Chapitre 4 : premiers indices
"Et voilà mon petit chez-moi ! présente Mia en leur faisant visiter son appartement.
Le "petit chez-moi" est un appartement très bien placé dans une résidence de luxe. Personne ne peut passer le portier de l'immeuble sans avoir d'invitation d'un des habitants de l'immeuble. Mia les a présenté rapidement comme des amis et aucune de carte d'identité n'a été demandée. Félix avait raison : la jeunesse dorée de la capitale offre une cachette idéale.
L'appartement est composé d'une chambre, d'un salon-cuisine, d'une salle de bain et surtout d'un immense atelier-véranda envahi de toiles, de matériel de récupération, d'outils en tous genres et de plantes en pot. La jeune fille sort de ses placards des matelas comprimés et installe deux lits au milieu du bazar puis leur sort des vêtements de rechange pour le lendemain, tout en présentant les commodités de la maison, le quartier, et en parlant de ses amis, son travail, sa vie dans la grande ville...
Elle n'est pas si jeune que Lynn l'aurait cru, vingt-cinq ans avoue-t-elle avec un petit rire, ni si naïve. Mais, comme l'a calculé Félix, elle semble se reconnaître dans leur situation. Si on écoute attentivement, son bavardage est composé essentiellement de moyens de rassurer deux personnes sans ressources fuyant un homme trop puissant. Lynn se sent honteuse d'abuser ainsi de sa gentillesse... Mais cette gentillesse n'est pas complètement usurpée. Après tout, ils sont bels et bien deux personnes sans ressources en train de fuir. Simplement, ce sont eux qui comptent traquer l'homme trop puissant, ou quelle que soit la personne qui lui veut du mal. Peut-être que Mia comprendrait.
En dépit de sa résolution, Lynn finit par s'endormir pendant que Félix et Mia discutent encore, admirant la vue de la véranda tout en partageant un thé, comme s'ils étaient amis depuis toujours.
Elle se réveille en sursaut tandis qu'on la secoue tout en lui plaquant une main sur la bouche.
"Du calme, dit Félix, c'est moi. Mia dort, je viens de vérifier.
— Hein ? Ah, oui. Oui, Mia. On devait faire un point sur ce qu'on lui racontait... Quelle heure il est ?
— Quatre heures du matin. Elle s'est couchée tard, mais j'ai toutes les informations qu'il me faut pour affiner notre histoire. Elle commence à s'attacher. Je vais rester sur une relation amicale, ça ne ferait que compliquer les choses de la séduire... Qu'est-ce qui te fait rire ?
— T'entendre parler de séduction comme si tu n'avais qu'à claquer des doigts pour avoir ce que tu veux... Et depuis quand on se tutoie ?
— Autant s'y habituer pour éviter les impairs, maman !
— Aouch !
— Tu préfères que je t'appelles mère ?
— Trop tard pour ça... C'est bon, vas-y, je suis à peu près réveillée. Explique-moi l'histoire que tu lui as raconté.
Félix s'exécute. Il a une excellente mémoire, mais il a veillé à ne pas rentrer dans les détails pour éviter au maximum les erreurs entre leurs deux versions. En esquivant les sujets personnels avec Mia, ça devrait passer pendant quelques jours... Lynn fait de son mieux pour mémoriser tous les détails et le fait répéter jusqu'à ce qu'elle soit sûre d'avoir tout en tête.
— Bien, conclut-elle, je pense que c'est bon pour notre couverture. Maintenant, qu'est-ce qu'on fait ? On doit trouver qui voulait me faire disparaitre, et vite !
— Bien sûr, mais tu ne dois pas sortir d'ici. Tu es trop repérable.
— Et s'il y a des avis de recherches à mon nom ? Comment on va expliquer ça à Mia ?
— Une manœuvre de ton mari. Mais je ne pense pas que ça arrive. Personne n'a envie de mêler la police à cette histoire...
— Pour mes associés, c'est certain. Mais mon mari et mes enfants doivent être morts d'inquiétude, ils vont sûrement...
— Sauf si c'est ton mari le traitre.
— Tais-toi.
Lynn sait que c'est une éventualité, hélas. Mais pas une qu'elle est prête à regarder en face. Elle décide :
— C'est par lui que tu vas commencer à enquêter. Une fois qu'on sera sûrs qu'il n'a rien à voir avec mon enlèvement, on pourra le mettre au courant et le rassurer. Je suis certaine que le coup est lié à ma société, on est en pleine négociation d'un gros contrat... et avec ce genre de méthode je vais pouvoir obtenir une invalidation pure et simple de toute la procédure et demander une énorme compensation ! Le tribunal d'arbitrage n'aura jamais vu ça !
Félix pouffe de rire, amusé de la voir reprendre ses vieilles habitudes avec autant d'aisance. Elle lui tapote le front en insistant :
— Concentre-toi ! Pour commencer, tu vas me dire tout ce que tu as pu apprendre en préparant mon enlèvement ! Ça va forcément nous aider à retrouver le traitre ! Ensuite, on va lister toutes les pistes et tous les éléments dont tu vas avoir besoin ! Alors écoute bien parce que tu vas avoir un sacré paquet d'informations à retenir !
— Oh, pas de problème. J'ai une excellente mémoire. En quelque sorte."
L'aube pointe entre les immeubles. C'est l'un des inconvénients de dormir dans une véranda : pas de volets ou de rideaux pour sommeiller un peu plus longtemps. Lynn a enfoui sa tête sous l'oreiller et dort. Félix, lui, regarde le soleil se lever. Il n'a pas envie de dormir maintenant.
L'essentiel est assuré, il a un endroit où se cacher et un but à atteindre. S'il parvient à résoudre l'affaire de Lynn, elle lui donnera assez d'argent pour refaire sa vie n'importe où.
Et après ?
Après, Félix sent qu'il peut faire n'importe quoi, aller n'importe où. Le monde lui tend les bras. Ne pas avoir de passé n'est pas si important lorsqu'on peut de toute façon prendre un nouveau départ.
Il pourrait faire ça. Il pourrait ne pas soucier de son amnésie et retomber sur ses pattes. Il devrait faire ça. Fouiller jusqu'à trouver comment il a été embauché par des criminels n'amènera rien de bon : il va découvrir des choses horribles sur lui-même, sera reconnu par ses anciens complices voir par la police, et il devra faire face aux conséquences sûrement violentes d'une vie dont il ignore tout. La logique la plus évidente lui conseille de ne pas le faire. Avec l'argent de Lynn, il va changer de nom et de visage, avec son talent, il va continuer à gagner de l'argent et à... à faire ce qu'il veut, globalement. Il sait manier les gens, c'est le moins qu'on puisse dire. Il n'a même pas besoin de devenir riche, tout ce qu'il lui faut c'est des amis riches, ou qui que ce soit qui se lance dans une activité intéressante. Il est certain que personne ne peut lui dire non.
Sauf qu'il n'arrive même pas à imaginer quelque chose qui le motiverait réellement.
Qui est-il ? Qu'aime-t-il ? Que veut-il ? Pourquoi est-ce que rien de tout cela n'est clair pour lui ? Il y a trop de personnalités différentes qui se battent dans la tête de Félix, des personnalités contrôlées, voulues, canalisées, mais aucune d'entre elles n'est lui. Dès qu'il est face à quelqu'un, il devient celui qui obtiendra une chose précise de cette personne, et il change subtilement en fonction des besoins. Mener l'enquête de Lynn ne posera aucun problème, même si faire attention à ne pas se faire prendre ajoute un petit goût de défi pas désagréable. Mais lorsqu'il est seul avec ses pensées, c'est comme si tout ce qui le compose se désagrège sous ses doigts, ne laissant qu'un vide terrifiant.
Il doit comprendre. Il doit retrouver sa véritable identité, son passé, ses buts. Il doit savoir comment il est devenu amnésique, si c'était un choc psychologique ou une opération volontaire, et qui en est la cause. Il doit retrouver ses ennemis, ses amis, savoir quel sens avait sa vie auparavant. Ça ne l'empêchera pas de partir dans une autre direction par la suite. Mais il a besoin d'en avoir le cœur net, de remplir ce vide avec au moins des bribes de ce qui le compose réellement.
Premier point : trouver tous les indices disponibles sur lui-même.
Il s'enferme à la salle de bain et se déshabille. Ses vêtements sont propres, pas tout à fait neufs, tout est à sa taille, il est parfaitement à l'aise dans ses chaussures : ce sont bien ses affaires et depuis un certain temps. Au niveau du prix et des marques, on a quelque chose d'assez classe moyenne, correct pour la détente comme pour le travail, l'ensemble est élégant mais pas original. Ça pourrait être une tenue portée telle quelle dans un catalogue, sans la moindre touche personnelle.
Félix se penche vers le miroir et s'examine minutieusement. Pas de maladie visible, pas même un bouton, et apparemment pas besoin de se raser tous les jours, il ne se distingue même pas une ombre de barbe. Quel âge a-t-il, au juste ? Il a une taille adulte et un visage relativement anguleux, mais ça peut venir simplement de son ossature. Il n'est pas vieux, c'est certain, mais son âge est vraiment difficile à établir. Il peut passer de quinze à trente ans en changeant simplement de mimique dans la glace. Utile, mais frustrant.
Il farfouille parmi ses cheveux, cherchant des cicatrices sur son crâne, ou même un endroit où on aurait rasé les cheveux récemment. Rien. Ce qui n'exclut pas l'opération du cerveau, simplement si celle-ci a eu lieu elle a été fait avec du matériel de pointe. Par contre, ils ont quelque chose d'étrange, ces cheveux...
Il finit par en arracher un pour en avoir le cœur net. Il est teint, une teinture qui date d'environ une semaine : il est passé de châtain à un châtain plus sombre. Pourquoi ? Il s'examine encore attentivement, essayant de s'imaginer avec sa couleur naturelle. La différence est assez minime. Peut-être était-ce pour être plus passe-partout ? Ou simplement pour une question esthétique ? La nouvelle couleur lui va plutôt bien après tout.
Superficiel, donc, ou en tout cas qui fait attention à son apparence.
Félix continue son inspection minutieuse, en s'aidant des différents miroirs de la salle de bain. Il est musclé mais fin, presque longiligne. Il n'a aucune cicatrice ni amélioration esthétique, ni implant ni piercing, à l'exception d'un tatouage sur son omoplate : un chapeau de bouffon à grelot placé dans une couronne, comme si on ne pouvait porter que les deux en même temps. Ça c'est un indice intéressant ! Même s'il est pour l'instant beaucoup trop subjectif : est-ce que c'est une façon de se moquer des gouvernements ? Une œuvre ironique ? Un lien avec une histoire qu'il a particulièrement aimé ? Un détail rappelant une personne ? Le symbole d'une organisation ?
Quoi qu'il en soit, il a une première piste de recherches, et il compte bien remonter la piste en parallèle de l'enquête de Lynn. Il se sent soulagé. Ce ne sont que de minuscules détails, des fragments de vie, mais ça prouve qu'il a existé auparavant, qu'il avait des envies et des goûts qui lui étaient propres, qu'il a été une personne à part entière, complète. Il ne lui reste plus qu'à retrouver sa propre trace.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro