30. Sylvia
Je suis suspendue aux lèvres de Duncan dans l'attente qu'il débute son récit. Il prend le temps de boire une gorgée de son rhum, les coudes sur ses genoux, et le regard dans le vide. Il y a quelques instants, il était si proche de moi. Cette distance qu'il vient d'instaurer me dérange, mais elle semble nécessaire pour lui donner le courage de se confier. Je suis hypnotisée par les mouvements de sa pomme d'Adam qui monte et descend, traduisant sa nervosité.
— J'avais huit ans. Je venais de perdre le seul membre de ma famille qui me restait ; mon oncle. Saloperie de cancer. J'ai jamais connu que lui, mes parents sont morts quand j'avais deux ans. Je sais même pas dans quelles circonstances, mon oncle a jamais voulu me le dire. Bref, j'avais plus personne, et les services sociaux avaient mieux à faire qu'à s'occuper d'un p'tit merdeux dans mon genre dans un ghetto noir d'East LA.
Mon cœur se serre de douleur et d'empathie. J'imagine déjà Duncan, enfant, errant seul dans ces quartiers dangereux et insalubres.
— Je volais les gens pour que je puisse me nourrir. Je commençais par des billets, puis par des portefeuilles. Jusqu'au jour où j'ai croisé la route d'El Padre. Il m'a pris en flag' en train de voler la montre d'un homme. Ça l'a amusé. C'était le chef d'un des plus grands cartels criminels d'Amérique. Je le connaissais de réputation à l'époque. Rien que son surnom faisait trembler de peur. Je comprenais pas pourquoi je l'intéressais. Mais il m'a pris sous son aile dès ce jour-là.
Duncan reprend une gorgée de son breuvage avant de poursuivre son récit.
— J'ai grandi à ses côtés. Ici-même. Sous ses enseignements. J'étais heureux comme jamais. J'avais enfin une famille. Il m'a offert plein de choses, et en échange, je lui devais fidélité, même jusqu'après sa mort. J'ai accepté, et pour sceller notre union, j'ai dû... accomplir une mission.
Ses yeux se referment et sa mâchoire se contracte à ce souvenir. J'ignore ce qu'était cette mission, mais ce n'était clairement pas une partie de plaisir.
— C'était... pénible. Mais j'ai fini par réaliser son souhait, un peu malgré moi. Quinze ans... c'est l'âge que j'avais quand j'ai rejoint les rangs du Rapaces Negras-7, RN-7 pour les intimes. J'ai reçu donc la marque qui signe mon appartenance officielle au gang. Un triangle aux bords irréguliers et qui ressemblent aux barbelés des prisons. Ils sont là pour nous rappeler notre réalité. On est des prisonniers à perpétuité. Prisonniers de ce système pourri. Prisonniers de notre condition de « marginaux ». Prisonniers de nous-même... Le cercle au centre représente les Chemises Noires, les chefs des RN-7 autour desquels tout doit orbiter. Ceux qui font tout pour le gang, jusqu'à donner leur propre vie.
J'ignore pour quelles raisons il me raconte tout ceci, mais j'avale chacune de ces informations dans le but d'essayer de décortiquer les mystères de la personnalité de Duncan. Je ne l'interromps à aucun moment de peur de lui faire réaliser qu'il m'en dit trop, que je n'ai pas ma place à ses côtés, ou qu'il se laisse approcher trop facilement. C'est la toute première fois qu'il se dévoile, je ne voudrais pas faire quelque chose qui l'amènerait à s'arrêter.
— Un jour, je lui ai demandé pourquoi il faisait tout ça pour moi. Pourquoi il m'a recueilli alors que je faisais même pas partie de sa famille. Pourquoi il me protégeait autant. Il m'a expliqué qu'il avait eu un enfant qu'il avait perdu de vue... une fille. Pour lui, s'occuper de moi c'était sa façon de se racheter de ne pas avoir eu les couilles de prendre soin de sa fille. Jusqu'au jour où Laora est apparue dans nos vies. Elle plaisait beaucoup au Padre. Il me disait que lorsqu'il imaginait sa fille, il voyait le visage de Laora. Cette garce a bien compris l'effet qu'elle lui faisait, et elle en jouait. Juan-Pablo Gonzales, cet homme solide, dur et invincible, se faisait tout bêtement manipuler par une petite fille de treize ans.
— Il pensait que c'était elle, sa fille ? le questionné-je, trop intriguée pour maintenir le silence.
— Non, il connaissait ses parents avant qu'ils meurent. Mais il était très attaché à elle. Elle a rempli un vide dans sa vie et dans son cœur, et elle savait jouer sur sa corde sensible. Mais elle avait un gros souci : moi. Je voyais très clair dans son jeu. À plusieurs reprises, elle a tenté de m'éloigner de lui, de lui faire croire que je le trahissais, mais elle a jamais réussi à me détruire aux yeux du Padre. Il s'obstinait à me garder près de lui, et ça, ça faisait enrager Laora. Elle avait un concurrent. Des années plus tard, El Padre est mort. Et à la surprise générale, il m'a tout légué à moi. Ses propriétés, ses entreprises, ses casinos, ses boîtes de nuit, tout. Laora eu que dalle, à part une bonne somme d'argent qui lui est versée tous les mois. Personne a compris ce choix, pas même moi.
— Je comprends mieux maintenant. Laora l'a mauvaise qu'il t'ait tout légué à toi et pas à elle.
— Ouais. Mais ce que je pige pas, c'est pourquoi elle a attendu tout ce temps là pour agir ? El Padre est mort y a deux ans et à l'époque elle...
Duncan arrête soudain son récit. Son visage blêmit et ses yeux s'écarquillent, comme s'il venait de réaliser une idée qui m'échappe. Je le dévisage sans comprendre et pose ma main sur son bras.
— Duncan ?
Mais l'objet de mon attention semble ailleurs. Crispé au possible, il se lève d'un bond et se met à faire les cents pas dans la pièce, perdu dans ses pensées.
— Putain, jure-t-il. Si c'est ça... Je vais la buter... Je vais la buter !
— Qu'est-ce qui se passe Duncan ? Je ne comprends rien.
Sans prendre la peine de me répondre, il récupère ses clés de voiture et son téléphone sur la table basse, puis sort de la pièce en direction du rez-de-chaussée. Il s'est enfin ouvert à moi, sans artifice, sans fioritures. Je refuse qu'il me rebute de nouveau. Je lui emboîte donc le pas.
— Duncan, tu me fais peur. Qu'est-ce que tu as en tête ?
Je n'existe plus.
Il trace sa route en m'ignorant complètement. La curiosité et l'intérêt font place à la colère en moi quand il fait signe à Hernán qui boit tranquillement une bière en compagnie d'Isaac. Il s'engouffre sans attendre dans sa fameuse Bugatti quand son acolyte cubain me rejoint et se pose dans mon dos. Le moteur émet un rugissement sonore, digne de la sourde rage qui imbibe le visage de Duncan et qu'il me transmet sans même le savoir. Je devrais bouger de devant le capot, mais mes jambes refusent de m'obéir. Ce n'est pas juste... il a commencé à se confier, mais il a suffi d'une seule pensée toxique pour rétablir les barbelés qu'il s'est fait construire autour de sa personne, m'empêchant de l'approcher sans me blesser.
— Pousse-toi de là, Sylvia !
J'ai envie de le retenir, de lui crier de revenir pour que je puisse aspirer sa douleur, même si je ne la comprends pas. Mais ce n'est pas ma place. La pression de la main de Hernán sur mes épaules m'affirme qu'ils sont prêts à faire usage de force s'il le faut pour m'éloigner. Je me détache des mains du jeune cubain, et rebrousse chemin vers ma chambre sans demander mon reste. Les grondements de la voiture italienne s'atténuent aussitôt qu'ils sont apparus, signal de la disparition de Duncan dans la nuit noire.
J'hallucine !
C'est officiel, je hais cet homme, au moins autant qu'il m'intrigue.
Je ne peux plus rester ici une seule seconde. Me laisser faire, me faire dicter ma conduite, jamais je n'avais été en mesure de le supporter, pas même avec ma propre mère. Ce n'est pas aujourd'hui que je vais commencer !
Les dents serrées et les nerfs à vif, je rebrousse chemin vers l'entrée du manoir. Mes yeux ne m'ont pas trompée. Sur la console, je récupère un jeu de clés de voitures et fonce vers le parking extérieur. Tant pis pour mes affaires, j'en achèterai d'autres.
J'actionne l'ouverture des portes à distance, priant pour que la voiture correspondante au jeu de clé soit dans les parages. Bingo ! Les phares de la Ford d'Isaac s'illuminent. Je me dépêche de démarrer, l'air de rien, sans me soucier une seule seconde de l'avis de son propriétaire qui me fait barrage à l'entrée du portail.
Je m'en fiche, je sortirai d'ici, coûte que coûte !
— Hey, poulette ! J'peux savoir où tu vas comme ça ?
— Je sors faire un tour. Ça aussi c'est interdit ?
— Rien est interdit quand on sait comment d'mander.
Il n'y a rien d'agressif dans le timbre de sa voix. Bien le contraire, il semble amusé. La montagne de muscles lâche un léger rire en grimpant sur le siège passager à mes côtés. Je soupire en tapotant mon front sur le volant avant de le supplier du regard.
— Isaac, j'ai besoin d'être un peu seule. Je te promets de te rendre ta voiture en un seul morceau.
— On a des directives bien précises, et ça commence par jamais te perdre de vue. Ordres du chef.
— Mais tu n'en as pas marre de faire le mouton pour Duncan tout le temps ? Tu es une personne à part entière, tu sais.
— Mmmh mignonette, j'suis plus un loup qu'un mouton. Mais c'est sympa de t'inquiéter pour moi, rajoute-t-il dans un clin d'œil. Vas-y fais rugir la bête.
— Pardon?
— T'avais très envie d'te barrer y a deux minutes. Vas-y, j't'en prie.
Comprenant qu'il ne compte pas me lâcher d'une semelle, j'appuie sur l'accélérateur pour sortir de cette maison de malheur. Les freins sifflent sur le bitume quand je prends un premier virage pour m'engager dans les rues sombres et perturbantes du ghetto. J'aperçois çà et là des jeunes garçons qui fument et saluent mon compagnon d'un signe de la main. Celui-ci leur répond humblement avant de s'allumer un cigarillo.
— T'en veux ?
— Non merci.
— Laisse-moi deviner. T'es plus du genre clopes à filtre, fines et mentholées, hein ?
— Tu ne peux pas faire plus cliché ?
— Avec tes talons de dix centimètres et ton parfum haut de gamme, difficile de t'voir fumer les gros Montecristo.
— Et pourtant, les gros cigares sont ceux que je préfère...
— Aouuuh ! Ayayay on a affaire à une coquine ! J'comprends mieux c'que Duncan te trouve.
— Pardon ?!
Un grognement mécontent m'échappe alors que je passe un énième dos d'âne. Isaac est de très bonne compagnie. Il a de la conversation et me faire rire, mais ce n'est pas assez pour effacer ma colère.
— Tu nous emmènes où, docteur poulette?
— Tu insistes sur le « poulette ». Je pensais qu'on avait mis ce point au clair.
— Ouais mais après mûre réflexion, j'pense que ça te va bien.
Je ne lui réponds que par un faible rire de circonstance. D'une main nerveuse, j'allume la radio et tombe sur une musique hip hop. Je change de chaîne, ne supportant plus tout ce qui se rapproche de près comme de loin au monde de Duncan, et opte pour une station qui fait passer du Dire Straits. Isaac ne s'en formalise pas, bien que ce ne soit clairement pas son genre de musique.
Une vingtaine de minutes plus tard, j'atterris enfin dans la rue de mon appartement. Bien que rien n'ait changé, une atmosphère hostile règne dans les parages. Un calme bien trop pesant, bien plus lourd qu'en temps normal. C'est alors que je constate la présence de deux hommes massifs qui déambulent devant l'entrée de mon bâtiment. Leurs tee-shirts moulants ne laissent aucune place au doute, ils dissimulent des armes en dessous.
— Qu'est-ce que c'est que ça ?!
— Les hommes de Laora. J'te l'avais dit.
— J'y crois pas... mais qu'est-ce qu'elle me veut à la fin !
— Je serais ravi d'répondre à toutes tes questions, mais si on reste plantés là, on risque de s'faire choper. Et crois-moi, c'est pas un bon plan.
Résignée, j'entame une marche arrière et bifurque vers la rue perpendiculaire à la mienne. Une fois assez loin des murs de briques qui contrôlent le passage vers mon chez-moi, je me gare sur le côté dans le but de calmer mes nerfs à vif.
— Tu savais que j'allais venir jusqu'ici ?
— Ouais...
— Je suis surprise que tu n'aies pas essayé de m'en empêcher.
— A quoi ça aurait servi ? T'es tellement butée que tu serais venue malgré tout. Autant qu'tu viennes constater par toi-même que rentrer chez toi, c'est pas l'idée du siècle.
— Comment je peux être sûre que ce ne sont pas vos hommes à vous, et que vous me menez en bateau depuis le début?
— Crois-moi poulette, on a mieux à faire que de kidnapper les p'tites doctoresses, aussi sexy qu'elles soient.
Je lui lance un regard furtif avant de m'emparer vers sa boite de cigarillos. Il me toise, surpris, puis me tend son briquet.
— J'ai oublié ma boîte de cigarettes au manoir, me justifié-je en ouvrant la porte du véhicule.
— Non mais j't'en prie, sers-toi.
La bouffée de fumée que j'inspire me détend un tantinet, avant que le goût âcre de la feuille brune de tabac me provoque une moue de dégoût. Cette situation m'insupporte. Je me sens impuissante, spectatrice de ma propre vie, contrainte à subir des événements qui s'imposent à moi sans que je ne puisse y faire grand-chose. Il est grand temps que je me reprenne en main...
— Ecoute, poulette, tu m'as l'air méga tendu, et j'ai pas pour habitude de laisser une jolie gonzesse morfler dans son coin. J't'emmène boire un coup.
∞
J'ai l'impression d'avoir remonté le temps. Je me retrouve douze ans plus tôt, dans ce bar de San Antonio, à fumer et me saouler avec des hommes pas très fréquentables du Sud du Texas.
Une bière à la main, une boisson que j'abhorre en temps habituel, mais qui a toujours symbolisé mon côté rebelle, je ris aux éclats à une énième anecdote racontée par Malik, Isaac et Young-Jae. Confortablement installée entre ces deux derniers, je sens l'effet de l'alcool me monter à la tête. La soirée fut longue et houleuse, et pourtant, je n'ai jamais eu autant d'énergie.
— On se refait un billard les gars ?
— Encore ?! grogne Malik en levant les yeux au ciel.
— Ben quoi ? Tu as peur de te faire écraser une deuxième fois ?
— Tu m'connais pas assez cocotte. Le mot « peur » fait pas trop partie de mon vocab'.
— Tu parles ! intervient Young-Jae dont le blanc des yeux est aussi rouge qu'une écrevisse à cause du trop-plein d'alcool. T'oublies la dernière mission à Lakewood ! T'as failli te pisser dessus !
— Isaac pitié, dégage ce p'tit con de là sinon j'te jure que j'vais l'buter !
— Hey, le moustachu ! crié-je à l'attention de Malik. Tu ne toucheras pas à mon coéquipier, c'est clair ?!
Afin de me manifester toute sa reconnaissance, Young-Jae dépose sa tête sur mon épaule et lâche un long soupir. Je pense qu'il y a quelqu'un de plus saoul que moi, ce soir...
— Merci, Noona, toi, t'es une vraie.
— Bats tes pattes de là, Young ! gronde Isaac en éloignant le jeune coréen de mon corps.
Ce dernier s'éloigne en râlant, c'est ce qu'il semble faire de mieux. Je me lève et frappe des mains, ravie de me voir mener ces gangsters par le bout du nez.
Des gangsters, seigneur !
— Bon allez, on se le fait ce billard ?
Avec le recul, je me dis que mon séjour au manoir aurait pu être pire. La compagnie de ces trois hommes est des plus agréables. Ces derniers m'ont tissé des récits détaillés sur leurs aventures de jeunesse avec Duncan et Hernán au sein du ghetto.
Ils ont une réelle admiration pour leur chef qu'ils considèrent aussi comme un ami loyal sur qui ils peuvent compter. Plus ils me parlent de lui, plus je le trouve captivant. Derrière sa carapace de dur à cuire, sans cœur et cynique se cache un homme d'une grande générosité, prêt à tout pour défendre et protéger ses proches, mais aussi les plus misérables.
— Je vais commencer à croire qu'il vous a payé pour que vous fassiez ses éloges devant moi, plaisanté-je avant de frapper ma queue de billard contre une bille rouge.
— Duncan est un type bien, intervient Malik tout en scrutant la table d'un air sérieux. La vie l'a pas épargné.
— C'est vrai... il fait tout pour aider les familles et les pauvres du ghetto, surenchérit Young-Jae.
— Ouais, rajoute Isaac, il est très secret sur ça, il aime pas qu'on connaisse son côté soft.
— Donc on t'a rien dit, ok ?
Je pouffe de rire face aux têtes de ces trois hommes costauds apeurés à l'idée que je ne tienne pas ma langue. J'ai du mal à croire que je suis en présence de tueurs assoiffés de sang et d'argent. Comme il y a douze ans, je me sens appréciée, intégrée... et à ma place. Je sais cependant que ce n'est qu'une simple impression. Une fois les désillusions de mon état émotionnel dissipées, je me retrouverai seule. Abandonnée. Incomprise...
Mon sourire s'efface, et une monstrueuse nausée se fait ressentir au creux de mon estomac. Je donne la queue à Young-Jae et m'éclipse rapidement vers les toilettes du bar.
Très mauvaise idée... l'odeur nauséabonde qui y règne n'aide pas à faire passer mon haut-le-cœur. J'ai à peine le temps de m'engouffrer dans une cabine avant de vider l'intégralité de mes tripes. Le rhum ingurgité plus tôt dans la soirée, le cigarillo répugnant d'Isaac, et les tonnes de bières n'étaient décidément pas l'idée du siècle. Moi, la grande habituée des vins de qualités et des cigarettes mentholées, malgré tout ce que je pourrais dire à Monsieur Muscles, je n'aurais jamais dû faire ma rebelle.
Je me rince la bouche à coup de jet d'eau fraîche quand je remarque la présence d'Isaac à mes côtés. Il affiche un sourire narquois qui pue le jugement à plein nez.
— Ravale ce maudit sourire ravageur avant que je ne t'en colle une, le préviens-je en le regardant à travers le miroir des sanitaires.
— J'aimerais bien voir ça !
— Tu me connais à force, tu sais que je mets toujours mes menaces à exécution !
— T'es toujours mignonne à croire que t'as une chance contre moi, j'croyais que l'coup de la salle de tir allait t'faire retenir la leçon, mais j'vois qu'ça a du mal à rentrer...
Il me fait bien rire... Malgré son esprit compétiteur et sa stature qui laisse présager que de l'ADN d'ogre s'est inséré dans ces cellules, Isaac est la meilleure compagnie dont j'aurais pu rêver en ces moments de doutes et de déboires. Son franc-parler et son sens de l'humour feraient fondre n'importe quel petit cœur ; je comprends pourquoi Vera a craqué.
— Dis-moi, Monsieur Muscles, tu es célibataire ?
— Pourquoi ? T'es intéressée ?
Je croise les bras et pose mes fesses sur l'évier en le scrutant de haut en bas comme si je l'analysais avec minutie. Il lâche un petit rire avant de coincer sa langue dans sa canine, attendant le verdict.
— Oublie cette attitude de charmeur, beau-gosse, je ne suis pas née de la dernière pluie, ça fait un moment que ça ne fonctionne plus sur moi.
— Humm, et qu'est-ce qui fonctionnerait sur toi, poulette ?
— Commence déjà par ne plus m'appeler « poulette », ça pourrait être un bon début.
— Ouais, mais non... va falloir trouver autre chose.
— En fait... j'aimerais que tu fasses quelque chose pour moi.
— C'que tu voudras.
— Demain, je dois me rendre à un rendez-vous urgent en ville...
— Et Duncan est pas au courant, c'est ça ?
— Non, j'ai besoin que tu m'aides à sortir discrètement du manoir.
— Ah t'es comme ça toi... tu me fais ton p'tit numéro de charme pour me convaincre de t'aider, et en fait tu vas aller en pécho un autre en ville...
Il n' y a aucun reproche dans sa voix, bien le contraire, il est assez rusé pour avoir compris ma technique d'approche.
— Alors de un, je ne vais pas « pécho » comme tu le dis, et deuxièmement, je ne t'ai pas fait de numéro, je n'ai fait que poser une question... à laquelle tu n'as pas répondu soit dit en passant.
— Ouais... 'scuse-moi poulette, mais j'peux pas te laisser sortir sans l'accord de Dunc'. Et ouais, j'suis célib.
Il appuie sa dernière phrase par un clin d'œil plus que suggestif.
— Isaac ce rendez-vous très important et je ne le raterai pour rien au monde. Je m'en fiche que Duncan approuve ou pas. Il n'a pas à régir ma vie. Je vais sortir de ce ghetto avec ou sans ton aide. Tu me ferais juste gagner un temps précieux si tu acceptais de coopérer.
— Tu lui en as parlé ? Si ça s'trouve il va pas faire chier.
— On parle de Duncan Reed là...
— Ouais, et alors ?
— Et alors, m'impatienté-je, il n'est pas très connu pour se soucier de ce que souhaitent les autres ! Il m'a imposé ma présence au manoir, m'a obligée à prendre des vacances, et m'empêche même de sortir !
— Tu crois qu'tu te trouverais ici si Dunc' approuvait pas ça ?
Je cligne plusieurs fois des yeux, le temps que mon cerveau engourdi par l'alcool assimile l'information. Les lèvres d'Isaac s'étirent devant ma mine pantoise. Un éclair de sobriété s'abat soudain sur moi, me rappelant que, quoi que je fasse, je ne serais jamais maîtresse de mes choix tant que Duncan m'a sous son aile.
Ses mots me reviennent alors en mémoire...
« T'es pas de taille contre moi, Sylvia. Mais je suis pas inquiet, dans une semaine, tu t'en rendras compte. »
Le salaud !
Je déglutis à plusieurs reprises, puis, prise d'une pulsion incontrôlée, je rejoins la sortie du bar en courant. J'ai l'impression d'étouffer, de suffoquer... et même l'air océanique qui me gifle le visage n'aide pas à me réapprovisionner en oxygène.
Des bras immenses m'enveloppent alors que je m'apprête à rejoindre la route pour héler un taxi avec l'idée de rejoindre l'appartement d'Emily, malgré l'heure tardive. Je me débats et hurle à tout va, mais la prise ferme qui me retient prisonnière ne s'en accommode pas.
— Lâchez-moi ! Lâchez-moi sinon j'appelle la police !
— Quand est-ce que tu vas comprendre qu'on est pas tes ennemis Sylvia ?
Une douleur insupportable m'enserre la poitrine. Comme à chaque fois que l'envie de sangloter se fait urgente, mais que mes larmes restent prisonnières. Incapable de me laisser aller à ma détresse, je me contente de relâcher mes muscles dans le but qu'il me libère. Mais il n'en fait rien... Isaac est aussi têtu que son chef.
— J'pense sincèrement qu'tu devrais avoir une conversation à cœur ouvert avec Duncan.
— J'ai essayé...
— Essaye encore.
— Non...
— Il est pas aussi cruel qu'tu l'crois. Commence par lui demander gentiment de pouvoir sortir demain...
— Et s'il refuse ?
— T'as qu'à faire comme tout à l'heure, joue de ton charme... il a beau être un chef de gang, ça reste un homme faible t'sais...
— Tu crois que n'importe qu'elle femme pourrait obtenir de lui ce qu'elle veut rien qu'en usant de ses atouts ?
— Pas n'importe quelle femme, non.
Isaac me relâche enfin avant de m'envoyer un nouveau de ses clins d'œil légendaires, puis d'un signe de tête, m'invite à regagner sa voiture.
— Allez viens, on rentre. Et c'te fois, c'est moi qui conduit.
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