— T'es sûr que c'est le seul moyen ?

— Affirmatif, me répond mon interlocuteur téléphonique.

— Est-ce qu'elle est au courant ?

—Non. Elle le sera au moment opportun.

— Et Duncan ?

— Toujours à jouer les p'tits moutons auprès de ton boss, hein ? Ouais, il le sait, mais il est pas d'accord. À toi de voir si tu comptes faire le mouton jusqu'au bout, ou briser les règles pour le dégager du trou.

— Bueno. Je m'en occupe.

Je raccroche, la boule au ventre. Pour la première fois depuis ma toute tendre enfance, je m'apprête à trahir la confiance de Duncan.

Je passe dans ma salle de bain et me regarde dans la glace. Ce que j'y vois m'arrache un frisson de dégoût; un visage chauve, deux yeux tombant aux pupilles noir charbon, une cicatrice sur l'arcade sourcilière gauche, une autre le long de ma joue droite... voici le visage du traître que je m'apprête à devenir.

L'épervier de Cuba gravé sur mon biceps me fixe. Symbole de mes ancêtres et signe noir sur blanc de mon appartenance aux Rapaces, je sens le jugement dans ses oculaires jaune doré peser sur mes épaules.

J'ai juré fidélité.

Je l'ai jurée au prix de ma vie.

Mais là, c'est celle de Duncan qui est en jeu.

Je ferme les yeux et inspire lourdement, conscient que c'est notre ultime solution. Nous n'avons pas d'autre choix. Mes gestes sont lents et calculés. Je me saisi de mon arme que j'insère dans mon jean délavé avant d'enfiler ma chemise noire.

C'est l'heure.

Je me rends dans ces différents ghettos peuplés de personnes qui étaient prêtes à vendre leur âme au Padre. Ils le voyaient tous comme leur sauveur, leur messie. Hautement sécurisés, je sais qu'aucune taupe ne pourra y pénétrer librement. Dans le monde des gangsters, les ghettos sont les lieux les mieux gardés.

Le mot de passe ? Le tatouage du gang. Pour nous, c'est plus qu'un vulgaire dessin gravé à l'encre sous la peau. C'est une identité. Un moyen pour nous de nous reconnaître. Une identité qui nous est propre. Un lien qui nous rassemble.

Je tends fermement mon avant-bras à ce molosse qui garde l'entrée du bidonville dans lequel résidait Juan-Pablo Gonzales, alias El Padre.

Roca Buitres.

Depuis que Duncan a retrouvé l'identité de la fille d'El Padre, il m'a ordonné de déserter les lieux. Son manoir est toujours là, fermé, dans l'attente de sa propriétaire légale.

Tout le monde attendait celle qui portait ses gènes. Celle dont le sang Gonzales coulait dans les veines. Celle à qui la tâche de les diriger revenait de droit.

Ces gens-là ne savent pas être libres. Dans un pays où le gouvernement les a oubliés, « liberté » rime avec « agonie ». Sous-instruits, ils n'ont pas accès à un emploi digne. Ils sont victimes de la précarité, de la famine et du manque d'hygiène. Seules quelques associations se soucient de leur état, mais très peu d'aides leur sont versées, et souvent, cela n'est pas suffisant.

El Padre avait pris en charge ces hommes et femmes désespérés. Il leur a fourni des ressources matérielles, et leur a redonné espoir. En contrepartie, il gagnait leur loyauté éternelle. Inépuisable. Inébranlable.

Au moment où Duncan a repris la relève du gang, il a eu du mal à imposer le respect et l'obéissance de tous les fidèles du Padre. Beaucoup ont crié à l'injustice. Au fond de moi, je la ressentais aussi. J'en suis pas fier, mais je pensais que mes origines latines me donnaient la priorité.

Aujourd'hui, il n'est pas là. C'est donc à moi que revient la tâche de guider tous ces gens. Et ça commence par rompre mon serment envers Duncan Reed.

Nous avons prévu de nous rassembler avec les leaders des différents clans du gang. Repartis aux quatre coins de la côte Ouest des US et dans les pays d'Amérique latine, ils ont accepté de participer. Aujourd'hui, ce ne sont pas les Rapaces de Californie qui sont rassemblés. C'est les RN-7 au complet.

Les voilà tous rassemblés. Des hommes et des femmes de différentes origines. Tous prêts à risquer leur vie pour la progéniture d'El Padre.

C'est l'heure de prendre la parole.

L'heure de les convaincre de se joindre à nous et à notre cause.

— Amigos, je suis Hernàn Hernandez. Bras droit de Duncan Reed, chef des RN-7 et légitime successeur d'El Padre, paix à son âme.

— Paix à son âme, scandent-ils en chœur.

— Si je vous ai rassemblés ce matin, c'est parce que l'heure est grave. Notre chef est depuis des mois prisonnier du mafieu italien qui se fait appeler Il Capo. Il faut absolument qu'on le sorte de là !

— C'est ton chef pas l'notre, rétorque un homme dont la moitié du visage est effacée, vestige d'un fâcheux incendie. Nous ne prêtons allégeance qu'à un descendant d'El Padre !

— Quelle différence ?! Duncan a fait office de fils de substitution pour El Padre depuis sa jeunesse ! Il l'a lui-même désigné pour reprendre les rennes du gang après sa mort ! Depuis, Duncan a continué les missions d'El Padre. Mieux encore, il a étendu les trafics d'armes dans toute l'Amérique latine. Il a construit des maisons et des écoles. Il a bossé avec des médecins pour soigner vos gosses. El Padre lui-même n'avait pas été aussi loin. Il ne vous a pas oubliés ! En quoi le fait que ce ne soit pas le sang Gonzales qui coule dans ses veines vous dérange ?!

— La différence ?! La différence c'est qu'il fait ça par obligation ! On lui a sauvé la peau du cul lorsqu'il a voulu combattre les narcos en Colombie ? Et les émeutes à Puerto Rico ? Il était où pendant que des centaines de maisons brûlaient ? Qu'est-ce qu'on a eu en retour, nous, quand on a subi les pires tortures en prison pour que lui, il puisse se faire s'enrichir sur notre dos ? Rien !

— Ouais ! C'est vrai ça ! affirme un gringalet avec un fort accent mexicain.

— On peux pas nier ce que Reed a fait pour nous depuis des années ! intervient une femme aux apparences dures et sévères. Obligé ou pas il l'a fait, et c'est c'qui compte !

— C'est bien les femmes ça ! reprend l'homme à la face cramée. Vous réfléchissez avec votre cœur ! Reed est meilleur qu'El Padre en affaires. C'est le meilleur trafiquant d'armes de la région ! En quelques années il a réussi à tripler la fortune Gonzales ! Mais est-ce que les aides qu'il nous déverse ont augmenté ? Non ! Est-ce qu'on assure notre protection au quotidien ? NON ! Et en plus de ça, on vient nous d'mander des services ? Parce qu'il a été assez con pour s'laisser capturer ? Merci, mais ça s'ra sans moi !

J'écoute attentivement chaque intervention malgré le brouhaha qui s'est élevé autour de la table. Je tente une dernière tentative désespérée, sachant pertinemment que je ne les convaincrai pas.

— Amigos ! J'ai écouté vos requêtes. Vous avez raison. Pendant ces dernières années, nous n'avons pas été assez attentifs à vos attentes. Lorsque Duncan sera libéré, nous allons tout mettre en place pour rendre vos vies meilleures. Mais souvenez-vous de ce que disait El Padre : « un gang sans leader est comme un serpent sans tête ; inutile ». Aidez-nous à rester forts. Aidez-nous, et vous serez largement récompensés.

— C'EST DU CHANTAGE ?! hurle le virulent homme.

— Senior Hernandez, réplique une femme noire de peau âgée d'une cinquantaine d'années, nous sommes pauvres, certes, mais nous avons notre dignité à conserver. Votre chef et vous-même êtes encore trop jeunes pour comprendre. Nous sommes prêts à combattre pour une cause juste. Nous l'avons fait pour vous pour venger le meurtre d'El Padre. Par contre, combattre pour sauver un jeune homme qui ne se soucie pas de nos besoins, ça, jamais. Je suis avec Gasull sur ce point-là.

Elle fait un léger signe de tête en désignant l'homme dont les traits ont été à jamais marqués par le feu. L'heure fatidique a sonné. Le pire ne peut pas être évité. Il s'agit du seul moyen de les convaincre. Duncan... Lo Siento.

— Et si je vous disais de faire ça pour servir la fille d'El Padre ?

Des messes basses naissent alors dans l'assemblée. J'attends le retour du silence, le sang coulant à folle allure dans mes veines.

— La fille d'El Padre ? L'ange tant attendu... elle a été retrouvée ?

— Oui. Elle est au Texas actuellement. Mais elle ignore tout de son identité. Il n' y a que Duncan qui puisse la ramener au bercail et lui expliquer toute l'histoire. Si vous ne voulez pas l'aider, lui, faites-le au moins pour elle.

— Qui est-elle ?

A suivre...