23. Duncan
Des émanations éthérées s'évadent de mon cigare cubain qui repose sur mon cendrier. Je devrais être concentré sur l'échiquier qui se dresse devant moi, je joue gros ce soir. Mais rien n'y fait. Mon regard est aimanté vers cette fumée dont le dessin se fait de plus en plus clair dans mon esprit. Le corps, nu et offert, d'une femme. Cette femme. Celle qui a su casser tous les codes que je m'étais imposés. Celle qui s'est enracinée dans les profondeurs de mon crâne, annihilant ma clairvoyance.
Je ne suis pas ivre. Non. Jamais. Garder une parfaite maîtrise de moi-même fait partie des nécessités du métier. Heureusement, mon corps a acquis, au fil des années, une capacité d'adaptation hallucinante à l'alcool. Je pourrais en ingurgiter des quantités, jamais ma lucidité ne vacillerait.
Et pourtant...
Un éclaircissement de voix m'indique qu'il est à mon tour de jouer. Je lève les yeux vers Barry Hayes, habitant de longue date du ghetto d'El Sereno qui a autrefois travaillé pour le compte d'El Padre. Et comme on ne quitte jamais vrailement le milieu...
Il ne fait pas du tout ses quarante-sept ans. Je lui en aurais donné plutôt soixante vu les rides qui se peignent le long de sa peau, et ses cheveux grisés coupés courts. Je m'assène un bon coup de fouet mental et reprends ma concentration.
— Des nouvelles de ce cher Ricardo del Cerro ? le questionné-je en avançant mon cavalier noir sur la cible choisie avec minutie.
— Il a merdé. C'est un homme fini. Une bagarre a éclaté en taule. Il a buté un gars, et il paraît qu'il s'était bien dopé juste avant. On l'a transféré au quartier de haute sécurité. Il a toujours été irréfléchi, ce fils de pute.
Un sourire victorieux vient étirer mes lèvres. Mon informateur vient tout juste de jouer son fou pour s'accaparer l'un de mes pions. Mauvais plan. Les pions sont précieux, certes. Mais il faut savoir les sacrifier au besoin. Je viens de l'amener exactement là où je le désirais.
D'un signe de main, j'appelle la délicieuse serveuse, spécialement embauchée pour l'occasion. Elle ne tarde pas à resservir à mon invité et moi-même un nouveau verre de rhum, non sans lui offrir une vue imparable sur son décolleté. J'aspire une grosse bouffée de tabac en observant Barry lutter pour ne pas se laisser déstabiliser. En vain.
Excellent.
J'avance mon cavalier noir de sorte qu'il soit en danger. Je ravale un rictus vainqueur lorsque je réalise que mon opposant vient tout juste de tomber dans mon piège, misant son roi par la même occasion.
— Échec.
Ahuri, il écarquille les paupières, visiblement incapable de croire à la tournure que vient de prendre la situation. Il cherche désespérément un moyen de contrer ma victoire imminente. Mais il n'est pas sans savoir que je suis un As.
C'est ainsi que je suis fait. J'étudie. Je calcule. Je manipule.
Et je gagne.
Toujours.
Dans le jeu, comme dans la vraie vie.
— Tu m'épates, Reed. Y a rien à dire. T'es le digne successeur d'El Padre.
Comme à chaque fois que l'on me sort cette remarque, je plisse humblement les lèvres, sans pour autant laisser transparaitre la moindre émotion sur mon visage. Non, je ne suis pas son « digne successeur ». Je ne l'ai jamais voulu, désiré, ni même convoité.
— Un deal est un deal, Barry.
Le quarantenaire peste dans sa barbe avant de fouiller la poche de son pantalon à la recherche de mon gain. Il me tend le trousseau de clés puis griffonne une adresse sur un bout de papier.
— Je veux être protégé, elle laissera pas passer ça sans me punir.
— T'occupe, le rassuré-je. Va voir Isaac. Il va t'envoyer en voyage le temps que tout ça se tasse. On te rapatriera quand ça sera bon. Avec, en prime, une belle récompense.
— Tu es donc sûr de gagner contre elle ?
— Je gagne toujours. T'es bien placé pour le savoir.
— La sous-estime pas, c'est une femme, mais elle a de ces couilles...
— Être une femme ne fait que la rendre plus redoutable. Moins facile à manipuler que ses homologues masculins. Ne sous-estime jamais le pouvoir d'une femme, Barry. Tu vas perdre à coup sûr. Tes discours machistes, tu peux les foutre là où j'pense.
Mon interlocuteur baisse la tête. Colère ou honte ? Je ne saurais dire, et je m'en cogne. Il me salue d'un geste de la tête et prend congé. Je profite du court moment de solitude qui s'offre à moi pour vérifier mon téléphone. Un message non lu s'affiche sur mon écran.
Sylvia...
« Monsieur Reed joue les difficiles ? Tu me fais jouir en trois minutes pour me laisser sans nouvelles pendant une semaine ? Si tu cherches à tester ma patience, alors sache que j'en suis à bout. Je suis libre ce soir. On se retrouve chez moi ? »
Son texto envoyé il y a maintenant quelques heures me fait sourire. Je suis parfaitement conscient de son atroce manque de patience, surtout quand elle est nue face à moi et qu'elle se languit de me sentir en elle. Le souvenir de son corps, réagissant à chacune de mes sollicitations, revient me hanter. Une semaine sans la voir, la toucher, est proche de la torture. Si je croyais aux marabouts et autres sorciers, je jurerais qu'elle m'aurait ensorcelé pour que je ne voies que par elle. Ma queue ne se hisse plus qu'en imaginant sa peau de velours contre la mienne, qu'en entendant le son de sa voix d'enchanteresse. Qu'elle parle ou qu'elle gémisse, le résultat est le même. J'ai une envie perpétuelle de la posséder, dans toutes les positions, qu'importe la situation. Je la veux. Intégralement.
Mais justement, cet effet monstre qu'elle provoque en moi me déconcentre. Il vaut mieux qu'elle reste loin. Tant que Laora vadrouille autour de mon gang, je me dois de garder une totale maîtrise de la situation. Et pour cela, il faut éliminer toute forme de distraction extérieure. Quelle qu'elle soit.
Je commence à lui écrire un début de message lorsqu'un Hernán au teint livide fait irruption dans le salon. Il semble avoir contracté un fantôme.
— Hermano... elle est revenue. Elle est là.
Il ne m'en faut pas davantage pour comprendre que de « elle », il s'agisse de Laora Navarro. Ainsi, elle s'est enfin décidée de sortir de sa tanière après plusieurs semaines à jouer à la morte. J'ai attendu ce jour, et elle a eu la décence de ne pas s'éterniser. Au moins, je n'ai pas eu à la chercher moi-même. Elle s'aventure sur mon territoire. Sur mon échiquier. Sachant qu'elle sera soumise à mes règles.
Je fronce les sourcils, me lève et pose ma main sur mon arme, soigneusement rangée dans son étui en cuir sur ma ceinture. J'emboite le pas à Hernán qui ne tarde pas à me suivre, visiblement déboussolé par cet évènement. Si je savais que Laora était de retour, j'ai volontairement omis d'en parler à mes hommes avant que je ne sache ce qu'elle manigance. Depuis l'incident « Joyce » je suis moins confiant quant aux gens qui m'entourent. Tous sont susceptibles de me trahir un jour. Pas question que je me laisse avoir de nouveau.
Je traverse l'immense baie vitrée qui débouche vers le jardin quand je la vois encerclée de monde. Isaac et Hernán avec lesquels elle a grandi, mais également Vera. Son ancienne famille.
Je la retrouve comme une fleur, vêtue d'une chemise noire, aussi séduisante que dans mes souvenirs, mais non moins machiavélique. Chez elle, rien n'a changé. Toujours cette même bouille faussement innocente. Ces mêmes yeux sombres et perçants. Ces mêmes courbes de sirène qui charment les hommes. Et ce même sourire éclatant qui m'accueille.
— Dunc' ! s'écrie-t-elle en se ruant dans mes bras comme si de rien n'était.
Tels deux gardes du corps, Malik et Young-Jae se dressent devant moi pour l'empêcher de me toucher. Règle de base du gang, personne ne s'approche du chef sans son autorisation. Elle parait surprise, mais se ravise de faire un pas supplémentaire envers moi.
— Laora Navarro, articulé-je le visage impassible.
— Tu m'as manqué Duncan.
— Ah ouais ? C'est pour ça que t'as disparu de la circulation pendant deux ans ? Sans donner de nouvelles à personne ?
Plus personne ne parle autour de nous. Pas même un souffle ne peut s'entendre en cette soirée de printemps. La tension est palpable. Mais mon regard ne dévie pas du sien.
— J'avais mes raisons.
— Tu connais les règles Laora. Quand on est Rapaces, on l'est pour toujours. « Rapaces ou trépasse ». T'as oublié ?
— Je ne vous ai pas quitté ! J'avais juste besoin de m'exiler un moment. J'ai perdu mon père ce soir-là !
— El Padre n'était pas ton père !
— C'était tout comme ! T'es bien placé pour le savoir, Dunc'. Il nous a adoptés tous les deux.
— Certes. Mais moi, j'ai eu la décence d'être présent à ses obsèques.
— Je sais. Mais je... j'avais la trouille.
— T'avais la trouille ? Tu crois que t'étais la seule à avoir eu la trouille ? On était tous dans la même merde. Mais t'as préféré agir en lâche. Fuir alors qu'on avait besoin de rester unis. T'as quitté ta famille quand on avait le plus besoin de toi. T'as failli à ton devoir. T'as souillé le gang et notre unité par la même occasion. Et tu t'attendais à quoi ? À ce que je te reçoive dans une accolade après deux ans d'absence ?
— Je m'attendais à ce que tu sois plus conciliant.
Je ricane et échange un regard avec Hernán. Un rictus amer est épinglé sur ses lèvres. Vera, elle, ne sourit pas du tout. Ses iris se sont transformés en mitrailleuses. Je suis certain que dans sa tête, elle a déjà tué Laora un millier de fois, et pour cause.
— Et toi, reprends-je d'une voix impérieuse. Est-ce que t'as été conciliante envers les Rapaces ? Est-ce que t'as été fidèle à ton tatouage ? À ton serment ? Est-ce que t'as pensé à Hernán ?
— Hermano, intervient ce dernier. Laisse-moi régler cette histoire por favor.
— Duncan, m'interpelle Laora comme s'il n'y avait eu aucune interruption. J'ai merdé, je le sais. Mais je suis venue pour me racheter. J'ai beaucoup changé en deux ans. J'ai grandi. J'ai appris que la famille était ce qu'il y a de plus précieux. Et vous êtes la mienne. J'aimerais que vous me pardonniez. Tous, ajoute-t-elle en lorgnant en direction de Hernán.
Personne ne bouge. Tous attendent ma décision. Tous mes muscles sont tendus. Je suis le seul à savoir qu'elle complote contre moi. Contre nous. Pourquoi revient-elle comme si de rien n'était, en amie, demandant pardon ?
« Garde tes amis proches, cabrito, mais tes ennemis encore plus »
Les enseignements d'El Padre ne me quittent jamais. Ils sont ma ligne de conduite en permanence. Mon guide ultime. Mais s'il y a une seule chose que Laora Navarro et Duncan Reed ont en commun, il s'agit bien ces instructions.
Et en ce moment, c'est exactement ce qu'elle est en train de mettre en pratique.
— Comment veux-tu que je te refasse confiance Laora ? Après tout, j'ai aucune idée de ce que t'as foutu pendant ces deux dernières années.
— Tu as raison d'être méfiant. Mais tu as besoin de moi. Et je peux t'offrir mon aide.
— Je m'en suis sorti sans toi pendant deux ans. Pourquoi aurais-je besoin de toi maintenant ?
— Parce qu'une nouvelle menace plane sur les Rapaces Negras.
— Vraiment ? Quel genre de menace ?
— Tu perds des ghettos, Duncan. Ton pouvoir n'est pas aussi infaillible que l'était celui d'El Padre. Tu manques de crédibilité.
J'ai du mal à comprendre à quoi elle joue. Mais je décide d'aller jusqu'au bout avec elle pour voir jusqu'où elle veut m'emmener.
— Tu m'as l'air bien informée.
— J'ai entendu des bruits de couloirs en venant jusqu'ici. Un certain El Chango...
J'esquisse un sourire. Elle est bonne. Elle sait que ses hommes ont parlé. Elle sait que je suis au courant qu'un certain El Chango nous menace. Et elle se cache derrière lui pour se faire bien voir. J'aperçois mes hommes échanger des coups d'œil supposés être discrets. Laora sourit. Elle pense avoir tapé juste.
— Nous sommes des Rapaces, lancé-je d'un ton dédaigneux. On craint pas de vulgaires primates.
— Tu minimises le danger. Je te croyais mieux instruit que ça.
— J'apprécie ton implication, Laora. Mais t'es gonflée de revenir me faire la leçon après tes vacances. T'as aucune idée de ce qu'on a enduré pour garder notre place.
— J'étais pas en vacance ! J'ai traversé l'Amérique centrale. J'ai appris plein de choses. Je te l'ai dit. T'as besoin de moi.
— Duncan Reed a besoin de personne. Encore moins de toi. Tu peux retirer cette chemise noire. T'en est plus digne.
— Hey mec, me chuchote Isaac à l'oreille. Écoute au moins ce qu'elle a à dire. Si ça s'trouve, elle est sincère.
Je l'ignore et reporte mon attention sur la revenante qui semble avoir du mal à croire ce qu'elle vient d'entendre. Je reprends la parole d'un ton solennel et sans aucune pitié.
— Beaucoup de choses ont changé en deux ans, Laora. Mais nos principes restent les mêmes. Quand t'es un Rapaces, tu l'es à vie. Je devrais te tuer pour ce que t'as fait. Mais je le ferai pas. Tu sais pourquoi ?
Elle m'interroge du regard sans pour autant poser la question.
— Parce que t'étais celle qui a redonné espoir à El Padre. Par respect pour sa mémoire, je te laisse vivre. Mais tu vaux que dalle, ni pour moi, ni pour le gang. Tu peux repartir de là où t'es venue. Mais méfie-toi... si je te croise rôder aux alentours, je serai sans pitié. Moi aussi j'ai appris des trucs en deux ans.
Mâchoire crispée, les prunelles de celle que j'ai longtemps considérée comme ma sœur lancent des éclairs meurtriers. Je m'efforce à garder un parfait visage de poker, me contentant de la fixer sans sourciller. Elle rompt le contact visuel pour reporter son attention sur Hernán avant de lui tendre un bout de papier sous l'œil noir de Vera.
Quelle putain de comédienne ! Elle est à la tête d'un ghetto entier et arrive à faire sa pleurnicharde.
— Appelle-moi, Hernán, lance-t-elle avec une voix plus suave. Faut qu'on discute de nous deux.
— T'as perdu le droit d'en parler le jour où tu t'es barrée en laissant derrière toi ta bague de fiançailles répond-il d'un ton glacial.
Je reconnais bien là mon bras droit. Laora semble beaucoup moins réjouie que moi et quitte les lieux en comprenant qu'elle n'est plus la bienvenue dans cette demeure. Son expression a changé du tout au tout. Elle a effacé sa bouille faussement coupable pour adopter un air colérique et vengeur. Sa colère est telle qu'elle n'arrive plus à maintenir les apparences.
Je lui emboite le pas, et arrivés à l'entrée de ma propriété, je lui tiens fermement le poignet.
— Je te préviens, Laora, si tu t'attaques à Hernán ou sa sœur, ou n'importe quel membre du clan, t'auras affaire à moi. Je laisserai pas passer le moindre faux pas.
— Je suis venue en paix, Duncan. T'as aucun souci à te faire.
Je lâche sa main, conscient qu'elle me ment, les yeux dans les yeux, et sans aucun scrupule. Il devient urgent que je découvre ce qu'elle manigance. Je la lâche, non sans lui lancer un dernier regard austère quand une boule de plomb se niche au milieu de mon abdomen.
Une ombre vient parasiter mon champ de vision. Grande. Brune. Magnifique.
Mais intruse...
Qu'est-ce qu'elle fout là, putain ?!
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