Je vois une jeune fille aux cheveux blonds et aux yeux bleus. Je la vois dans la cours de récréation de maternelle, une douleur dans l'estomac. Elle vient de se prendre un coup de poing de celui qu'elle pensait être son meilleur ami. Alors elle tourne en rond dans cette cours, un bruit sourd dans les oreilles, ignorant les autres enfants. Je vois cette petite fille se faire acculer par d'autres enfants aux yeux méchants et aux sourires cruels contre la barrière de l'école. Je la vois ensuite aller en CP, la boule au ventre, puis réussir à écrire plusieurs lignes de textes, une fierté grandissante dans ses prunelles azurées. 

Toutefois, elle se sent comme une intrus, comme si elle n'était pas à sa place. Tous les autres enfants sont dans leur monde de féerie et leurs rêves ambitieux. Elle, elle a déjà découvert la cruauté du monde à seulement neuf ans. Elle se préoccupe déjà des conséquences des actions humaines sur sa chère planète et des discriminations. Quand elle en parle à ses camarades, ils éclatent de rire et la regardent avec des yeux ronds.  Un de ses amis, quand à lui, est faux et ne cesse de la pointer du doigt, elle et ses erreurs. « Tu dois être comme ça ou je ne suis plus ton ami » disait-il. Il la menait en bateau. Ce n'est pas comme si son deuxième ami faisait quelque chose, il se contentait de lever les yeux au ciel et d'agir comme de rien était. Elle ne sent pas acceptée par ses camarades, on lui dit qu'elle est bizarre, intello et on la traite comme une marginale. On lui dit de dégager avec un regard gêné dans sa direction. 

Alors elle s'inscrit sur un jeu en ligne où elle rencontre des gens plutôt sympa. Elle se réfugie dans la lecture, le seul endroit où elle ne se fera pas traiter de tous les noms parce qu'elle raisonne différemment de la majorité. Je la vois découvrir ce livre de chats sauvages, des étoiles dans les yeux devant le récit de leurs aventures. Elle commence à jouer à ça sur le jeux en ligne et rassemble des gens pour créer un clan. Mais tout part en fumée au bout de deux ans. On lui avait foutu en l'air ça aussi. Elle se fait lâcher par ses deux amis, ils arrêtent de lui parler tout simplement. Elle se redirige vers une fille qu'elle connaît depuis la maternelle et s'incruste dans son groupe d'amies. Pour la première fois de sa vie, elle se sent acceptée et bien. 

Et puis vint le collège, l'enfer déguisé. Nouvel endroit, nouveaux élèves, nouvelles classes. Ses amies tombent amoureuses. Pourquoi pas ? se dit-elle. Alors elle tente de ressentir quelque chose pour ce garçon aux cheveux bruns et au sourire railleur. Mais ce n'était pas bien, elle le sentait dans tout son corps et dans son âme. Qu'est ce qui cloche chez elle ? Pourquoi ne peut-elle pas tomber amoureuse d'un garçon comme les autres filles ? Et puis elle tombe amoureuse de son amie, cette magnifique fille aux cheveux châtains et yeux noisettes. 

Je la vois tourner en rond dans sa chambre, se tournant fébrilement les mains et s'arrachant la peau des doigts, tic qu'elle avait toujours eu depuis le début de sa scolarité. Dans ses yeux brillent de la détresse et de l'angoisse. Et puis elle découvre le mot « lesbienne » et cette découverte la chamboule encore plus. Son premier amour, quand à elle, tombe amoureuse d'un garçon aux cheveux de jais et aux yeux émeraudes. Elle le déteste plus que tout, ce garçon. Mais elle déteste encore plus les battements précipités de son coeur quand son amie glisse sa main dans la sienne. Elle déteste l'intense et agréable chaleur qui se propage dans son corps quand son amie la regarde ou lui sourit. Mais elle fait semblant, elle sourit et rit joyeusement, comme si rien ne se passait dans sa tête. 

Cette même année, elle a perdu son cochon d'Inde, sa première amie. Qu'elle l'aimait, ce petit rongeur vif à la fourrure rousse et blanche. Elle la connaissait depuis toujours et d'un seul coup, elle était partie sans laisser de trace. Et puis la puberté débarque sans prévenir. Alors elle commence à porter de larges vêtements pour cacher ses formes et sa corpulence. La haine de son propre corps commence, elle est désormais incapable de se regarder dans le miroir. Toutes les filles qu'elle voit sur les réseaux sont parfaites. Pourquoi ne peut-elle pas être comme elles ?

Au collège, elle veut être out mais toutes les insultes profanées dans les couloirs l'en empêche. La peur du jugement est trop présente dans son coeur. Pourquoi est-elle si anxieuse ? En 5ème, elle panique pour un rien. Et elle se met à angoisser en présence de trop de monde. Elle aimerait qu'on lui explique pourquoi tout cloche chez elle. Elle se coupe les cheveux mais son bonheur est de courte durée, une fille ne devrait pas avoir les cheveux aussi courts après tout. Elle sent le poids des regards et des murmures sur son dos. 

Que se passe-t-il dans sa tête ? Que fait-t-elle avec ses ciseaux aux toilettes pendant la récréation ? Pourquoi y a t-il des marques de sang séché sur la lame ? C'est l'agonie lente et silencieuse. Ses pensées vont à plein volume, elle pleure, elle hurle, mais personne n'entend ses cris de détresse. Que diraient les autres si elle s'exprimait tout haut ? Ils la prendraient certainement pour une folle. Elle rentre du collège, elle éclate en sanglots précipités dans la cage d'escalier. Elle ne met pas un pied dans la mer de toutes les vacances d'été et se contente de rester en tee-shirt large, un livre dans la main. Elle a l'impression de se noyer dans ses sentiments. Ses émotions si violentes parfois. Elle a failli se retrouver sur la route tellement tout était flou. Elle n'entendait plus rien, ne voyait plus rien, elle était dans un brouillard total. Combien de fois a-t-elle pensé à avaler cette boîte de médicaments soigneusement posée sur le rebord de son étagère ? Mais elle tient bon, pour ses amis, pour sa famille, pour son chien, pour sa petite sœur même si elle ne comprend pas pourquoi ils tiennent tant à elle. 

Ma soeur va vivre la même chose, je le sens, je le sais. Sa prof la met déjà à part a cause de cette foutue dyspraxie. Je ne veux pas qu'elle vive la même chose que la fille dans le miroir.