit le professeur qui nous a accueillis. Difficile. Très difficile tant vous avez été excellents.
Le choix tant attendu. L'air interdit du jury m'exaspère. Parlez !
– Nous sommes désolés...
Crachez le morceau, juges de pacotille ! Annoncez ma victoire, qu'on en finisse une bonne fois pour toute !
– L'élève qui gagne ce concours est...
Quand leur regard désolé croise le mien, je sais qu'il y a un problème. C'est une blague ; ça ne peut être qu'une blague. Pour moi, cette scène m'évoque celle des films, quand la caméra tourne au ralenti, l'image privée de couleur, imprimant avec force les expressions des protagonistes.
– Vénus Andersen.
Pardon ? J'ai cru mal entendre.
Personne ne rit, personne ne me dit que c'est une plaisanterie ; tous les trois sont parfaitement sérieux et regardent Vénus. Les murs gris s'assombrissent. J'étouffe. Mon coeur est sur le point de rompre. Je regarde le sol. Il se dérobe. Un gouffre de ténèbres éternelles. Voici ce que m'inspire ce sol froid et hostile.
À ma droite, mon adversaire ne rayonne pas. Non. Elle demeure stoïque, les yeux dans le vide. Elle ne réagit même pas. Puis c'est l'explosion. Elle éclate en sanglots, là, d'un seul coup.
Vénus éclate en sanglots, et mon monde vole en éclats.
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