Années 1960 à 1980 – Los Angeles, Californie
Une période sombre englobait Los Angeles depuis des décennies. La Cité des « Anges » était peuplée de démons. L'insécurité était devenue le quotidien de tous. Le crime, monnaie courante. C'était une sombre époque, surtout pour ceux dont la peau l'était... sombre.
Nous étions persécutés. Publiquement lynchés. Humiliés. Rabaissés. Marginalisés. Face à l'adversité, certains luttaient par le pouvoir de la parole, suivant les traces de ce bon vieux Luther King, d'autres ont compris que seule la riposte était la clé. Répondre à la violence par la violence. A la peur par la peur.
La crainte impose le respect.
Pour la première fois, populations hispanique, asiatique, arabe et afro-américaine avaient décidé de s'unir contre ce qu'on aimait nommer le « démon blanc ». C'est ainsi que sont nés les Rapaces Negras.
Mon père était l'une des premières Chemises Noires. J'ai grandi dans le gang. Depuis ma naissance, j'étais prédestiné à servir. Ma force au combat n'était un secret pour personne. Ma fidélité était une médaille que j'arborais fièrement sur mon torse. Tout le monde connaissait Dwayne Bridges, alias Wayne, le tueur au cœur de glace. Je traînais derrière moi des centaines de victimes. Assassinées pour trahison, ou simplement pour qu'elles servent d'exemples aux autres.
Vingt ans après sa fondation, le gang s'est propagé au-delà des frontières californiennes. Au total, sept pays y étaient activement impliqués. Avec l'arrivée de son nouveau chef, Juan-Pablo Gonzales, les Rapaces Negras furent rebaptisés les RN-7. Et moi, je recevais l'honneur le plus ultime : porter LA chemise noire. Bien plus qu'un simple artifice vestimentaire, la chemise noire était le symbole d'une confiance aveugle et absolue, un pacte inviolable qui s'établissait entre celui ou celle qui le portait et le chef.
J'en étais fier. Juan-P était peut-être mon « chef », mais il était surtout ce qui se rapprochait le plus d'un grand frère pour le jeune homme solitaire que j'étais. Une bonne dizaine d'années nous séparait, mais nos tempéraments s'accordaient à la perfection. J'étais son bras droit, son confident, et surtout, son allié le plus fidèle. Le Vautour et le Hibou. Inséparables. Indissociables. Invincibles.
Jusqu'à ce jour où tout a basculé.
Ce jour où je lui présentais Pénélope.
Trente-trois ans plus tôt – East L. A.
Je patrouillais dans les ghettos, un soir d'été, quand j'ai croisé la plus fabuleuse des femmes. Digne des sirènes de la mer d'Egée, elle m'avait captivé. Une longue chevelure brune, des yeux bruns en amande, des courbes à faire damner le plus grand des Saints. Une déesse. Une déesse envoyée ici-bas pour rendre les hommes fous de désir. Elle m'avait fasciné.
Comme un aimant attiré par le métal, je me suis approché. Elle portait une minijupe en jean par-dessus des dessous en dentelle, un décolleté profond qui ne laissait aucune possibilité à l'imagination. Ses cheveux étaient coiffés à la mode et son maquillage très prononcé. Trop.
Son regard a accroché le mien, et elle m'a souri en me proposant « une bonne gâterie contre quelques sous, beau gosse ».
Des sous, j'en avais. Et ouais, j'avais très envie de me la faire. J'ai sorti une liasse de billets que j'ai déposée à ses pieds sans même prendre la peine de les compter. Elle a haussé les sourcils, surprise, avant de les ramasser et de m'attirer par ma chemise vers une minuscule chambre de bonne.
Jamais une femme ne m'avait fait un tel effet. Cette créature m'avait ensorcelé. Moi. Wayne au cœur de pierre. Je suis resté avec elle toute la nuit... et toutes celles qui ont suivi.
Un jour, je lui ai demandé pourquoi elle faisait ça.
— C'est mon seul moyen de survivre, avait-elle répondu.
— Comment t'en es arrivée là ? Raconte-moi ton histoire.
— T'as pas besoin de déprimer, crois-moi.
— Si ça peut t'soulager, j'suis prêt à courir le risque.
— Je suis née dans une famille très pauvre. J'étais l'aînée d'une grande fratrie. Compte six frères et sœurs au total. Quand j'ai eu mes premières règles, mon père a insisté pour me marier. Ou plutôt de me vendre à un investisseur prêt à mettre le prix pour avoir une petite pucelle dans mon genre. De cette façon, il aurait une bouche en moins à nourrir, et un bon capital en prime pour continuer à se gaver d'alcool et de drogue. J'avais douze ans, les prétendants commençaient déjà à défiler à la maison, et les offres de prix augmentaient au fur et à mesure que ces hommes abjects me voyaient. Finalement, l'un d'eux a fini par poser le prix fort, ce qui a contenté mon père. La date du mariage a été fixée très rapidement. Mais j'ai réussi à fuguer avec l'aide de ma mère, la veille de mon mariage.
Des envies de meurtre m'avaient envahi à cet instant. J'avais envie de retrouver ce père indigne et déchiqueter chacun de ses membres.
— Pendant des jours, j'ai erré dans les rues à la recherche d'un foyer pour m'abriter, ou de restes alimentaires pour me nourrir. Je suis tombée sur une bonne femme qui m'a employée chez elle en tant que bonne. Mais son fils aîné m'a rapidement trouvée à son goût. Il a... abusé de moi. Plusieurs fois. Et il me donnait de l'argent pour que je me taise. Sa mère a fini par nous voir un jour et m'a ordonné de partir. Bien entendu, lui n'a rien fait pour me défendre. Et rebelote. Je me retrouvais une fois de plus à la rue. Sans toit, ni soutien. La différence, c'est que je n'étais plus la petite fille innocente et ingénue. J'étais une femme détruite. Brisée de l'intérieur. Je n'avais plus rien à perdre. Et j'ai commencé à me prostituer pour vivre. Et voilà... passionnant n'est-ce pas ?
Ce jour-là, je m'étais juré de retrouvé ce type et de lui faire payer le prix fort. L'histoire de Penelope n'était qu'une parmi tant d'autres, mais c'était la seule qui avait réussi à me toucher de manière aussi viscérale.
— Si j'te propose une issue... un moyen de t'tirer de toute cette merde, tu l'accepterais ? lui avais-je proposé.
— Perds pas ton temps avec moi, Wayne. Tu seras pas le premier homme qui voudrait me sauver.
— Tu me connais pas. J'ai des contacts et de la thune.
— Arrête. Ne me remplis pas la tête avec des rêves inutiles.
— J'te parle pas dans le vent. Je te garantis une porte de sortie. Tout ce que t'as à faire c'est de m'accompagner.
Elle m'a observé longtemps, comme si elle cherchait un moyen de lire son avenir dans mes yeux.
— J'accepte, mais à une seule condition.
— Tout ce que tu voudras.
— Ne tombe pas amoureux de moi.
∞
Trente-deux ans plus tôt – Roca Buitre
Gonzales était très à cheval sur la discipline. Les putes, ça restait dehors. Sauf celles qu'il se tapait lui-même. Penelope s'était donc infiltrée dans le manoir en tant que femme de ménage. Avec l'aide de Manuela, la gouvernante principale, j'ai réussi à organiser le truc.
Wayne au cœur de glace... quelle saloperie.
Je ne compte plus le nombre de meufs que j'ai ramenées au manoir. Mais celle-là était différente. Elle était la seule à avoir réussi à faire fondre la glace. Et rien que pour ça, tout le monde savait : elle était chasse gardée.
Pourtant, les regards s'attardaient sur elle. Sur ses courbes de déesse. Ils la désiraient. Ils la voulaient. Mais personne n'était assez con pour m'avoir dans le collimateur.
Personne, sauf Juan-P Gonzales.
Les jours passaient, et Pénélope s'accommodait rapidement à sa nouvelle vie. J'ai tenté de nombreux rapprochements. Mais elle me bloquait à chaque fois. Le message était clair : je ne l'intéressais pas. Pas plus que tous les autres hommes qui rôdaient autour d'elle comme des vautours autour d'une carcasse.
Jusqu'au jour où le seul homme qui a jamais réussi à faire sauter ses barrières est arrivé.
Un pêcheur s'occupait de ramener au manoir la pêche du jour trois fois par semaine. Un jour, il s'est fait porter malade et son jeune remplaçant a pris le relais. J'ignorais tout ça. Ce qui se passe en cuisine, ça a jamais été ma came. Mais les bruits de couloirs sur ce fameux jeune pêcheur qui courtisait l'une des femmes de ménage ont fini par me mettre la puce à l'oreille.
Manuela m'a révélé que Penelope était tombée sous le charme du pêcheur, et que l'attirance semblait mutuelle. Elle s'éclipsait souvent le soir, et ne rentrait qu'une fois la nuit bien avancée.
Un soir, j'ai décidé de la suivre. Et ce que j'ai vu m'a achevé.
— Penelope...veux-tu m'épouser ?
— Oui, Luciano ! Oui ! J'accepte !
Un seul mot... « oui ». Trois pauvres petites lettres de merde qui, à elles seules, ont suffi à restituer le revêtement de glace qui englobait mon cœur, plus épais encore que le précédent.
J'avais l'impression que mon monde s'effondrait. Moi, qui avais toujours reçu tout ce que je voulais, voilà que la seule femme que j'avais aimée m'échappait.
Pénélope ne pouvait pas épouser ce type. C'était avec moi qu'il fallait qu'elle soit. Et pour parvenir à mes fins, j'étais prêt à tout.
Le pêcheur devait être éliminé.
Je n'ai jamais demandé de l'aide à qui que ce soit. Mais ce jour-là, je me suis dirigé vers celui que je pensais être mon plus gros allié. Je lui ai exposé mon plan. Rien de plus simple ; il suffisait de bidouiller le bateau de pêche du rital. Une noyade en en pleine mer au crépuscule. Ni vu ni connu. Penelope serait bouleversée, mais je serais là pour la réconforter.
— Tu me surprends, Wayne, m'avait-il confié. Toi, tuer pour une femme. Ça ne te ressemble pas. Elle doit être exceptionnelle pour qu'elle te pousse à agir d'une façon aussi... extrême.
— Elle l'est, lui avais-je répondu, animé par ma haine.
— Je suis curieux de rencontrer celle qui a fait chavirer le cœur du grand et impitoyable Wayne. Invite-la à dîner à ma table ce soir.
J'ai accepté sans me poser la moindre question. Sans savoir que, parmi les vautours, j'allais lâcher ma Penelope au plus dangereux de tous.
∞
« Tu m'as détruite, Wayne ! Je te déteste ! »
Ces mots se sont abattus sur moi un matin où j'ai croisé en Penelope en sang dans les couloirs du manoir. Quand je l'ai vue dans cet état, j'ai su que l'irréparable avait été commis. Non seulement je l'avais perdue à jamais, mais je l'avais conduite moi-même sur la route du désespoir. Moi qui voulais la sauver... je l'avais enterrée vivante. En lui refusant un bonheur sans moi, je l'avais condamnée à une vie de malheur. De servitude. Et de douleur.
Il avait abusé d'elle. Non pas une. Non pas deux. Mais une bonne centaine de fois.
Chaque nuit, c'étaient ses cris et sanglots qui résonnaient dans mon esprit. Une torture qu'à deux on subissait. Elle, par son corps, et moi, par mon âme. Impossible d'arrêter ce carnage. Impossible de tenir tête au plus grand et virulent des Rapaces. J'avais beau lui présenter des femmes, plus sublimes les unes que les autres, il ne voulait qu'elle. Et il l'obtenait. Chaque jour. Chaque nuit. Malgré elle.
La culpabilité m'anéantissait. A tel point que j'ai été incapable de tuer son pêcheur. Je lui ai donné de quoi subvenir à ses besoin, loin d'ici. Il n'est jamais revenu.
Trente ans plus tôt – Roca Buitre
Trois heures du matin. Je m'apprêtais à avaler mes cachets pour m'endormir quand j'ai entendu frapper contre ma porte.
Manuela portait une Penelope très affaiblie dans les bras. Elle s'est invitée dans ma chambre et m'a fait signe de refermer la porte derrière moi.
— Qu'est-ce qui s'est passé ? avais-je demandé en m'installant au chevet de Penelope.
Manuela se mordait les lèvres jusqu'au sang. Mais c'était l'état de Penelope qui me préoccupait plus que tout le reste. Ses paupières se soulevaient avec paresse et le mutisme s'était emparé d'elle. C'est alors que j'ai remarqué ses joues creuses et son teint pâle. Elle avait perdu énormément de poids et des tâches rougeâtres tapissaient son beau visage. Qu'est-ce qu'elle aurait pu subir de pire que ce que Gonzales lui réservait chaque soir ?
Manuela m'a fait signe de l'accompagner dans un coin de la pièce.
— Qu'est-ce qui s'est passé, Manue ?
— Wayne... il faut que tu aides cette pauvre enfant. Il n'y a que toi pour pouvoir la sortir de là.
— Tu vas m'expliquer ce qui se passe, ouais ?!
La gouvernante a risqué un coup d'œil vers sa subordonnée puis a reporté son attention sur moi.
— Penelope est enceinte. J'ignore depuis combien de temps, elle n'a pas voulu se confier. Mais ce soir... elle a tenté de se faire avorter en se jetant dans les escaliers.
J'accusais le coup.
— Je l'ai retrouvée à temps, a poursuivi Manuela, hermétique à ma souffrance. Elle saignait, alors je l'ai fait examiner par une sage-femme. Le bébé va bien. Mais si Penelope reste ici, elle va mourir, et son bébé avec elle.
Respirer.
Garder mon sang-froid.
Garder la tête froide.
— Est-ce que... est-ce qu'il est au courant ? l'ai-je questionné d'une voix rongée par la rancœur.
— Il est au courant pour le bébé. Penelope a été très malade au cours des deux derniers mois. Son médecin personnel l'a examinée et lui a appris la nouvelle. Personne n'est au courant à part nous trois. Comme tu le sais, c'est... c'est le fruit d'un viol.
Les yeux larmoyants de Manuela me suppliaient de l'aider.
— Il faut que tu l'aides à fuir. Tu es le seul capable de l'aider. Tu es son seul espoir.
Et elle était mon seul espoir de rédemption. Elle, et ce petit être innocent qui grandissait dans ses entrailles. A partir de ce moment, il n'y a plus eu aucune place aux fausses promesses et aux serments rompus. Je prendrais soin de Penelope et de son enfant, et ce jusqu'à mon dernier souffle.
∞
Une chasse à l'homme sans précédent a été lancée au lendemain de ces évènements. Ma tête était mise à prix. Dwayne Bridges était le plus gros de tous les traitres de l'histoire des RN-7. Le danger nous guettait à chaque recoin. Et Penelope était faible. Très faible.
Elle avait perdu toute volonté de vivre. Jusqu'au jour où elle m'a demandé de lui arranger un tête-à-tête avec son pêcheur italien. Ce n'est que quand j'ai accepté qu'elle s'est décidée à reprendre des forces. Pour lui... l'homme que je n'aurais jamais dû l'empêcher de choisir.
Je l'ai cherché au péril de ma vie. Je n'oublierai jamais le sourire qu'elle a affiché quand elle l'a revu. Je m'étais fait violence pour ne pas espionner leur conversation, mais c'était plus fort que moi. Surtout quand j'ai entendu mon nom.
— Wayne m'a aidée à m'enfuir. Il a été formidable !
— Molto bene. Je le remercierai à ma façon plus tard. On est enfin libres, tous les deux !
— Oui, enfin !
— On va recommencer de zéro, cara. On peut aller en Italie chez mes parents, comme on en rêvait avant. Là-bas tu seras à l'abri des hommes de crevard.
— Attends, Luciano. Avant de commencer à rêver, j'ai quelque chose à te dire.
— Je t'écoute...
— J-je... j'attends un enfant.
Silence.
Luciano semblait accuser le coup. Ses poings se fermaient comme s'il se retenait de ne pas le cogner contre le mur, ses veines s'imbibaient de sang et sa peau blanche virait à l'écarlate sous l'effet de la colère.
— Tu as laissé cette enflure te baiser ?
— Luciano, il m'a obligée !
Elle a éclaté en sanglots pendant que le pêcheur italien semblait avoir de plus en plus en mal à contenir sa colère. Je regardais la scène, impuissant, sans savoir si je pouvais m'autoriser à agir ou pas.
— Je vais le buter ! a rugi l'italien.
— Non ! a contré Penelope. Tu ne fais pas le poids devant lui et ses hommes. On a la chance de pouvoir enfin être heureux ensemble. Ne gâchons pas tout à cause de lui !
— Tu déconnes ! Tu portes son enfant en toi ! Comment veux-tu que j'accepte de vivre avec une chose qui lui appartient ?
— Cette « chose », comme tu dis, c'est mon bébé, une partie de moi. Qu'est-ce que tu veux que je fasse ?
— On trouvera bien un toubib qui te fera avorter.
— Impossible, c'est trop tard... j'ai déjà essayé.
— Alors on le laisse à une église, on le jette dans un puits... peu importe ! Mais je ne veux pas de la pourriture de Gonzales avec moi ! C'est ce bébé ou moi, Penelope.
C'en était trop pour moi.
Armé d'une fureur hors du commun, je me suis dirigé vers l'amant de Penelope et lui ai asséné un coup de poing en pleine figure.
— Qu'il soit la progéniture de Gonzales ou pas, cet enfant n'a pas à payer pour les crimes de son père, ai-je hurlé contre le corps pris de spasmes de Luciano.
— Wayne ! s'est écriée Penelope. Reste en dehors de cette histoire, s'il te plait !
— Désolé, Péné, mais je t'ai prêté serment que je protégerais cet enfant jusqu'à mon dernier souffle !
Nous nous sommes dévisagés un long moment, le temps que l'insecte italien se remette enfin du coup qu'il venait de recevoir. Les yeux de Pénélope sont passés de moi à celui qui faisait battre son cœur, mais le regard énamouré qu'elle avait l'habitude d'arborer en sa présence s'était effacé pour faire place à une mine sévère et déterminée.
— Luciano. Ça sera moi et le bébé ou personne...
— Alors tu renonces à nous deux aussi facilement ?
— C'est toi qui as renoncé le premier.
Le jeune italien a craché de rage pendant que Penelope quittait l'appartement avec un sang-froid que je ne lui connaissais pas. Je lui ai emboîté le pas et, une fois à l'extérieur, j'ai remarqué qu'elle pleurait. Je l'ai prise dans mes bras et lui ai embrassé le front.
— Qu'est-ce que je vais faire ? Je suis toute seule maintenant, a-t-elle sangloté. Je ne pourrai jamais affronter les hommes de Gonzales.
— Tu ne seras jamais seule, l'ai-je rassurée. Je suis là pour toi et pour ton enfant. On va s'en sortir ensemble.
Trente ans plus tôt – Santa Monica, Comté de Los Angeles
— Je reviendrai te chercher.
— Non, Wayne. Tu en as assez fait pour moi. Occupe-toi d'elle, c'est la seule chose que tu puisses faire pour moi. Va-t'en.
La petite bambine a gigoté dans mes bras, sa petite main imbibée de sa salive. Elle ne pesait rien, et pourtant j'avais l'impression de porter tous les trésors de l'univers. Un bien précieux que moi seul pouvais protéger.
— Je la protégerai comme si c'était ma propre fille, et ce jusqu'à mon dernier souffle.
Je reviendrais pour Penelope. Si elle, elle est têtue, je l'étais encore plus. Mais avant tout, il me fallait mettre ce joyau en sécurité.
J'ai embrassé le front de Penelope comme pour sceller ces deux promesses que je me suis juré de tenir ce jour-là. Celle que je lui avais faite à elle, et celle que je m'étais faite à moi-même. Le lâche que j'étais n'a pas réussi à affronter son regard meurtri. J'étais le seul responsable de tout ce bordel. Et c'était à moi de faire mon possible pour que tout rentre en ordre.
Je reviendrai, Penelope. Je reviendrai te chercher.
Trente ans plus tôt – Skid Row, Los Angeles
— Monsieur Lair ? Monsieur Rodriguez vous attends dans son bureau.
J'ai réajusté ma cravate trop serrée sur ma gorge et me suis levé de ce siège un peu trop confortable pour une simple salle d'accueil. Pour avoir eu la corde à mon cou à plusieurs reprises au cours de ma vie, la sensation n'était pas si différente. Si l'inventeur de ce petit bout de tissu avait toujours été en vie, je n'aurais pas hésité une seconde à lui exploser la cervelle. Mais ce soir, j'avais d'autres plans en tête.
Un déferlement de luxe m'entourait et s'accentuait à mesure que je montais dans les étages. Je n'étais pas habitué à ça.
Arrivé devant la porte à l'écriteau doré sur lequel était marqué le nom de « Horacio Rodriguez, PDG », je patientais, le temps que la secrétaire, ou assistante, ou que sais-je lui annonce mon arrivée.
Celle-ci s'est effacée pour me permettre de rentrer dans l'immense bureau aux couleurs sobres. Blanc, gris et noir.
— T'as toujours été dans la sobriété.
Surpris, Rodriguez m'a fixé avec une angoisse bien palpable au fond de ses iris. Et pour cause. Un fantôme de son passé venait de ressurgir quand il s'y attendait le moins. Un fantôme qui pouvait détruire tout ce qu'il avait mis des années à construire.
— Wayne... a-t-il articulé avec dignité. Que me vaut ce plaisir ?
— Laisse tomber tes airs étriqués. Toi, comme moi, on sait d'où tu viens. Comment va cette chère Karen ?
Il a passé une langue sur ses lèvres et s'est levé de son siège pour s'approcher de moi. La prudence se lisait sur chacun de ses mouvements. Cette attitude m'a arraché un sourire. C'est ce qui arrive quand on soumet toute sa vie et son avenir à une autre personne que nous-même. C'est ce qui arrive quand on compte sur les autres pour bâtir notre propre destinée. Penelope l'a payé le prix fort. Et moi... il était temps que j'assume mes erreurs.
— Qu'est-ce que tu veux ?
— Je suis pas ton ennemi, Horacio. Je suis venu en ami.
Loin de se détendre, il a bombé le torse en m'observant prendre mes aises sur l'un des fauteuils destinés aux visiteurs.
— Où sont tes bonnes manières ? Je crois pas que Karen Mayer aurait toléré que son époux ne propose pas des rafraîchissements à l'un de ses invités.
Rodriguez a soupiré avant d'appeler sa secrétaire et lui demander de nous amener deux expressos.
— J'aurais préféré un bon bourbon, mais le café fera l'affaire. T'as bien réussi, dis-moi. PDG de l'entreprise, carrément. Le vieux couturier des ghettos qui peinait à se faire une place doit être loin derrière toi.
— Tu m'as aidé à sortir du ghetto, c'est vrai, mais ma réussite, je la dois qu'à moi-même.
— Et à Karen Mayer aussi un peu, non ? Elle sait toujours pas qu'elle est mariée à un bâtard des ghettos ?
— Je te laisserai pas détruire mon mariage ! J'ai remboursé ma dette envers toi il y a des années !
— C'est pas pour ça que je suis là.
Rodriguez a haussé les sourcils. C'est à ce moment-là que sa charmante secrétaire est venue nous apporter nos boissons, nous contraignant ainsi au silence. Ce n'est que quand elle est ressortie de la pièce que j'ai récupéré un bout de journal dans ma poche et l'ai déposé face à mon vieil ami. Celui-ci a perdu des couleurs quand il a compris ce que je lui montrais.
— Je... je ne comprends pas.
— C'est simple. T'es à la recherche d'un gosse à adopter. Et moi, j'ai exactement ce qu'il te faut.
— Je suis pas prêt à retomber dans vos magouilles de gangs.
— C'est pas une magouille. C'est un bébé de deux semaines. Elle court un grand danger et a besoin d'un bon foyer. Et d'amour.
— Je ne suis pas intéressé. J'ai une dizaine de demandes d'adoption en cours, l'une d'elles sera concluante, c'est qu'une question de temps.
— Ah, maintenant tu te plies à la loi et aux règles, hein ? Il a bien changé le Horacio que j'ai connu.
— Je veux vivre une vie posée et sans problèmes. C'est trop demandé ?
— Et cette petite fille, c'est exactement ce qu'elle a besoin d'avoir. C'est une orpheline. Comme toi. T'as la possibilité de lui donner une meilleure vie que celle que t'as eu. Vois ça comme une opportunité du destin pour te racheter de tes erreurs.
Ereinté, Rodriguez s'est laissé tomber sur son fauteuil, mains jointes et sourcils froncés. Il devait réfléchir à une vitesse folle au vu de ses iris qui vibraient dans tous les sens.
— J'imagine que tu me diras pas quel type de danger elle court ? a-t-il fini par demander.
J'ai souri.
— Tu me connais bien.
Dix-sept ans plus tôt – Los Angeles
Elle était morte.
Penelope était morte.
La nouvelle m'est parvenu ce matin-même. Juan Pablo, qui d'ailleurs se faisait appeler « El Padre » maintenant – saisissons l'ironie du surnom – avait envoyé l'un de ses larbins faire le sale boulot à sa place. Il a même pas eu la décence de le faire par lui-même.
Après avoir déposé sa fille dans les bras de Horacio, je suis retourné à Santa Monica pour retrouver Penelope. Mais elle avait disparu. Pendant des années je l'ai recherchée sans jamais en retrouver la trace. Elle avait fait du bon boulot pour disparaitre sans laisser aucune trace. Je m'en foutais de vivre loin d'elle, tant que je la savais en sécurité. J'ai accepté de vivre avec ma souffrance. Ma culpabilité. C'était mon châtiment tant mérité.
Mais quand la nouvelle de sa mort s'est abattue sur moi, le poids de ma défaite a éteint la seule flamme de vie qui brulait encore en moi.
Oh, Penelope... je n'ai même pas eu le temps de te demander pardon pour tout ce que tu as enduré par ma faute. Je n'ai même pas pu te dire que je n'ai jamais pu tenir mes promesses. A commencer par celle de te protéger... et à finir avec celle de ne pas tomber amoureux de toi.
Je n'étais plus qu'un amas d'os et de chair qui déambulait les rues de la Cité des Anges alors que le plus fabuleux de ses anges venait de lui être arraché. Je me suis effondré sur le sol, ivre mort, et j'ai regardé loin dans le ciel étoilé.
Est-ce que tu me vois depuis les étoiles ? Est-ce que tu réalises la vermine que je suis ?
J'ai échoué... lamentablement.
Et aujourd'hui, il était trop tard pour que je puisse me racheter.
Mais je te vengerai... même si je dois sacrifier ma propre vie dans le processus. Pourvu que ta mort soit vengée.
« Promets-moi, Wayne. Promets-moi que tu la feras passer avant tout »
— Péné ?
Je me suis redressé, tout étourdi. J'aurais juré avoir senti la présence de Penelope à mes côtés... ou dans ma tête ?
J'étais plus déchiré que ce que je croyais.
« Occupe-toi d'elle, c'est la seule chose que tu puisses faire pour moi. Va-t'en »
— PENELOPE ! T'ES OU ?!
Je me suis levé mais la terre semblait tournoyer sous mes pieds. Je suis retombé sur le sol en béton et l'arrière de mon crâne a percuté le sol en béton.
Le choc a été brutal... j'étais sûr d'être en train de saigner à mort.
Douce mort... peut-être qu'elle m'emmènerait la retrouver. Nous avions été séparés par la vie... la mort nous réunirait.
« Je la protégerai comme si c'était ma propre fille, et ce jusqu'à mon dernier souffle »
Cette voix... c'était la mienne. Non. Je ne pouvais pas partir la rejoindre. Pas avant d'avoir tenu la dernière promesse que je lui avais faite.
Maria-Angela...
La flamme qui brulait dans ma poitrine s'est rallumée d'un coup. Plus ardente, plus puissante que jamais.
Je savais ce qu'il me restait à faire.
Quatorze ans plus tôt - Cimetière Evergreen, Los Angeles
Je l'observait de loin pleurer son père, une cigarette entre les lèvres comme elle l'avait fait tous les jours de ces quatre dernières semaines.
Horacio Rodriguez avait été tué de sang-froid. Une perte tragique qui marquerait cette petite pour tout le restant de ces jours.
J'ai éteint mon mégot et me suis approché de l'adolescente, toujours en pleurs devant la sépulture de son père adoptif. Un mois était passé, mais sa peine ne semblait pas se rétracter.
Lorsqu'elle s'est rendu compte de ma présence, elle a relevé un regard embué vers moi... Le même que celui de sa mère.
Penelope...
La peine a fait place à la peur. Elle s'est braquée de suite, et m'a observé d'un air méfiant. Ses yeux sont tombés sur mon visage parsemé de cicatrices, vestiges des nombreux combats que j'avais livrés au cours de ma jeunesse. Y avait plus rassurant en matière de retrouvailles.
Je lui ai fait un léger sourire de compassion et lui ai tendu un mouchoir pour qu'elle essuie ses larmes précieuses.
Elle s'est emparée du bout de tissu en murmurant un faible « merci », a reniflé avec grâce puis a fixé un point devant elle. J'ai posé mes mains dans mes poches et examiné de loin la magnifique pierre tombale sous laquelle reposait Horacio Rodriguez.
— La vie est mal faite, hein ?. Une petite fleur comme toi ne devrait pas être dans un lieu aussi terne. Elle devrait respirer la joie de vivre, rire avec ses amies, comme une ado sans histoires.
La voir dans un tel état me déchirait le cœur, me brûle les entrailles. Surtout quand j'en connais la cause.
— Tu as grandi avant l'heure, petite, ai-je poursuivi. Je connais ça.
Elle a relevé ses magnifiques yeux vers moi. La peur les avait totalement désertés. Elle s'était transformée en une sorte de méfiance prudente, avec un éclat de curiosité.
— Vous... je vous connais...
J'ai souri.
— Vous m'avez aidée à sortir de cette boutique, a-t-elle relevé. Vous m'avez sauvé la vie.
Je n'ai pas relevé et, à la place, et lui ai demandé l'autorisation de me poser à ses côtés. Elle s'est décalée de suite et m'a permis de me laisser tomber près d'elle avec lassitude. Elle me voyait comme un héros... si elle savait à quel point j'en étais loin.
Ses mains trituraient les bords de sa robe noire avec nervosité. J'avais envie de la prendre dans mes bras, lui permettre de se délester de ce poids qu'elle portait trop jeune, trop tôt. A la place, je me suis contenté de pose une main hésitante sur la sienne.
— Je suis désolé pour ton père.
Elle m'a toisé d'un air absent avant de fixer la pierre tombale comme si elle avait le pouvoir de le ramener à sa vie.
— Je connais ça mieux que personne, ai-je repris en regardant le ciel. Moi aussi j'ai ressenti une douleur atroce en perdant la seule femme que j'ai aimée. C'est comme si quelqu'un arrachait ton cœur... déchirait ton âme. Tu te demandes si tu reverras la lumière un jour, si t'auras assez de larmes pour les pleurer toute ta vie. Tu te dis que tu lui as pas assez dit que tu l'aimais. Et encore... toi, tu as de la chance dans ton malheur, parce que ton père t'aimait et tu emporteras son amour partout avec toi. Moi, j'ai pas eu cette chance. J'étais pas digne d'être aimé d'une si parfaite créature.
C'était si facile de me confier à elle. Comme si j'avais passé ma vie à le faire. J'ai osé croiser son regard, et la tendresse que j'y ai lu a empli mon torse de chaleur.
Penelope...
Elle a baissé les yeux et m'a avoué d'une voix tremblante :
— Je ne suis pas digne de l'amour de mon père. Je n'ai rien pu faire pour le sauver... alors pour me racheter, je vais le venger.
Elle a relevé sa tête tout à coup. Et en cet instant, elle n'avait plus rien d'une petite adolescente en pleurs. Une flamme de détermination brûlait dans ses yeux. Un courroux que rien ne pouvait apaiser.
— Il est mort sous mes yeux, a-t-elle poursuit. J'aurais pu les en empêcher... ou leur faire payer. J'aurais pu le venger. J'aurais dû.
Cette fois-ci, la rage qui se démarquait dans ses prunelles n'avait rien de commun avec Pénélope. Elle ressemblait davantage à Juan-P. Elle avait en elle une parcelle de sa noirceur. Cette petite jeune femme était plus forte que sa mère ne l'avait jamais été. Plus dangereuse aussi. Une facette de sa personnalité qui n'apparaissait que lorsqu'elle était submergée de ressentiments.
— Je vais les traquer, a-t-elle continué d'un ton acerbe rongé par la haine et la douleur. Je vais les tuer un à un pour ce qu'ils ont osé faire à mon père !
J'ai saisis de sa main et l'ai regardée dans les yeux.
— Non, petite ! La vengeance a jamais été une solution. Elle est tentante. Parce qu'elle nous donne l'illusion d'assouvir notre haine. Mais elle nous rendra pas nos morts. Si tu veux honorer la mémoire de ton père, continue de vivre. Utilise cette expérience pour avancer. Trouve-toi une raison de vivre.
— Je n'en ai plus.
— J'étais comme toi quand j'ai appris la mort de la femme de ma vie. Et puis... je me suis trouvé un but. Et depuis je ne vis que pour le réaliser. Utilise cette expérience douloureuse pour avancer. Pour devenir celle que tu es destinée à être. Fais-en quelque chose de bien.
La réplique miniature de la femme que j'avais aimée plonge dans un silence pensif des plus profonds. Je savais à cet instant que j'avais réussi à la toucher.
Après plusieurs minutes passées à cogiter, elle a murmuré plus pour elle que pour moi :
— Si j'avais été médecin... j'aurais peut-être pu le sauver...
— Alors fais-en ta mission. Tu n'as pas pu sauver ton père, mais tu pourras en sauver d'autres.
Elle m'a regardé soudain, comme si elle prenait connaissance de ma présence auprès d'elle. Ses yeux noisette fouillaient mon âme, et j'ai senti un profond amour m'envahir. Un amour différent de celui que j'avais éprouvé pour sa mère. Un lien invisible, indestructible, instauré depuis le moment où je l'avais portée dans mes bras alors qu'elle venait de naître.
Elle était ma seule raison de vivre, désormais...
Je lui ai caressé les cheveux avec tendresse, puis me relève pour quitter ce cimetière funeste. L'envie de rester auprès d'elle était prenante, mais pour son bien, il me fallait garder une distance. Elle ne devrait pas savoir qui je suis. Elle devait m'oublier et poursuivre sa vie, telle que sa mère l'avait voulu.
— Bonne chance, Sylvia, m'e suis-je écrié sans me retourner.
— Comment connaissez-vous mon nom ?!
— Disons que... je t'ai connue pendant toute ta vie, petite.
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Me revoilà ! 🙈🙈
J'espère que ce chapitre spécial vous a plu, malgré l'absence plus que notable que Duncan et Sylvia. Il me semblait nécessaire d'éclaircir certaines choses avant d'aller plus loin.
Qu'avez-vous pensé du passé de Wayne ? Il n'est finalement pas cet homme d'honneur que nous avons cru voir jusqu'à présent...
Et le passé de Pénélope alors ? La pauvre... tout ce qu'elle voulait, c'est être heureuse avec l'homme qu'elle aimait... Luciano... finalement, c'est elle la plus grosse victime dans l'histoire.
A la prochaine !!! ❣❣❣
S
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