2. Sylvia
Aujourd'hui, j'ai quitté le berceau de l'humanité pour rejoindre mon pays de naissance.
Aujourd'hui, c'est la fin d'une ère. Je ne suis plus en formation. Je suis un médecin accompli.
Je suis le docteur Sylvia Rodriguez, et aujourd'hui, je rentre au bercail.
∞
Dans un crissement de pneus, le taxi me dépose devant le bâtiment dans lequel je vivais il y a de cela deux ans.
— Voilà m'dame. Ça fera 74 dollars 35.
Je me fais violence pour ne pas lever les yeux au ciel face au prix exorbitant et recherche dans mon sac la somme demandée avec si peu de classe.
— Gardez la monnaie, grommelé-je dans un sourire factice.
J'ouvre la portière et récupère ma valise dans le coffre. Il ne me propose même pas de m'aider. Je songe avec amertume que Monsieur Tabarkalla ne m'aurait jamais laissée porter ce lourd bagage toute seule et aurait offert volontiers son aide.
Tant bien que mal, je rejoins mon appartement. Vide. Silencieux. Hanté par les fantômes du passé.
La porte claque. Mon équipement s'écroule au sol. Et mon regard vagabonde sur mes meubles protégés par des étoffes en tissu blanches. Suite à mon départ précipité, j'ai missionné Emily, mon ancienne collègue, d'embaucher quelqu'un pour s'occuper de mon appartement en mon absence. Il n'y a aucun doute, la propreté des lieux est irréprochable.
Un peu trop peut-être ?
Je soupire en prenant conscience de la montagne de courrier qui crèche sur ma table à manger. Il n'est que cinq heures de l'après-midi, mais dans ma tête il est plus de deux heures du matin. Je suis exténuée, mais si je souhaite me remettre à un rythme convenable, je dois m'empêcher de dormir tout de suite.
Après une douche express, je prends le temps de contempler mon reflet dans le miroir. J'ai perdu du poids et gagné des couleurs. L'ombre d'un sourire vient posséder mes lèvres quand je songe que c'était tout ce dont je rêvais. Perdre mon surplus de kilos en trop que j'étais la seule à voir, et avoir la peau naturellement bronzée en permanence... la beauté, le paraître, la classe. Mais aujourd'hui, mon bronzage n'est pas celui que l'on arbore fièrement après des vacances au soleil. Il est le fruit de durs labeurs à l'air libre et aride. Ma perte de poids témoigne des journées que je passais à jeun, trop occupée à sauver les vies de ces innocents, victimes de l'injustice de ce bas-monde.
Pendant deux ans, j'ai appris la vraie définition de la précarité. J'ai vu des gens mourir de faim, de soif et de chaud. J'ai passé des nuits à la belle étoile, entourée de brigands et de bêtes sauvages. J'ai frôlé la mort à maintes reprises. Mais je ne regrette rien de ces péripéties. Elles ont forgé en moi une armure imperturbable. Je résiste à tous les dangers, plus rien ne m'effraie, plus rien ne m'atteint. Ma vie à L. A risque de paraître cruellement fade devant ce que je venais de vivre.
Le silence religieux qui m'entoure me percute. Il m'oppresse. Je réalise à quel point je suis seule. Plus seule que je ne l'ai été en deux ans. J'ai toujours revendiqué ma vie de solitaire volage et sans attaches. Si cela me convenait à l'époque, aujourd'hui, je n'en vois plus l'intérêt.
Le cœur lourd, je me laisse tomber sur mon canapé quand des souvenirs reviennent m'assaillir.
Nos soirées avec Duncan à l'appartement...
Notre dernière étreinte avant que je parte...
Nos disputes.
Nos baisers.
Nos crises.
Notre complicité.
Mon cœur se fissure.
Le gangster maudit n'a pas quitté mes pensées depuis que j'ai mis les pieds dans cet avion qui m'a emportée outre Atlantique. Je le vois dans chaque coin. Dans chaque pièce. Sa présence est plus pesante que jamais. Nous en avons vécu, des choses... nous avons survécu à une mort certaine. Plusieurs même.
Comment a-t-il pu tout jeter derrière lui et disparaître de ma vie du jour au lendemain ?
Je sais que si je n'ai pas réussi à tourner la page, c'est parce que je n'ai jamais eu de clôture réelle avec lui. C'était soudain. Violent. Barbare.
J'ai besoin de comprendre ses motivations. J'ai besoin de le revoir, peut-être une dernière fois, avant que je ne passe à autre chose.
Mon téléphone fixe en main, j'hésite à composer son numéro. Mon pouce survole les touches numériques sans jamais les presser.
Qu'est-ce que je pourrais lui dire après tout ce temps ? Cette absence ? Ce silence ?
Dans un regain de lucidité, je compose un numéro différent du sien.
— Vous êtes sur la messagerie de Karen Mayer-Rodriguez. Je suis indisponible pour le moment, veuillez rappeler ultérieurement ou laissez-moi un message.
Nouveau soupir. Ma mère n'a jamais répondu à son téléphone privé. Pour réussir à la joindre, j'ai toujours été obligée de passer par son secrétariat.
Nouvelle tentative.
Cette fois, la sonnerie caractéristique des bureaux de Rodriguez & Mayer me répondent, suivie par une douce voix féminine :
— Bureau de Madame Karen Rodriguez, ici le secrétariat, j'écoute ?
— Bonjour, je voudrais parler à madame Rodriguez s'il vous plaît.
— Elle est en réunion actuellement, pouvez-vous rappeler d'ici une heure ?
— Je suis sa fille. Je viens de rentrer de voyage.
— Oh, veuillez m'excuser, Miss Rodriguez. Ne quittez pas, je vous prie.
À nouveau, la mélodie que j'ai appris à détester retentit contre mes tympans. Les minutes s'enchaînent et ma mère ne semble pas décidée à me répondre. Je m'apprête à raccrocher quand...
— Allo, Sylvia ?
— Oui, maman, c'est moi.
— Excuse-moi, ma chérie, j'étais en réunion avec l'un de nos plus gros fournisseurs. Je croule sous le travail depuis que Nathalia est partie en congé maternité. Quand je pense qu'elle a quatre ans de moins que toi, ça me déprime. Si seulement tu pouvais en prendre de la graine, toi aussi et penser à te poser.
— Je ne t'appelle pas pour parler de mes projets de mariage et de maternité, maman.
— Non, bien sûr, tu as trente ans mais tu veux toujours attendre. Mais en attendant tu vieillis et bientôt, tu n'auras plus que tes larmes pour pleurer.
Exaspérée, je me pince l'arête du nez et m'efforce de ne pas répliquer.
Ces discours, je les connais par cœur. À chaque fois que je prends l'initiative de la contacter, ma mère monopolise la conversation sur trois sujets invariables : mon horloge biologique qui avance dangereusement, mettant en péril ses projets de me voir enfin devenir une maman que je n'ai jamais voulu être, sa déception face à mes choix de carrière, et bien sûr, les nouveaux prétendants à ma main — qui sont d'ailleurs des multimillionnaires, héritiers de grandes firmes internationales avec autant de matière grise qu'un Ourang-outan de Bornéo.
Trois sujets que je réfute du plus profond de mon être.
— Je suis rentrée, maman.
— Mais enfin, pourquoi ne l'as-tu pas dit plus tôt ?!
Comme si tu m'as laissée en placer une...
— Si tu savais combien je suis soulagée que tu aies quitté ce pays de barbares !
Et voilà, fidèle à elle-même, ma mère ne peut s'empêcher de me lancer des piques pleines de préjugés et d'idées reçues.
— Maman, ne commence pas, s'il te plaît ! Ce ne sont pas des barbares, loin de là ! C'est même le peuple le plus bon qu'il m'ait jamais été donné de rencontrer.
— Je ne te changerais jamais, ma chérie. Tu as toujours eu cette attirance incompréhensible pour la précarité. Je suis toujours traumatisée des vestiges de ta crise d'adolescence. J'aurais espéré qu'en grandissant, tu retrouverais ton bon sens mais peine perdue.
— Désolée, persiflé-je sans aucune émotion.
— Bon, comment vas-tu ? Tu es sûrement fatiguée. Tu es à Los Angeles, je suppose ?
— Oui, mon avion a atterri il y a quelques heures.
— Tu aurais dû faire escale à San Antonio. Je ne te manque donc pas ? Tu as un cœur de pierre, ma fille.
— Bien sûr que tu me manques, maman. Mais j'ai des choses à régler à L. A et je t'appelais justement pour savoir quand est-ce que tu serais disponible pour que je passe te rendre visite pendant quelques jours.
— Ma chérie, je suis ta mère. Tu passes quand tu veux, voyons. D'ailleurs, j'ai une grande nouvelle à t'annoncer.
— Une nouvelle ? Vas-y, dis-moi tout.
— Tu verras, une fois sur place. Je t'attends, ne tarde pas. Le Texas est fade sans toi, mon bijou.
— Ok, maman. Je ferais aussi vite que possible. Bisous.
Une conversation téléphonique brève et émotionnellement détachée. Elle est la représentation parfaite du type de relation assez formelle que j'entretiens avec ma mère.
Karen Rodriguez-Mayer est une femme qui sait ce qu'elle veut dans la vie. Constamment dans le contrôle, elle ne s'avoue jamais vaincue. Elle est ce genre de personne prête à tout, absolument tout, pour réaliser ses objectifs. J'ai hérité d'elle cette force de caractère et l'obstination qui l'accompagne. Deux grosses têtes ; c'est la raison pour laquelle nous sommes très vite entrées en conflit.
Car à par ceci, tout nous sépare.
Ma mère est une femme froide et calculatrice. Je ne l'ai jamais vue verser une seule larme, pas même lorsque mon père est décédé. J'ignore si elle l'a aimé un jour. Elle se fiche royalement des problèmes des autres. Elle n'a aucune empathie. Aucune pitié.
Son but était de faire de moi une femme digne de la haute société, et ce depuis mon plus jeune âge, sans chercher à savoir si cela me convenait. Mais je luttais, et je lutte toujours. Ses choix de vie n'influeront pas sur les miens. Jamais.
Je me demande bien ce que pourrait cacher cette nouvelle. Un nouveau contrat ? Un nouveau prétendant à ma main ? Je ne saurais dire.
Je jette mon portable le plus loin possible de moi et décide d'allumer la télé tout en triant pour courrier. Le journal télé crache ses informations une à une alors que les factures.
« Luigi Bellutti est toujours en cavale. Ce criminel évadé de la prison à haute sécurité de San Quentin depuis plus d'un mois est l'un des plus dangereux hommes du pays. Jugé coupable de plus de quarante-cinq homicides volontaires par la cour d'assise de San Francisco, il avait été condamné à perpétuité. Attention, si vous croisez cet individu, ne paniquez pas, restez en retrait et informez instantanément les autorités locales. Il est reconnaissable grâce à son tatouage en forme de pieuvre gravé sur sa nuque et le haut de son dos... »
— Oui, c'est ça, pesté-je contre le journaliste, comme si ce criminel allait laisser le temps à ses victimes de le dénoncer. Pfffff, amateurs !
Énervée, j'éteins la télévision d'un coup brutal sur la télécommande. Un évadé de prison, pour ne rien changer. Je suis bien de retour chez moi, là, il n'y a plus aucun doute.
La sonnette de la porte d'entrée retentit au même moment.
Je lâche une grande enveloppe marron sans aucune indication sur l'identité de l'expéditeur et me précipite vers ma porte d'entrée. La silhouette enjouée d'Emily apparaît dans le judas.
Blonde aux yeux d'un bleu azur reposant, elle n'a pas changé depuis la dernière fois que je l'ai vue. Je l'accueille d'une longue étreinte et l'invite à rejoindre la pièce à vivre.
— Ooooh, Sylvia ! Qu'est-ce que tu m'as manqué, ma belle ! Dignity Health était d'un ennui sans toi !
— Tu m'as manqué aussi.
— A qui la faute ?! Petite cachotière ! Tu t'en vas sans dire au revoir !
— Arrête Em, tu sais que mon voyage n'était pas prévu, je suis partie en coup de vent, je n'ai même pas eu le temps de voir ma mère !
— Tu as de la chance que tu me manques sinon je ne t'aurais pas adressé la parole ! Alors ?! Raconte ! Comment c'était l'Afrique ? Tu vas bien ? Pas de maladie contagieuse ? Pas de morsure de lion ou de hyène ? Pas d'enfant adopté ?
— Tu n'as pas un autre cliché à balancer tant qu'on y est ? la taquiné-je.
— J'ai teeeeeeellement de choses à te raconter, tu ne vas pas me croire !
— Laisse-moi deviner... tu attends un troisième enfant ?
Le visage de mon amie s'assombrit et ses beaux yeux bleus se remplissent de larmes. Je comprends alors que je viens de dire une bêtise.
— Em... qu'est-ce qui se passe ?
— Je n'ai pas voulu t'en parler pour ne pas t'embêter à distance mais... Tom et moi... c'est terminé.
Emily m'explique alors que depuis un bon moment, sa relation avec son mari a pris une tournure inattendue. Il paraît qu'il l'a trompée à plusieurs reprises. Fervente défenseuse des relations amoureuses, Emily a toujours cru en l'amour. Son divorce vient de l'anéantir. Après huit années de vie à deux, elle se retrouve seule et assume la responsabilité de ses deux garçons.
Je m'en veux de ne pas avoir été là pour la soutenir. Pire, de ne pas avoir réalisé qu'elle allait aussi mal. On se donnait des nouvelles toutes les semaines, et pourtant, j'étais loin de me douter de tout ce qu'elle traversait.
Emily et son mari étaient le seul couple qui me donnait encore foi en l'amour. Le voir voler en éclat me conforte dans mon idée de base. L'amour éternel n'existe pas. Que je le veuille ou non, mon histoire avec Duncan a bien fait de s'achever puisque de toute manière, elle était vouée à l'échec.
— Je dois y aller ma chérie, me prévient Emily deux heures plus tard. On se fait une sortie entre filles bientôt ! Il faudrait juste que je trouve une baby-sitter pour garder les enfants et je serais toute à toi !
— Toute à moi ? Attention Emily, je pourrais te prendre au mot.
— Oh toi ! Ne dis pas des choses pareilles, ça fait mille an que j'ai pas fait l'amour ! Un rien m'émoustille.
C'est dans un festival de rires et de blagues ambiguës que mon amie prend congé, me laissant à nouveau seule dans mon chez moi. La solitude soudaine est d'autant plus pesante. Le temps d'une seconde, je songe à proposer à Emily d'habiter avec moi. Mais je ne peux pas courir le risque de mettre sa vie et celle de ses fils en danger, au cas où mon aventure avec les Rapaces reviendrait sonner à ma porte.
Le danger...
Et si le silence de Duncan n'était pas volontaire ?
Et si...
J'ai besoin d'en avoir le cœur net. J'ai besoin de réponses à mes questions. Je ne peux pas rester entre ces murs à ressasser ce passé douloureux.
Plus déterminée que jamais, je m'empare de mes clés de voiture et prends la direction de South L. A.
J'ignore ce que je recherche en mettant les pieds dans le ghetto qui abrite les Rapaces et leur chef impitoyable, mais j'ai envie de me laisser guider par mon instinct.
Je reconnais les quartiers baignés de misère qui peuplent les environs de LA. Des paysages urbains moins précaires que ceux que j'ai connus au Nigeria, certes, mais qui détonnent avec le luxe de la ville.
Sagement garée sur le parking extérieur du manoir des Rapaces, je prends une profonde inspiration censée me donner le courage de me lancer. Mes membres tremblent, aussi furieusement que les battements de mon cœur. C'en est presque douloureux.
Allez, Sylvia, tu as survécu à bien pire ! pensé-je pour moi-même.
Armée d'un semblant de courage, je m'extirpe de mon véhicule et m'achemine vers la muraille de fer, surmontée d'un vautour noir aux ailes déployées. Mes mains caressent le métal, aussi froid que le cœur de Duncan.
À nouveau, je replonge dans une bulle de souvenirs que je peine à refouler. J'ai passé trop de moments derrière ces murs pour m'en défaire, même après tout ce temps. Mais des images plus sombres m'engloutissent. Comme cette fameuse nuit où ma vie a basculé à tout jamais. Cette nuit où j'ai fait ma première victime. Cette nuit où un lien indéfectible m'a unie au jeune chef de gang.
Je lâche un soupir las, à l'image de mon âme, et examine les alentours.
L'endroit est désert, calme... trop calme. C'est étrange.
La nuit est tombée, et pourtant, aucune lumière ne s'échappe de l'intérieur de la propriété. Un autre détail me frappe : l'état du jardin. D'ordinaire très bien entretenu, la paysage qui s'offre à moi m'indique que personne ne s'en est occupé depuis longtemps. Le gazon est défraîchi, empesté de mauvaises herbes. L'eau de la fontaine extérieure est verdâtre. La pierre blanche qui l'entoure est noircie par les moisissures et autres bactéries proliférantes.
La douleur persistante à ma poitrine se transforme en une appréhension qui me glace le sang. Tout ceci n'est pas normal...
Jamais Duncan et les Rapaces n'auraient sciemment négligé l'héritage de leur mentor. Il est certain que cette négligence ne soit pas volontaire.
Le doute me ronge et me consume comme le plus corrosif des acides, dissolvant tout ce qui entre en son contact.
L'hypothèse d'un événement indésirable se concrétise dans mon esprit.
Tous mes sens sont en alerte. Il faut que je retrouve Duncan ou l'une de ses Chemises Noires. Mes mains tremblent autour du volant pendant que je fonce en direction de la galerie auto de Duncan et Hernàn.
Fermée.
Le loft de Duncan à Eagle Rock.
Vide.
La mort dans l'âme, je rentre chez moi en cherchant à tout prix un moyen de les retrouver. Mais personne n'est joignable. Aucun numéro n'est valide. A croire qu'ils ont disparu de la croûte terrestre.
Je n'ai plus aucune piste à creuser. Mais je refuse de me laisser engloutir sous le désespoir. Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour les retrouver.
Alors que mon cerveau tourne à pleine vitesse, je me gare dans ma rue et regagne l'entrée de mon bâtiment. Il faut que j'arrive à mettre la main sur le hacker des Rapaces. Il est mon seul espoir.
A peine le code d'entrée composé, un sifflement vient m'accoster. Je m'apprête à fusiller cet énième harceleur de rue du regard, quand je réalise qu'il s'agit d'une femme.
Posée sur le siège biplace d'une moto, tout de noir vêtue, elle ne me quitte pas des yeux et m'analyse au moins autant que j'en fais moi-même.
Ce n'est pas possible...
— Vera ?! lancé-je incrédule.
— En personne ! me répond-elle en arborant un air fier.
Je cligne plusieurs fois des yeux, abasourdie devant la métamorphose radicale de la jeune fille. Sa longue et épaisse tignasse noire a été rasée, à l'exception de quelques mèches teintées d'un rouge sang qui encadrent son visage. La petite fossette qui ornait sa joue est désormais piercée, tout comme son nez et l'arcade de son sourcil gauche. Sa gorge, quant à elle, arbore un tatouage fait de roses et de ronces.
Tout en elle diffère de l'adolescente qui faisait tout pour se faire entendre que j'ai connue. Tout, sauf peut-être cette rage de vaincre incandescente qui brûle dans ses prunelles émeraude. Je me précipite vers elle et la serre dans mes bras.
— Tu ne peux pas savoir à quel point je suis soulagée de te voir.
— Moi aussi, me lance-t-elle en me rendant mon étreinte. Tu as deux minutes ? J'ai à te parler.
— Bien sûr ! Entre.
J'accompagne la plus-si-adolescente Vera vers mon appartement et l'invite à s'installer. Elle prend le temps d'observer les lieux avant de reporter son attention sur moi.
— J'aime beaucoup ton chez toi. Ça te ressemble. Tu dois être contente de rentrer.
Je ne lui réponds que d'un faible sourire. En réalité, j'ignore si je suis contente ou pas. J'aimais ma vie à Lagos mais quelque chose me maintenait accrochée à ma vie d'ici. Quoi qu'il en soit, il n'y a qu'une seule question qui me taraude l'esprit en ce moment même, et ce n'est pas mon bonheur.
— Je suis passée à votre QG tout à l'heure. On dirait une ville fantôme... que se passe-t-il ?
Vera sourit sans joie avant de se lever pour faire les cent pas dans mon salon.
— T'as pas perdu de temps, hein ? lâche-t-elle, sarcastique.
— Vera, ne tourne pas autour du pot et dis-moi clairement ce qu'il se passe.
Elle soupire. Elle le fait exprès ou quoi ?! Mon coeur est au point de s'arrêter tant je suis angoissée.
— On a dû déserter le manoir depuis près d'un an et demi. On se fait traquer et menacer de partout. On se cache en attendant de savoir à qui on a affaire, mais c'est pas facile. Surtout depuis que...
Vera laisse sa phrase en suspens, et ce silence lourd écrase mon myocarde déjà bien trop malmené depuis que je suis rentrée.
— Depuis que...
— Duncan a disparu... ça fait presque un an qu'on a perdu sa trace. On le cherche partout mais... on sait pas où il est.
J'encaisse les informations une à une.
Duncan est introuvable.
Duncan a disparu.
Duncan a disparu depuis plus d'un an !
Sous le choc, des scénarios plus glauques les uns que les autres se bousculent dans ma tête.
— Tu crois qu'il est...
— Non ! s'énerve-t-elle. Je t'interdis même d'envisager une chose pareille !
Je lutte contre l'étau qui me compresse la poitrine et me prive de mon souffle vital. Je ramène mon poing contre ma bouche et fronce les sourcils... ça ne peut pas être vrai... Duncan ne peut pas être mort... c'est impossible !
— Tu n'as pas une idée sur où il est parti ? On pourra commencer nos recherches par là.
— A ton avis ? Tu crois vraiment qu'on a pas fait tout notre possible pour le retrouver ? Pourquoi tu crois que je suis venue te trouver ? J'étais persuadée que t'allais avoir une piste.
— Une piste ?! Je viens tout juste de rentrer d'Afrique ! Merde !
Je passe une main nerveuse dans ma chevelure en tentant par tous les moyens de me rappeler d'un potentiel indice que Duncan m'aurait donné. J'essaie de me remémorer nos derniers instants à l'aéroport, avant que je ne le quitte.
— Avant que je parte, il m'a dit qu'il avait une dernière mission pour El Padre.
— Après ton départ, Duncan était comme habité par le démon. Il était constamment de mauvais poil, il gueulait contre tout le monde. Hernán disait que c'était à cause d'un truc que Laora lui aurait dit avant de crever. Après ça, il est allé au Texas sur un coup de tête. Personne ne sait ce qu'il est allé foutre là-bas. Tout ce qu'on sait c'est que depuis ce jour, il a disparu des radars, et plus personne n'a plus eu de ses nouvelles.
— Attends deux minutes. Il est parti au Texas ? Pourquoi ?
— J'en sais rien, Sylvia ! Depuis quand Duncan nous dit où est-ce qu'il va et ce qu'il trafique ?
— Il faut prévenir la police !
— T'as complètement perdu la boule. T'as oublié qui on est ? On peut pas prendre le risque. On sait pas ce que trafique Duncan. Si ça se trouve, il veut faire croire à sa propre mort. T'imagines si on le fout dans la merde pour satisfaire notre propre curiosité ?
— A ce stade, ce n'est plus de la curiosité. Tu as conscience qu'il est porté disparu depuis plus d'un an ?
— On a épuisé toutes nos ressources. Young-Jae et ses hommes partent en groupes de patrouille un peu partout dans le pays. Sa caisse a été retrouvée pas loin de Sierra Vista en Arizona. On a essayé de remonter les faits pour comprendre ce qu'il s'est passé, mais ça nous a mené nulle part. Hernán gère les affaires internes du gang mais il est dépassé. Il a beau dire le contraire et faire bonne figure, mais je sais qu'il a été traumatisé par les événements d'El Sereno.
— Et Isaac ?
Cette fois, l'armure de force dont Véra s'est entourée se fissure, le temps de laisser transparaître une profonde tristesse qui fait écho à la mienne.
— Plus de nouvelles non plus.
Sa voix se brise. Et je comprends que sa transformation est sa manière de se protéger contre cette peine de coeur.
— On va tout faire pour les retrouver.
Je l'affirme à haute voix pour essayer de m'en convaincre. Mais j'ai beau y réfléchir, je ne vois pas par où je pourrais commencer. Par le Texas, sûrement... mais le Texas, c'est vaste... vague... il pourrait être n'importe où. C'est comme chercher une aiguille dans une botte de foin. Je ne sais même pas s'il est vivant ou mort.
Pourquoi Duncan est-il allé là-bas ? Que cherche-t-il ? Est-ce tout simplement une coïncidence ? Et surtout, que lui est-il arrivé ? Pourquoi n'a-t-il pas donné signe de vie en un an ?
Tant de questions et si peu de réponses...
Un flot de larmes menace de surgir, mais je m'empêche d'y céder. J'ai l'impression qu'on vient de me retirer mon âme. J'ai envie de hurler. De m'arracher la peau. Je n'aurais jamais dû l'écouter et partir... j'aurais peut-être pu empêcher ça. Être avec lui. A deux, nous avons toujours été plus forts. Si seulement je pouvais remonter le temps...
La voix de Véra vient couper court au fil de mes pensées.
— Tu l'aimes toujours.
— Quoi ? Non, c'est du passé...
Elle ricane tout en feuilletant les enveloppes encore non ouvertes de ma pile de lettres.
— C'était pas une question.
— Vera, attends ! Donne-moi ça...
Dans la main de la jeune hispanique se trouve l'enveloppe brune que j'ai sciemment déposée de côté il y a quelques heures. Prise par un élan de curiosité, je m'en empare et la déchire en vitesse.
— Je pense pas que ce soit le moment de lire des cartes postales, maugrée la jeune adolescente de dix-neuf ans.
Je l'ignore et vide le contenu de l'emballage en papier à carreaux.
Un magnifique origami en forme d'aigle.
Mon cœur rate un battement. Il ne peut s'agir que de Duncan !
Je me lève en furie afin de rechercher d'autres enveloppes du même type, et j'en retrouve deux. Les trois aigles en papier sont identiques. Je hume leur parfum, désireuse de sentir l'odeur si caractéristique de l'homme que je croyais m'avoir oubliée. En vain. Aucune fragrance ne s'en dégage.
Mais peu importe... l'espoir renaît. Il m'envahit toute entière.
— Il est vivant ! chuchoté-je en m'accrochant aux artéfacts en papier comme s'il s'agissait du bien le plus précieux que je possédais.
— Et il t'a visiblement pas oubliée, lance Véra dans un clin d'œil.
Duncan est en vie et il a besoin de moi... à moi de remuer ciel et terre pour le retrouver !
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