Chapitre 10 - Partie 2
– Fous-toi de ma gueule, pendant que tu y es !
Le livre que je tenais quelques secondes plus tôt s'écrase sur le bureau avant de tomber par terre. Je grince des dents en le ramassant. Je ne doute pas que les deux monstres ont entendu le raffut et vont rappliquer dans la seconde. Je ne pense pas en revanche que cet accès de colère fasse échos dans le salon.
Je replace soigneusement les objets sur mon bureau, prends mon téléphone à la volée et sors de la pièce. Puisqu'ils savent à présent que je suis rentré, je ne peux plus faire marche-arrière.
– Quel idiot. Je n'aurais jamais dû l'écouter et partir quand j'en avais l'occasion. Elle ne sait même pas de quoi elle parle.
Son abruti de frère ne peut pas être surdoué ; c'est juste un gamin un peu plus malin que tous les singes qui hurlent, courent, sautent, braillent ou s'amusent à cracher et à se battre au milieu de la cour de récréation. Soudain, un flash brûlant de souvenirs perce mon cerveau. Je me revois, à la récréation, en train de lire la plupart du temps. Puis d'autres images fusent. Moi essayant de courir avec les autres. Moi, répondant aux questions des professeurs et les reprenant. Moi, au milieu de ces cancres. Moi, avec le bonnet sur lequel était marqué en gros que j'étais le premier de la classe. C'était une idée de Brieuc, un petit con, un idiot, un imbécile qui espérait vainement être plus intelligent que moi. Il me détestait. Je haïssais sa mentalité. Alors ce moins que rien s'est mis en tête de devenir meilleur que moi et de me pourrir la vie. Tous les jours, il a essayé de finir ses exercices avant moi. Tous les jours, il a échoué. Alors, tous les jours, il m'a insulté et provoqué. Et chaque jour, j'ai répliqué, imperturbable. Jusqu'au jour où, désespérant de cette attitude puérile, j'ai décidé d'avertir sa mère. Oh, quelle n'a pas été ma joie quand la main de sa mère a résonné sur son postérieur devant toute l'école ! L'entendre brailler, les yeux brillants de douleur et de honte, et l'obliger à s'excuser auprès de moi ont été les signes de ma victoire sur ce perdant.
Mais en dépit de ce triomphe, les images qui m'assaillent brillent comme des preuves accablantes de ma solitude. Certes, je préfère être seul que mal accompagné. Mais comment expliquer qu'un petit garçon, à six ou neuf ans, n'ait pas de réels amis, prêts à tout pour l'aider ?
Je chasse ces images du revers de la main. Je n'ai pas le temps de penser à toutes ces idioties. Je suis le grand Toma Stern. J'ai dix-sept ans. Et si à huit ans, je le supportais moins bien, à présent, je n'ai plus rien à craindre. Pourtant, quand je frappe trois coups successifs sur la porte de la chambre de mon frère, je sens monter une angoisse irrépressible et surtout incompréhensible, dans la mesure où je n'ai peur ni d'Axel, ni de ma cousine.
Comme la porte ne s'ouvre pas de suite, je m'occupe moi-même de le faire et entre dans la pièce. On m'a déjà dit que j'étais particulièrement doué pour sentir certaines choses. Or, là, si je ne gèle pas de suite, j'ai bien de la chance. L'atmosphère glaciale du lieu me ronge le bout des doigts. Malgré tout, mon apparition semble réchauffer les coeurs. Un peu.
– Salut, les mioches, lancé-je pour débuter la conversation.
Axel, paresseux, lève la main. Nous n'avons pas vraiment eu l'occasion de rediscuter de notre dispute, quelques mois plus tôt. Je garde cette conversation dans un coin de mon esprit. Je ne suis pas devin, évidemment, mais je sais comment les choses vont se dérouler. Je sais que les deux gosses vont se disputer. Je sais que je vais en avoir assez d'entendre cette peste d'Éva jacasser à tout bout de champ. Je sais que la soirée va être très longue. En espérant qu'ils repartent le plus vite possible, évidemment. Je ne pense pas pouvoir tenir une soirée entière, surtout après pareille semaine. Ma tolérance à la connerie humaine a des limites, tout de même !
– Toma !
Bien sûr, si Axel refuse de se lever pour me saluer, ce n'est pas le cas pour ma chère cousine qui ne manque pas une occasion pour faire exactement l'inverse de mon frère. C'est donc une petite masse qui se fond dans mes bras et me fait reculer. Les bras potelés de ma cousine m'enferment dans un étau désagréable et chargé de sueur dont j'essaie tant bien que mal de me défaire.
Mes yeux croisent ceux de mon cadet. L'éclat smaragdin de son regard brille à la fois d'ennui et d'exaspération. Je le comprends. Il n'aime pas Éva. Je fronce les sourcils, espérant qu'il entende que j'aspire à une soirée tranquille. L'adolescent détourne le regard.
– Comme ça me fait plaisir de te voir ! lance Éva.
Hypocrite. Je sais très bien que tes parents entendent partiellement la conversation, et que tu joues la petite fille modèle. Nous le savons aussi bien l'un que l'autre.
– Dis, ça doit faire combien de temps, qu'on ne s'est pas vus ? me demande-t-elle.
– Pas assez longtemps, répond Axel à ma place.
Je retiens un sourire. Alors qu'elle est toujours dans mes bras, elle se retourne et fusille mon frère du regard. Ses yeux de serpent irradient de colère et crachent des éclairs.
– Je n'aurais pas dit plus, sale gosse. Heureusement que Tom-Tom est là, lui !
– Arrête de l'appeler comme ça, sorcière ! rugit Axel.
Je soupire d'exaspération. Je retire les bras d'Éva de mon corps et lui souffle :
– Éva, lâche-moi, s'il te plaît.
Je suis soulagé. J'ai réussi à être assez poli, mais assez ferme pour qu'elle s'exécute. Comme il se trouve que je sois bien plus grand qu'elle, ma cousine doit lever la tête pour me regarder. Ses yeux d'un marron tout ce qu'il y a de plus banal me fixent avec intensité.
– Oh, bien sûr, pardon, lâche-t-elle avec une pointe d'exagération. J'avais oublié à quel point tu n'es pas tactile et à quel point tu n'aimes pas les câlins, votre majesté.
– Tu es toute moite, et je suis fatigué, expliqué-je.
Elle roule des yeux discrètement avant de sourire quand même.
– Oui, je comprends... T'as grandi, non ?
– Sûrement.
Si effectivement, j'ai grandi au cours de ces derniers mois, Éva est restée la même. Petite, les épaules et les cuisses larges, le regard franc et pétillant qu'elle partage avec toutes les jeunes filles de son âge. Aujourd'hui, elle portait un jean gris troué aux genoux et un petit haut blanc, paré de motifs floraux. Elle agite ses cheveux blonds formant un carré imparfait.
– Tu me trouves comment ?
La question habituelle. Et, comme d'habitude, je ne dois pas la froisser et lui donner la réponse attendue. Mais aujourd'hui, je n'ai pas la force de jouer à ce petit jeu.
– Ouais, ça peut aller.
La déception dans son regard me laisse de marbre. Je pousse un bâillement aussi féroce que celui d'un lion, puis tourne les talons, prêt à repartir.
– Bon, je vous laisse, les mioches. Essayez de ne pas vous battre.
Je me retourne et les fixe l'un après l'autre, avant d'ajouter, glaçant :
– Et pas de bruit. Je ne veux pas être dérangé par vos petites disputes de gamins pourris gâtés. Sinon, je vous jure que l'enfer vous paraîtra être une partie de plaisir. Est-ce bien clair ?
– Ouais, répond Axel en soupirant.
Éva reste silencieuse, une goutte de sueur perlant son immonde front de fausse petite princesse.
– Éva ?
– Ouais, Tom. Promis.
Un grand sourire parcourt mon visage. Heureux et satisfait, je fais demi-tour :
– Bien ! Passez une bonne soirée les gosses, moi, j'ai des choses à faire.
Je ferme la porte, satisfait de mon petit effet. Au moins sauront-ils se tenir à carreaux durant la soirée, même si ça paraît assez illusoire vu le regard qu'ils se sont échangés. Mais mon avertissement n'a pas été complètement inutile, puisque je pense clairement qu'ils ne me dérangeront pas. Enfin, il vaut mieux pour eux qu'ils ne me dérangent pas. Un esprit brillant peut inventer tellement de choses pour remédier à des problèmes coriaces, ils ignorent ce qui leur tomberait dessus...
Moi, horrible grand frère ? Jamais ! Je peux me montrer gentil, généreux, et patient, aussi.
– Rarement.
– C'est vrai, tu as raison.
J'entends Mathis pouffer de rire à l'autre bout du téléphone. Je me remets correctement sur mon lit, un livre dans la main, l'autre portant l'appareil à mes oreilles.
– Tu traumatises tout le monde, parfois. Tyran, va !
– Il faut bien que quelqu'un occupe le mauvais rôle.
– Tu n'as pas à toujours l'occuper... marmonne Mathis.
Un souffle. Rien de plus. Mais je l'ai entendu. Et j'entends aussi mon ami baisser les yeux de tristesse. Que pourrais-je bien répondre à ça ? J'inspire un coup. Je veux lui parler. Les mots restent coincés dans ma gorge. Ils se mêlent au goût salé qui coule sur mes lèvres. Une perle nacrée qui tombe. Une goutte de pluie dans une mer de nuages mélancoliques.
– Ouais.
Un long silence commence à s'éterniser. Ni lui ni moi ne savons quoi rajouter de plus.
– Au fait, c'est bientôt, la finale de l'Oral Battle, non ? demande le brun.
– Ouais.
– Quand ?
– Je ne sais pas exactement. Bientôt.
– Et ça ne te fait pas peur ?
– Non. Pas plus que ça.
– Tu vas réussir, j'en suis sûr. Tu as revu Vénus ?
Son prénom me file un frisson irrépressible.
– Non...
– Ah.
– Pourquoi ? demandé-je, intrigué.
– Comme ça... Laisse tomber. Attends, deux secondes.
Il éloigne son portable de son oreille et éructe quelque chose que je n'entends qu'à moitié. Au silence et au cri étouffé succède un choc mat. Je fronce les sourcils.
– Mat ? Allô ?
– Oh, merde...
– Hein ?
– Toma ? Désolé, c'était Camille, et... Putain, j'ai fait tomber mon téléphone. Mes parents me l'ont offert pour mon anniversaire. Si je le fais tomber maintenant, je vais me faire tuer. Je suis vraiment trop con.
– Ça peut arriver à tout le monde.
– Ouais, mais bon, il coûte super cher ce portable. Puis, j'imagine déjà le discours de Claire, sérieusement. Fais attention Mathis, tes parents ne sont pas des banquiers super milliardaires, ils ne roulent pas sur l'or, tu ne connais pas la valeur des choses, et tu connais la suite... Sérieux ! Ah, ça me fait enrager. J'entends déjà sa voix nasillarde de future prof de français me chatouiller les oreilles.
– Tu préfères que ce soit moi qui te passe un savon ?
– Non merci ! Je les connais, moi, tes savons ! J'y ai le droit assez souvent comme ça.
– Mathis...
Comme dans les mangas, je sens mes veines gonfler d'énervement. Et il n'y a pas que mes veines frontales qui soient gonflées. Lui aussi, il l'est !
– T'es pire que Claire quand tu t'y mets ! Et voilà que monsieur m'oblige à refaire mes exercices parce qu'ils sont mal présentés, et monsieur qui m'oblige à réviser et qui me traîne à tous ses concours...
– Mathis.
Ma langue claque contre mon palais, dernier avertissement.
– Tu veux vraiment que je m'y mette ?
– C'est une menace ? raille-t-il. T'es trop gentil pour ça, et...
– Non. C'est une promesse.
Alors que je m'attendais à le voir se confondre en excuses, il explose littéralement de rire. Son rire n'est pas totalement identique à la réalité, par téléphone. Je préfère largement le vrai, plus beau, plus charmant ; un rire qui nous emporte et qui parvient même à me toucher.
– Oh, c'est cliché, ça ! C'est pas une menace, continue-t-il en prenant cette fois un ton d'acteur, c'est une promesse.
Je me retiens, en vain, de rire à mon tour. Mathis loupe toujours les s et, d'aussi loin que je le connaisse, il a toujours eu un cheveu sur la langue. Je trouve ça mignon. Lui, au mieux il s'en fiche, au pire ça le dérange un peu et il ronchonne. Mais comme je m'amuse de le voir se plaindre, je ne peux m'empêcher de souffler :
– Superbe imitation ! Bravo ! Tu pourrais avoir un César ! Franchement, c'est du grand art à ce niveau.
– Oh, la ferme, boude-t-il, je sais quand tu ironises.
– Non mais essaie de me comprendre, sérieux ! T'es super crédible avec ton...
– Chut, me lance-t-il. Je sais. Mais c'est ce qui fait mon charme, non ?
– Si tu le dis.
Je sens presque qu'il sourit. Même séparés, nous sentons ce genre de chose. Quelques secondes plus tard, il recule à nouveau son téléphone. Ce silence me laisse le temps de réfléchir à notre discussion. Quand il reprend l'appareil et que son souffle parvient encore à mes oreilles, il est haletant.
– Camille est en train de péter un plomb, m'annonce-t-il de but en blanc. Je devais aller l'aider cuisiner. Même si entre nous, je préfère largement te parler. Mais si je n'y vais pas, je vais me faire tuer. Et je tiens à la vie. Du coup, on se reparle plus tard ?
– Ouais, à plus tard.
La communication se coupe, et avec elle, revient le silence glacé dans ma chambre. Je regarde l'heure. Vingt minutes se sont écoulées depuis que j'ai quitté mon frère et Éva. Vingt minutes durant lesquelles aucun meurtre n'a été commis. Merveilleux. Espérons que ça reste ainsi jusqu'à la fin.
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