Un premier coup, puis un deuxième. La chaîne métallique du sac de frappe réagissait au moindre choc de mes poings. Le cuir percuté résonnait sous la pression que je tentais de relâcher. Je n'arrivais pas à me vider la tête. Cette rage intérieure qui me pourrissait la vie depuis si longtemps. Elle était toujours là me rongeant encore et encore. Le balancier était mon métronome. Mes directs étaient le tempo. Tous ces mauvais choix qui m'amenaient à réaliser que j'avais tout perdu, le ressac physique me le rappelait à présent...

Gauche, droite. J'inspirais et soufflais la colère sur la masse en face de moi, en me demandant pourquoi moi ! Avais-je été trop gâté par la vie, par ma famille ?

Droite, gauche. Peut-être... Je ne le savais pas encore. Et puis merde, soyons honnête, songeais-je au moment d'envoyer une série de coups.

Un direct du droit, les premières gouttes de sueur apparurent, mais rien n'y faisait. Je tapais inlassablement pour mieux me rappeler ce que j'avais été, un Lord puissant, l'héritier du Magna des Steppes. Mon père était aussi un oligarque à qui tout réussissait. J'avais donc eu l'argent, l'éducation, le pouvoir et toutes les facilités que cela procurait. Et j'avais tout perdu ! Trop, trop vite, trop facilement pensait la plupart des gens.

Un crochet du gauche. Avais-je été pourri par l'amour des miens ? Non ! Mes jeunes frères n'étaient pas comme moi. Aucun d'eux n'avait cette haine, d'eux-mêmes et des autres, qui leur bouffait la vie. Alors pourquoi ?

Je frappai plus fort, tournait autour du sac, tentant d'évacuer toujours plus fort ma rage au point de faire réagir violemment le pushing-ball. J'esquivais sans mal son retour.

Gauche, droite. Je n'avais rien su pendant longtemps et je m'étais débattu dans la confusion la plus totale. Sans raison apparente, j'étais arrogant, fier et toujours en colère. Au point d'avoir tout envoyé valser, les lois des Conventions et ma famille, pour devenir un paria, un Vagari.

Droite, gauche. Je m'étais senti rejeté, mal aimé incompris, rien n'avait de sens. A aucun moment je n'arrivais à trouver ma place, un sentiment de dépossession me rendait fou. Pour assouvir mon esprit torturé et avide de reconnaissance, j'avais voulu laver un affront que moi seul voyais.

Un uppercut puis deux. En faisant ça, j'avais tout perdu, ma dignité et mon statut. Même ma magie et mon Âme ! Je devrais m'estimer heureux, pourtant, j'étais encore en vie. J'avais voulu affronter le Magna des Terres dans un combat de sang, où même la mort était permise.

Droite, gauche. Heureusement pour moi, Angel Lemaistre avait été bon prince, en me laissant en vie en juillet dernier. Je savais qu'il l'avait fait par respect pour mon père, pour garder l'équilibre dans le monde des Lords.

Gauche, droite. J'étais devenu : un homme furieux et violent, un potentiel meurtrier. Il s'en était fallu de peu que je ne franchisse la limite interdite dans la cage magique.

Je pouvais être le pire des hommes. Devant ce triste constat, j'accélérais le rythme.

Droite, gauche. Je n'étais plus rien, ni un Lord, ni un Vagari. Je ne serais plus jamais un magicien, juste un Peritus. Gaïa ayant repris les dons qu'elle m'avait accordés.

Direct du gauche. Je n'avais ni place, ni statut. Grant Savage, le Magna des Plaines, me tolérait sur son territoire à la demande de son petit-fils David. Ce doux géant croyait en ma rédemption.

Droite, gauche. Il m'avait dit que tous les cœurs enragés trouvaient l'apaisement un jour. Facile à dire ! Depuis ma défaite... non ! Depuis bien avant, je stagnais et n'en sortais pas de tous ces ressentiments.

Gauche, droite. La colère restait là malgré tous mes efforts. Elle empoisonnait ma vie en me rendant inaccessible aux autres depuis si longtemps. Je m'étais éloigné de ma famille, de mes amis, devenant un vrai hérisson, tous piquants dehors.

Droite, gauche. Je me noyais tous les jours un peu plus dans l'amertume. J'oscillais en permanence entre haine de moi-même et du monde.

Mon souffle commençait à devenir saccadé, mais ce qu'il y avait de plus sombre en moi restait à évacuer, tous ces souvenirs flous et douloureux qui intoxiquaient mon esprit

Crochet du droit. Quand mon Âme et ma magie s'étaient dissipées, c'était comme si le voile, qui cachait la source de ma rage, s'était déchiré. Tout était revenu, le bon, le mauvais et surtout l'innommable.

Une nouvelle série d'uppercuts. Depuis ma défaite, des flash-backs rendaient mes nuits et mes jours difficiles. Des bribes d'un combat entre plusieurs hommes, à travers le flou de mes larmes et de mes cris retenus.

Gauche, droite. J'entendais le choc des Âmes s'affrontant. Je revoyais les lumières colorées des flux de magie s'entrechoquer dans le noir. C'était à la fois violent et magnifique, terrible et fascinant.

Droite, gauche. Depuis la cérémonie du solstice d'hiver dernier, je savais ce que c'était, deux Âmes guerrières combattant l'une contre l'autre, un loup et un sanglier.

Un nouveau direct et la sueur coulait sur mon front. Je pouvais mettre enfin des noms sur les visages qui me hantaient et surtout sur celui de mon sauveur. À cause de cela, j'étais encore plus en colère.

J'avais failli tuer son héritier et successeur. Je frissonnais à cette idée puis secouais mon visage pour évacuer la sueur qui coulait le long de mes yeux et continuais à frapper.

Droite, gauche. Le précédent Magna des Terres : Yann Lemaistre m'avait sorti de là, au risque de sa vie et des lois des Conventions, avec l'aide de ses amis.

Gauche, droite. Son autre fils Luc m'avait vengé, mettant fin à la vie d'un de mes bourreaux. Je devais tant de choses à tellement de gens.

J'accélérais le rythme pour évacuer, un coup après l'autre. La mort d'un des coupables avait levé le voile sur ma mémoire parcellaire. Ils avaient camouflé leurs actes par un sortilège d'amnésie puissant.

Gauche, droite. J'avais découvert pourquoi j'avais été entre leurs mains. Les souvenirs revenaient avec leur lot de souffrances.

Droite, gauche. On m'avait utilisé pour assouvir la soif de pouvoir de certains. Un Lord du nom de Valdez avait offert le gamin que j'étais alors aux crocs d'un Maître de sang.

Je me retournais d'un mouvement vif et m'attaquais à la poire de vitesse faisant rapidement pleuvoir les coups. Vite, encore plus vite, il fallait que ça sorte, que la rage s'en aille. Pourquoi moi ? Un coup, une inspiration, un coup, une expiration, un coup, une respiration. Je frappais encore et encore jusqu'à ne plus sentir la douleur dans ma tête, mais uniquement dans mes mains et mon corps... Essayant de balancer hors de moi toutes les pensées qui encombraient mon cerveau. Mais ça, c'était mission impossible.

Après deux heures à essayer d'oublier en massacrant le punching-ball et autres objets de frappe, je me dirigeais vers le vestiaire de la salle de sport. J'avais besoin d'ôter la sueur et la rancœur qui me collaient à la peau.

J'émergeais de ma bulle et j'aperçus le regard des autres membres sur moi à travers le miroir. Je leur faisais peur. Je réalisais alors l'image que je renvoyais aux autres.

J'avais un physique impressionnant avec mon mètre quatre-vingt-cinq, mes cent cinq kilos et ma musculature imposante. Mon visage était marqué et très masculin, assombri par une barbe courte et surmonté d'une chevelure sombre. Mon nez était cassé et dévié comme un boxeur. Mon cou épais où l'on apercevait le début de mes nombreux tatouages qui descendaient le long de mes bras, souvenirs indélébiles de ma quête de puissance. J'avais multiplié les sorts marqués malgré la douleur qu'ils imposaient. La seule chose qui aurait pu paraître douce chez moi, mes yeux bleu acier étaient jugés froids comme la banquise.

J'avais tout du voyou russe que l'on ne voulait pas croiser dans la rue, surtout avec la rage refoulée qui se dégageait de moi. Rien n'invitait les gens à faire de moi leur nouvel ami. Mais étais-je là pour ça ? Non et je m'en moquais finalement. Je n'avais plus rien c'est vrai sauf une soif inextinguible qui me faisait tenir debout. Je voulais ma vengeance ! Je voulais retrouver le suceur de sang qui avait foutu ma vie en l'air, le faire payer au centuple ce qu'il m'avait fait subir et enfin me libérer de cette foutue colère qui rongeait ma vie.

Magna des Steppes: Lord à la tête de la convention magique correspondant à l'Europe de l'Est et la Russie

Convention : communauté de Lord et de Lady régit par des lois. Il y a dix conventions sur Terre.

Vagari : Lord dissident, refusant l'autorité et les lois gérant les conventions magiques.

Âme ou Âme guerrière : ensemble d'énergies magiques qui prend une forme animale. Elle a une volonté propre et combat à la place de son Lord.

Convention des Terres : convention magique correspondant à l'Europe de l'Ouest.

Peritus : simple humain ayant connaissance du Monde de Gaïa et de certains de ces aspects.

Convention des Plaines : convention magique correspondant à l'Amérique du Nord.