Chapitre 6 : les surinspecteurs
Lynn et Félix ont déserté l'atelier de Mia pour utiliser son ordinateur. Lynn s'empare de la machine en premier et vérifie si elle est recherchée. Son coeur se serre en constatant que ce n'est pas le cas. Ça veut dire que personne ne va venir la sauver... et surtout que son mari n'a pas donné l'alerte. Pourquoi ? Est-ce que quelqu'un le menace malgré tout ? Ça n'aurait pas de sens ! Le but des kidnappeurs est atteint pour l'instant, le contrat avec Hailcourt est mis en suspens et il ne sera sans doute pas signé. Elle vérifie rapidement son planning et les nouvelles que lui ont envoyé ses subordonnées. Personne ne s'inquiète de son silence : un message a été envoyé à tout le monde indiquant qu'elle partait quelques jours pour des raisons personnelles. Impossible de retrouver sa source. Elle jure. Comment...
Elle ignore trop de choses. Qui est impliqué, comment, pourquoi ? Tandis qu'elle pianote sur le clavier, Félix esquisse le geste de lui prendre la machine des mains, avant de se faire littéralement taper sur les doigts :
"Ah, non ! Je n'ai pas terminé !
— Qu'est-ce que tu comptes faire de plus, exactement ?
Lynn ne répond pas, mais reste fermement accrochée au clavier. Félix la confronte, une touche d'autorité dans le regard :
— Lynn... Ce n'est pas raisonnable, ça.
— Et qu'est-ce que je compte faire, monsieur-je-lis-dans-les-pensées ?
— Dire à ton mari que tu as échappé au kidnapping, bien sûr. Histoire qu'il appelle enfin les surinspecteurs. Et qu'il te rassure sur ce qui s'est passé à la maison. Mais tu sais que c'est une mauvaise idée.
— Est-ce que tu me menaces ?
— Moi ? Pourquoi je te menacerai ? On est ensemble sur ce coup-là ! Je t'ai sauvé la vie, et maintenant je bosse pour toi, tu es ma précieuse cliente ! Pire, ma patronne. Ce n'est pas que je sois très porté sur le respect de l'autorité, mais on est dans le même bateau, et c'est pour toi que je dis que c'est une mauvaise idée.
— ... je ne vois pas pourquoi.
— Menteuse. Tu vois très bien. Ce n'est pas parce que ça te fait mal que tu ne dois pas le regarder en face.
Mâchoires crispée, Lynn bataille contre elle-même. Félix sait qu'il est en train de lui arracher le coeur. Mais est-ce qu'il a le choix ? Ce n'est pas sa faute si les faits sont là.
— Regarde les choses en face. C'est ton mari qui t'a vendue. C'est la dernière personne à prévenir que tu es encore vivante.
— Néran n'aurait jamais fait ça !
— D'accord, il ne t'as sans doute pas vendue, il a dû se passer quelque chose. Mais ça ne change rien au fait qu'il n'est pas fiable. Ne lui écris pas.
— Les enfants...
— Il ne leur arrivera rien tant qu'ils ne servent à rien, ils ne servent à rien tant que tu restes cachée ici, avec moi. Tu te souviens ?
Ça, Lynn ne risque pas de l'oublier. Ses mains se serrent, tout son visage se crispe, mais elle ne craque pas, ne pleure pas, et au bout de quelques instant parvient à demander d'une voix revenue à la normale :
— Tu vas commencer par lui, non ?
— Je pense, oui. Après tout, on a trois pistes...
Tandis qu'il énumère, Félix récupère l'ordinateur. Lynn le laisse faire.
— Il y a la société que tu voulais acheter, Hailcourt. Ceux qui veulent t'en empêcher sont intéressés par elle, il faut qu'on trouve pourquoi. Il y a les kidnappeurs eux-mêmes, je pense que le docteur au moins sait qui est le commanditaire, ou au moins connait un envoyé du commanditaire, en tous cas c'est notre piste la plus risquée mais on peut la remonter. Et enfin, il y a le traitre dans ton entourage, et vu les circonstances, c'est une bonne idée de commencer par ton mari.
— Si... si c'est lui, alors c'est grave. Il est menacé, il... Il y a quelque chose !
Félix espère sincèrement que non. La mince protection qu'il peut offrir ne vaudra plus rien dans ce cas... Il a toujours le revolver sur lui, mais il ne se voit pas menacer Lynn pour la garder prisonnière, ça n'aurait aucun sens. Soit ils sont dans le même bateau, soit il a intérêt à fuir très vite et très loin.
— Ok, ok, je vais commencer par lui. Il faut que je trouve un moyen de l'approcher.
— Je vais te donner de quoi lui prouver qu'il peut te faire confiance, il t'expliquera... Comme ça, moi ça me rassurera, et toi tu auras ta protection contre les flics. Ça te va comme ça ?
— Pas trop mal, merci beaucoup.
— Bien. Tu... tu pourras y aller quand ? Je pense que le plus simple, c'est son bureau. Je sais comment t'obtenir un rendez-vous pour demain. Ça ira ?
Félix lui sourit gentiment. Elle a besoin de gentillesse, toute stressée comme ça.
— Ça ira. Ne t'en fait pas. Quoi que je trouve, je vais le sortir de là.
Elle hausse les épaules, elle n'y croit qu'à moitié. C'est le problème de rester longtemps avec les gens : ils voient trop de changement de personnalité, ça perd de son impact. Mais Félix est content de rester avec elle. Ça lui donne un but, un point d'ancrage dans ce monde. Et il aime passer du temps avec Mia aussi. L'innocente et gentille Mia, qui leur offre un nid douillet et leur prépare des gâteaux pour les réconforter. La complicité que le jeune homme entretient avec elle est totalement factice, elle est honnête et ouverte, tandis que lui ment corps et âme. Ça ne l'empêche pas de l'apprécier sincèrement. Et il aime être Léo, cet adolescent gentil et facile à vivre, un peu rêveur, un peu musicien, un peu paumé, qui essaye de bien faire dans un monde trop violent pour lui. La vie serait plus simple s'il était Léo.
Mais il n'est pas Léo, il n'est même pas Félix, il est une page blanche marquée d'une couronne de bouffon, qui veut sincèrement protéger les deux personnes qui composent son univers aujourd'hui, mais sait si les choses tournent mal le mieux à faire sera de disparaitre de leurs vies. Peut-être qu'il y a au-dehors d'autres personnes précieuses pour lui qui se morfondent de son absence, peut-être que toutes ces émotions s'effaceraient en un instant s'il retrouvait ses souvenirs, peut-être que lorsqu'il fera ses propres recherches - cette nuit, quand Lynn dormira et que Mia sera sortie - il retrouvera sa propre trace et saura pourquoi il est devenu un criminel. Peut-être même qu'il décidera de l'être à nouveau. Comment peut-il se faire confiance là-dessus ? Il ne se connait que depuis deux jours et on ne peut pas dire que ça semble bien glorieux pour le moment.
— Donne-moi aussi des détails, sur les surinspecteurs.
— Qu'est-ce que tu as besoin de savoir ?
— Tout. Je ne connais que des rumeurs. Tu en as déjà rencontré, non ?
— Ce n'est pas comme si je fréquentais souvent la police... J'ai souvent rencontré des clones, oui. Dès qu'on est dans un domaine d'excellence, il y en a. Mais bon, ce n'est pas comme si ils fréquentaient vraiment les mêmes milieux. Ils sont... Assez renfermés, en général. Obsédés par leur propre domaine, par leur image, ou par leur égo.
— Tu as travaillé avec eux ?
— Non, ça ne marche pas comme ça... Tout le système des clones est basé sur un principe d'excellence : on recrée les personnes les plus habiles de leur domaine, et on les élève depuis tout petit pour développer au maximum leurs capacités.
— Ça je sais.
— Mais ils sont créés en équipes déjà fonctionnelles. De nos jours, il faut que l'humain d'origine ait donné son accord pour que son clone soit recréé dans le programme du Dr Stratius, mais ils ont le droit de cloner les personnes du passé, il faut juste qu'ils arrivent à retrouver son adn... Le programme a recréé de grands scientifiques, des architectes, des artistes, des médecins, des explorateurs, même des cuisiniers il parait ! Les surinspecteurs ne représentent qu'une petite partie de leurs troupes.
— Donc, ils ont pris les meilleurs flics de tous les temps, les ont refabriqués, et les ont élevés pour être d'encore meilleurs flics, c'est bien ça ?
— Justement, c'est ce que j'essaye de t'expliquer, ils n'ont pas pris que des policiers, ils ont pris des personnes intelligentes et acharnées, qui viennent de n'importe où... Le seul que j'ai renconté, c'est le capitaine Altran.
— À quoi il ressemblait ?
— Honnêtement ? À un gamin qui a piqué l'uniforme de son grand frère et qui n'ose pas bouger au cas où on s'en rende compte.
— Comment ça, un gamin ?
— Ils sont élevés pour leur métier, ils commencent jeunes. Je crois que c'est pour que tout le programme soit légal, ils ont donné aux clones le droit de partir une fois qu'ils sont majeurs, dont ils les rentabilisent avant. À moins qu'il y ait une autre raison : si tu veux que les gens les plus intelligents de tous les temps t'obéissent sans discuter, il faut qu'ils soient jeunes. En tous cas, quand on parle de clones, on a l'habitude de les voir au travail dès l'adolescence. Et souvent, ils continuent à travailller pour le programme, on signe des contrats avec eux pour des missions bien précises. C'est très rare de pouvoir embaucher un clone, ça coûte très cher, et souvent c'est un raté.
— C'est à dire ?
— Quelqu'un pour qui ça ne s'est pas passé comme prévu, j'imagine... Personne ne sait exactement comment ça fonctionne, à l'intérieur du programme. On sait qu'on a des équipes de personnes excellentes et bien entrainées en cas de besoin, qu'on les paye une fortune, qu'ils le valent, et ça s'arrête là. Personne ne leur demande leurs états d'âme.
Félix réfléchit. Il pensait trouver des trucs sur leurs techniques et leurs habitudes, mais ça c'est encore mieux. C'est une faille. Il doit bien y avoir une manière de l'exploiter...
— Vous parlez de quoi ? demande Mia en entrant dans le salon.
— De rien, répond Lynn.
— Des clones, répond Félix.
Lorsque Lynn le fusille du regard, il ne peut que hausser les épaules et lui faire son regard le plus innocent. Mia aussi est de la haute société, elle a sans doute déjà rencontré des clones.
— Ah oui ?
— Oui, je me disais que ça avait l'air assez horrible, comme vie... Imagine, tu es née pour un métier, on ne t'apprend que ça, on connait déjà tout de ta vie...
— Ils disent que c'est ce qu'il y a de mieux pour eux... Je veux dire, moi on m'a élevée pour que je travaille dans la finance, le droit ou la politique, c'était mon seul choix. Au final, c'est la peinture qui me rend heureuse. Mais si un jour on trouve que mon oeuvre est assez exceptionnelle pour me faire entrer dans le programme et me cloner, je pense que mon clone sera heureuse, parce qu'elle aura pu peindre toute sa vie, et n'aura pas dû... ça ne se passera pas pour elle comme pour moi.
— Mais ce n'est pas à cause de ce que tu as vécu que tu as envie de peindre ?
— Là, on repart sur un débat philosophique...
Lynn ajoute :
— Du coté pragmatique, ils ont la meilleure éducation, dans les domaines qui leur plaisent le plus, et ils accèdent aux meilleurs postes très vite. Tiens, on parlait des clones policiers. Même au sommet de sa carrière, aucun policier ne peut donner des ordres à un surinspecteur, il peut juste prouver qu'il est assez utile pour être cloné à son tour. Ils sont à part du reste de la société, et en même temps indispensables.
Félix conclut avec une grimace :
— Ils se pensent peut-être meilleurs que tout le monde, mais en attendant le système est quand même corrompu jusqu'à l'os. Comme quoi, ils ne sont pas aussi forts qu'ils le croient...
Et surtout, se dit-il à lui-même, ils sont prévisibles. Ils ne font que sélectionner les mêmes personnes sur les mêmes critères. C'est pire qu'un système incestueux de reproduction des élites, c'est de l'eugénisme, un moyen d'être sûr de ne développer que certaines caractéristiques bien précises, comme si tout le reste était négligeable. Donc ils sont faibles face à l'illogisme, les comportements incohérents qu'ils n'ont pas anticipés, tout ce qui sort de leur cadre de pensée. On peut battre l'intelligence en agissant comme un parfait crétin, ce qui compte c'est l'effet de surprise, et de ne surtout pas se battre avec leurs propres armes. C'est une idée rassurante.
Mia ajoute :
— Je ne crois pas que ce soit leur rôle, de faire changer les choses. On n'a jamais vu de clone faire de la politique, par exemple. Je sais que ma famille est très riche et très influente, mais aucun d'entre nous n'a jamais été sélectionné pour le clonage. Nous avons juste su faire fructifier notre capital de départ, moins quelques erreurs de parcours comme moi. Ce n'est pas ça qu'ils recherchent pour les clones.
— Le principe du programme, explique Lynn, ça a été de remplacer une ploutocratie par une technocratie. Le but, c'est que le système fonctionne, globalement. Personne n'a jamais parlé d'un système équitable.
— C'est un peu triste, non ? dit Félix.
Personne lui répond, Lynn se contente de hausser les épaules et d'essayer de lui reprendre l'ordinateur, Mia baisse les yeux. Il sait que la jeune femme est de son avis, mais elle ne dira rien devant la plus âgée. Elle a honte. Elle n'aime pas le monde dans lequel elle vit, mais elle a renoncé à le changer il y a longtemps. Trop de puissance pour qu'on l'affronte en étant seulement armée de sa bonne volonté. Une puissance amplifiée par les clones, des clones payés une fortune par les puissants. Et la boucle est bouclée.
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