Chapitre 5 : équipement
Pour planifier l'enquête, Félix et Lynn ont besoin d'une connexion internet sécurisée, et Mia a beau leur jurer que son accès est parfaitement sûr, ça ne suffit pas pour eux. Évidemment, Félix pourrait difficilement lui dire qu'il a besoin de rester sous le radar de la police. Donc la première sortie du jeune homme va consister à récupérer de l'argent dans une des planques de Lynn et d'acheter au marché noir un crypteur pour protéger leur ligne. Il sait quoi acheter et où l'acheter, une preuve de plus que l'enlèvement de Lynn n'était pas son coup d'essai dans le monde du crime.
Le déplacement discret va être plus compliqué. Félix pense que personne n'a encore alerté la police, mais Lynn n'a pas tort, sa famille a peut-être déjà signalé sa disparition, et dans ce cas toutes les personnes vues aux alentours de la banque sont recherchées au moins pour interrogatoire. Sans oublier que ses anciens complices qui sont à ses trousses. C'est le moment de faire profil bas en sortant dans la rue.
Ironiquement, ce but est plutôt bien atteint par les vêtements qu'il a emprunté à Mia, une combinaison unisexe bariolée qui n'a pas grand chose à voir avec son allure habituelle. Il est un peu trop grand, ses bras et ses jambes dépassent comiquement, et pour arriver à mettre la longue capuche à grelot il a dû la détacher du vêtement et la porter comme un chapeau. Mais l'ensemble est parfait. Il est voyant, décalé, ridicule, tout justifie parfaitement le maquillage de clown dont il s'est affublé, prenant soin d'utiliser des angles et des points qui perturbent au maximum la reconnaissance faciale automatique.
Lynn déteste cette idée :
"Tu ne vas pas porter ça ?
— Bien sûr que si. C'est parfait.
— Parfait pour quoi ? demande Mia qui ne comprend pas bien non plus.
Il lui fait son plus beau sourire.
— Parfait pour me faire un peu d'argent ! Je vais récupérer ma vieille guitare et jouer dans les cafés, je sais où aller mais je n'ai pas envie que les gens me reconnaissent... On a besoin d'un peu de liquide !
Il sait que Mia va lui proposer de l'aider, elle ouvre la bouche pour le dire, mais il lui fait un grand sourire et elle se retient. Elle lui a déjà confié sa propre gêne face à l'argent de sa famille, son indépendance qu'elle ne pense pas mériter. C'est la première à comprendre Léo qui fait ce qu'il peut pour aider sa mère. Sans oublier qu'il y a toujours beaucoup de tension entre eux et que l'adolescent doit être ravi de prendre le large pour quelques heures. Comme à cet instant où il insiste en regardant sa mère droit dans les yeux :
— Tu sais que tu ne dois pas sortir, n'est-ce pas ? Même si tu en as très envie. Il te cherche, il suffit que tu croise un drone de police pour qu'il te retrouve. Il faut que tu sois prudente, d'accord ?"
Lynn n'a jamais autant eu envie d'étrangler ce petit troll de Félix qu'à cet instant, mais elle acquiesce. Le jeune homme s'en va d'un pas léger.
En réalité, il ne sait pas si la peur suffira à empêcher Lynn de s'enfuir. Il va peut-être devoir relancer un peu les kidnappeurs pour maintenir la pression, sans pour autant se faire prendre. L'exercice est délicat, mais intéressant.
Félix retrouve avec plaisir l'air extérieur, même si c'est pour s'enfoncer dans les profondeurs du métro presque immédiatement. Il est libre, après tout. Ça mérite d'être fêté ! Et il est devenu un clown. Peut-être même un bouffon-roi, si c'est bien le sens de son tatouage. Est-ce pour ça qu'il est devenu criminel ? Le frisson de l'adrénaline ? Le goût délicieux de savoir qu'il est le seul à connaître ce qu'il mijote ? Peut-être s'ennuierait-il à mourir s'il cessait d'utiliser son talent...
En attendant, il joue avec la foule, attirant l'attention, les sourires en coin, les grimaces désapprobatrices, et avant de savoir pourquoi il se lance dans une grande tirade pour les faire rire. C'est tellement facile, et pourtant grisant, de jouer avec les émotions d'une vingtaine de personnes à la fois. S'il y a une chose dont il peut être sûr, c'est bien qu'il adore se donner en spectacle.
Le trajet se termine comme une parenthèse qui se ferme. Il quitte son rôle de clown pour le rôle d'un type ordinaire habillé en clown, qui se balade ainsi dans la rue parce qu'il se rend à son travail, un gars qui aime bien son boulot mais ne va pas faire du rab. Ce n'était pas très malin d'attirer l'attention dans le métro, on aurait pu le filmer... Mais il n'a pas pu se retenir, trop euphorique de partir à l'aventure. Reste concentré, se répète-t-il tandis qu'il se retient d'interpeller tous ceux qu'il croise juste pour voir leurs réactions. Reste concentré et fait profil bas. Reste dans le cadre. Reste sage.
Le plus étonnant, c'est que cette impulsion lui vient surtout d'un profond sentiment d'ennui. Il ne fait pourtant que traverser la ville, ce n'est pas l'activité la plus passionnante du siècle mais il devrait pouvoir le supporter.
Est-ce qu'il s'est lancé dans le crime juste par ennui ? Pour avoir des sensations fortes ?
C'est assez horrible pour Félix de ne rien trouver pour démentir cette hypothèse.
En attendant, même s'il doit s'auto-réprimander régulièrement, il arrive à exécuter sa mission : récupérer l'argent, acheter des affaires pour lui et Lynn - il s'est sélectionné une large panoplie de déguisements- et trouver un crypteur. Il ne reste plus qu'à acheter ce fameux crypteur. Étrangement, c'est là que ça coince.
La boutique vend officiellement des jouets de toutes sortes, pour la plupart des pièces de mauvaise qualité à bas prix. Le vendeur ne s'est pas fait prier pour sortir son matériel informatique et annoncer un prix trois fois trop élevé, même selon les critères du marché noir. Félix a négocié jusqu'à faire baisser le prix de moitié, de quoi satisfaire les deux parties. Mais ensuite, le vendeur a refusé de prendre son argent tant que le jeune homme n'avait pas enlevé son maquillage et montré son visage.
— Et pourquoi pas une photo, pendant que vous y êtes ! plaisante Félix.
— Pas la peine. Je veux juste voir ta tête.
— Vous faites ça à tous vos clients ? Avec ce genre de commerce, ça m'étonnerait que ça soit bien vu...
— Justement. Je ne risque pas gros avec ce genre de vente, mais si je laisse un seul flic entrer en contact avec mes autres clients, je suis un homme mort. C'est juste une vérification de routine. Si tu ne veux pas, pas de problème, je trouverai un autre acheteur en un rien de temps.
Félix hésite. Il n'a aucune envie de se montrer à visage découvert à ce type, mais il ne voit pas par quel bout il pourrait commencer à le faire changer d'avis. C'est la première fois qu'il est confronté aux limites de son talent. Bien sûr, il savait que ce n'était pas de la magie, mais quand même... Il saurait convaincre le vendeur d'un certain nombre de choses, mais pas ça. L'homme a peur. Certains de ses clients lui font vraiment peur, et il refusera jusqu'au bout de déroger à sa règle de sécurité.
Le jeune homme est interrompu dans ses pensées par l'arrivée de clients dans le magasin - de véritables clients, deux enfants, une petite fille de six ou sept ans et une autre plus âgée, peut-être de dix ans. Elles fouillent parmi les bacs de jouets à deux sous avec enthousiasme. Félix voit, du coin de l'œil, la plus âgée cacher une peluche sous son pull avant d'attraper la main de l'autre et de filer..
C'est le moment de reprendre sur lui l'attention du vendeur :
— Non, vous ne comprenez pas. Si j'achète ça, c'est pour protéger mon identité. Pas pour la dévoiler au premier venu.
— Alors allez acheter ailleurs. Qu'est-ce que ça peut me faire ?
— Mais ça vous avancerait à quoi, de voir mon visage ? Vous voulez vérifier si je suis sur un avis de recherche ?
— Non, nous garantissons la confidentialité à nos clients. Je me fiche de ce que vous avez fait ou pas fait, c'est pas mes oignons. Je veux vérifier que vous n'êtes pas flic, c'est tout.
— Vous avez un fichier avec les photos de tous les policiers de la ville ?
— Du pays ! J'en vends des copies si vous êtes interessé, mais là on ne parle pas du tout des mêmes prix. Et pour le logiciel mis à jour en temps réel, c'est le double.
— Mmh... Honnêtement, ça parait beaucoup trop beau pour être vrai ! Je sais qu'il y a de la corruption dans ce pays, mais pas à une échelle pareille...
— Bah, personne ne s'occupe vraiment des policiers des petits niveaux, et leurs payes sont misérables. On trouve toujours quelqu'un. Par contre, les surinspecteurs, c'est autre chose. On raconte qu'une seule photo peut rendre celui qui l'a prise riche pour le restant de sa vie.
Les surinspecteurs, ceux qui sont sans doute déjà à ses trousses si la disparition de Lynn a été signalée. Une photo lui aurait été bien utile, mais il n'y a peut-être pas que ça...
— Qu'est-ce que vous avez, sur eux ?
Son interlocuteur secoue la tête, sérieux :
— Pas grand chose. On connait les capitaines des différentes équipes, ils passent à la télé, mais tout le monde sait que pour les autres c'est le secret absolu. On risque gros avec eux, ils peuvent infiltrer n'importe quel endroit... Enfin, on risque gros si on se mêle de leurs affaires. De base, ils ne se mêlent pas des nôtres. Il parait que ça peut rapporter gros d'être un indic pour les clones. De toutes façons, tout ce qui touche aux clones rapporte gros. Ils brassent toujours des tonnes de pognon.
Félix hoche la tête, validant le fait connu et reconnu. Les secteurs d'élite, que ce soit les surinspecteurs, les surmédecins, les surscientifiques et toute la clique, ne sont composés que de clones de personnes ayant été sélectionnées pour leur talent exceptionnel. Les clones sont ensuite élevés dans le but de développer au maximum ces talents, et souvent finissent par dépasser les originaux. Il y a toujours énormément d'argent en jeu dans ces milieux-là. Le microcosme du sommet...
Savoir qu'on pourrait être la cible de flic d'élites auxquel les trafiquants ordinaires évitent de se frotter est déjà un défi, mais savoir qu'ils se sont entrainés toute leur vie pour arriver à retrouver les gens comme lui... c'est étrangement flatteur. Si les surinspecteurs le prenne en chasse, il compte bien leur en donner pour leur argent. Qu'ils voient ce que ça fait de rencontrer un peu de résistance et un esprit inventif, pour changer.
Le vendeur baisse d'un ton, comme s'il avouait un secret très important :
— Ils sont surhumains, c'est pour ça qu'on les a fabriqués. On raconte que ce ne sont pas vraiment des clones, mais que ça faisait trop flipper les gens de savoir qu'on fabriquait des humains artificiels surperpuissants, alors ils ont raconté que c'était juste des gens très très talentueux qui ont été clonés... Mais il s'en passe des belles, au sommet, et on ne me fera pas croire que tout ça ce sont des personnes normales.
Bon, s'il en est à ce stade de rumeurs, il ne lui en apprendra pas plus. Mais ça vaut le coup de cuisiner un peu Lynn et Mia. Après tout, elles sont de la haute toutes les deux, elles ont déjà dû croiser pas mal de clones, alors qu'il y a peu de chance que l'un d'entre eux se sont déjà égaré dans cette boutique.
— On peut revenir à notre affaire ? Je ne vais pas passer la nuit ici... ça m'ennuie de me démaquiller, mais si vous me prêtez un miroir pour le refaire avant de sortir de votre boutique, je veux vous montrer mon visage, pas de soucis."
Ce n'est pas un registre des personnes recherchées, après tout. Félix n'a pas l'impression que le vendeur lui ment, et à cet instant il est concentré sur un tout autre problème : comprendre son chasseur avant même qu'il ne se mette en chasse.
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