Chapitre 2 : le contrat
Et voilà. Félix l'a fait, il a kidnappé la kidnappée, a doublé ses employeurs sans une égratignure, et s'est engagé dans une spirale d'ennuis qui devrait culminer par sa mort violente sous peu. Génial.
Tout ça parce qu'il a senti, par cet obscur sixième sens qui devient hypersensible quand il est sous pression, qu'ils allaient la tuer. Que ce n'était pas une simple affaire de rançon envers une multimilliardaire, mais un contrat d'exécution. Et il a découvert, avec une certaine fierté, qu'il refuse de laisser faire ça. Que lui n'est pas comme ça.
Pour le moment, il faut qu'il trouve un endroit où se cacher.
Ensuite, il pourrait relâcher tout simplement sa prisonnière. Sauf qu'alors rien n'empêcherait ses anciens complices de le tuer. Et, plus instinctivement, il répugne à l'idée de ne pas garder tous les atouts en main.
Lynn se réveille lentement, il voit ses paupières frémir de minuscules contractions tandis qu'elle fait de son mieux pour jouer les endormies. Sûrement pour se protéger. Le jeune homme fouille la boite à gants et en tire un revolver, une arme de brute qui fera l'affaire pour impressionner la milliardaire. Il lui semble qu'il saura s'en servir en cas de besoin. Il rejoint le périphérique où un programme prend contact avec l'ordinateur de bord et conduit le véhicule sans qu'il ait à s'en soucier. Il demande à sa passagère d'un ton narquois :
« Bien dormi ?
La prisonnière ne répond pas.
— Je sais que vous ne dormez plus. Debout. Il faut qu'on parle.
Toujours aucune réaction. Si elle veut la jouer comme ça... Félix enlève le cran de sûreté de son arme. Lynn ouvre les yeux dès qu'elle entend le "clic" métallique. Grands ouverts, à présent, les yeux. Elle sait reconnaître une situation dangereuse quand elle en vit une. Et ne pas se laisser démonter.
— Qu'est-ce que vous me voulez ? demande-t-elle d'une voix furieuse.
— Pour le moment, on va discuter. Je suis sûr qu'on peut trouver un arrangement intéressant pour nous deux.
— Bien. Tu veux de l'argent ?
— Non. Je viens de vous arracher à des hommes qui voulaient vous tuer, je veux votre protection contre eux. Sans l'aide de la police.
— Tu joues à quoi ?
Lynn a repris sa voix de femme d'affaire. Félix sait qu'elle a utilisé la chirurgie esthétique pour sculpter des traits anguleux dans son visage naturellement poupin. Lorsqu'elle se fait autoritaire elle devient facilement terrifiante. Tout en essayant d'intimider son ravisseur, elle élabore déjà une demi-douzaines de scénarios expliquant son étrange attitude et réfléchi à la meilleure manière de les contrer. Si le jeune homme lui propose de la ramener tout simplement chez elle c'est sans aucun doute pour lui tendre un piège bien plus redoutable.
Félix sent qu'elle réfléchit, calcule, analyse chaque syllabe et chaque intonation qu'il a laissé échapper. Elle est prête à tout. Sauf à ce qu'il lui dise la vérité. Donc c'est ce qu'il a de mieux à faire.
— Je vais vous expliquer mon problème, ensuite on réfléchira ensemble aux options qui s'offrent à nous, d'accord ?
Lynn semble tout sauf d'accord, mais elle ne s'y oppose pas.
— Ce matin je me suis réveillé. Et c'est tout.
Aucune réaction. Elle n'écoute que les mots sous les mots.
— Je veux dire que c'est le début de ma vie. Il n'y avait pas d'hier, pas de passé, je ne me souviens pas de mon nom et j'ai découvert mon visage en me regardant dans un miroir. J'étais réveillé, j'existais, et c'était tout. J'étais dans un immeuble plein de gens qui attendaient de moi que je les aide à vous kidnapper le soir même. Charmant début de vie, non ? Je suis donc un gangster. Qu'on surnomme Félix. Je ne sais pas si j'ai des amis, de la famille, des gens qui m'aiment ou que j'aime, si j'ai un but dans la vie. Je ne connais pas mes débuts, mes excuses, si je fais tout ça par vengeance, par cynisme ou pour faire opérer ma vieille maman mourante, je ne sais rien. J'ai joué le jeu pour me protéger, pour ne pas qu'on s'aperçoive de mon handicap. Heureusement je n'avais pas perdu mon talent de manipulateur. Mais, gangster ou pas, je ne pouvais pas les laisser vous tuer. Point.
Il cherche machinalement une cigarette avant de se rappeler qu'il n'aime pas ça. Pour être plus convaincant, il a adopté sans s'en rendre compte une nouvelle personnalité, loubard-au-cœur-tendre, et cette personnalité là fume. Mais pas lui. Alors qu'il en est encore à se découvrir lui-même, il se perd dans ses propres illusions, ses tours de passe-passe de menteur. Il se demande vaguement s'il est fou et si c'est ça qui lui a fait perdre la mémoire. Il sait que les accidents provoquant des amnésies empêchent surtout d'apprendre de nouvelles informations, ce qui n'est pas son cas. Son savoir est absolument intact alors qu'il a perdu tous les souvenirs de sa vie passée. Une division si propre et si nette de sa mémoire ne peut vouloir dire que deux choses : soit on l'a opéré pour mettre en stase ses structures hippocampiques, bloquant ainsi l'accès à ses souvenirs personnels, soit un traumatisme psychique lui coupe tout accès à son passé, autrement dit il est complètement cinglé.
Lynn ne le croit pas et c'est tant mieux. Il n'a pas envie qu'elle sache. Il sait qu'il joue avec le feu en le lui racontant mais pourtant ça le rassure : il pensait qu'elle ne le croirait pas et elle ne le croit pas, signe que c'est lui qui a le contrôle, que son mystérieux instinct est fiable. Bien.
— Maintenant, continue-t-il, je tiens un otage qui peut me rapporter de quoi vivre confortablement le reste de ma nouvelle vie loin d'ici. Je suppose que ce n'est pas un rôle qui vous plait. Si vous voulez en changer, allons-y, négocions.
— Tu dis que tu ne veux pas d'argent mais il me semble que ce serait le meilleur moyen pour toi de t'en sortir, non ? Un million de crédits. Pour moi c'est le prix d'une bonne manucure, pour toi c'est le moyen d'éviter les flics et les tueurs.
— Peut-être. Mais je perds le contrôle.
— Mon service de sécurité te pourchasse et s'ils échouent les surinspecteurs vont s'en charger. Tu n'as aucun contrôle.
Évidemment, lorsqu'une personne aussi riche que Lynn Delran disparait, ce ne sont pas les policiers ordinaires qui s'occupent de l'affaire. Démarrer une carrière criminelle avec les surinspecteurs sur les talons est un très, très mauvais départ.
— Je peux aussi vous revendre.
— Pas pour plus d'un million et tu prendrais des risques fous.
— C'est vrai... dommage alors, j'ai fais tout ça pour rien.
Il amorce le geste de tirer. Lynn se pétrifie. Elle a cru qu'il pourrait le faire. Comme quoi elle aussi a finit par calculer qu'il était dingue. Ce qui donne un avantage au jeune homme : elle a peur. Elle a l'habitude de négocier avec des gens rationnels qu'elle piège méthodiquement en sachant très bien ce qu'ils recherchent et ce qu'ils sont prêts à donner pour ça. Les gens irrationnels la terrifient. Félix se fiche de la bousculer dans le petit confort stable de sa tête, il joue pour lui sauver la vie, si à la fin elle porte un regard neuf sur le monde le monde ne s'en portera pas plus mal.
Avec un petit sourire supérieur il rengaine son arme puis dit :
— Vu ce que je sais de l'équipe qui voulait vous enlever, ce n'est pas eux qui ont planifié tout ça. Vous avez un traître chez vous, Madame Delran, et je peux vous aider à le démasquer.
— Tu ferais comment ?
— Je vous cache et je remonte la filière.
La prisonnière rit, d'abord un ricanement sophistiqué, puis un véritable fou rire. Le piège est énorme. Évidemment, dès qu'elle a réalisé qu'elle était enlevée elle a pensé à une trahison interne : seuls ses proches savent qu'elle aime se balader incognito sans gardes du corps et qu'elle aime recueillir et protéger les enfants perdus. Elle seule sait où et quand elle utilise des sosies, une difficulté contournée grâce au système de sécurité de la banque. Elle avait parlé à quelqu'un de ce petit tour qu'elle comptait faire un jour ou l'autre dans une banque des rues, loin de son cabinet privé et surcrypté. Aucune personne travaillant pour elle n'aurait pu le soupçonner. Elle sait très bien qu'il y a un traitre et qu'il appartient à son cercle de proches. Maintenant, il lui faut trouver qui a tiré toutes les ficelles et dans quel but pour le neutraliser, une tâche qu'elle ne confiera certainement pas à un parfait étranger qui ne lui donne aucune garantie.
Sauf que le parfait étranger est très convaincant. Plus que convaincant, en fait. Il ne la persuade pas par des arguments, il la nargue, la pousse toujours plus loin dans son raisonnement, la manipule jusqu'à ce que pour échapper au piège elle décide d'agir totalement différemment et se retrouve à faire ce qu'il voulait. Finalement Lynn se tait. Elle ne peut pas réfléchir en discutant avec cet olibrius.
Mais il n'a pas tort. Elle ne sait pas à qui se fier à présent qu'elle est passée aussi près d'un kidnapping qui aurait pu être une exécution pure et simple, elle ne peut même pas compter sur ses propres agents de sécurité, ce n'était qu'une menace en l'air. Quant aux surinspecteurs, pour qu'ils viennent la sauver, il faut déjà qu'elle reste en vie. Donc qu'elle caresse cet olibrius dans le sens du poil.
C'est en tout cas ce que Félix devine d'elle. Bien sûr qu'elle n'attend que l'occasion de s'enfuir. Parce qu'il y a autre chose, une chose très importante...
— Vous pensez à vos enfants, n'est-ce pas ?
— Pardon ?
— C'est ça le problème. Si vous disparaissez dans la nature, ils risquent de s'en prendre à vos enfants pour vous forcer à refaire surface. Sauf...
Félix lève un doigt péremptoire pour appuyer sa démonstration. Fini le loubard au coeur tendre, le stratège qui calcule plus vite que tout le monde est un choix plus convaincant.
— ... sauf si je vous vends.
— Pardon ?
Aucun doute, Lynn le prend vraiment pour un fou cette fois. Amusé, Félix développe :
— Ils ont besoin de vous faire disparaitre du paysage pour un but que nous ignorons pour l'instant. Ce qu'ils craignent, c'est que vous refaisiez surface là où ça ne les arrange pas, et leurs méthodes pour empêcher ça risquent d'être assez sales. Alors que si je les contacte en demandant de l'argent, ils vont penser que je vous garde au chaud pour vous vendre au plus offrant, et que menacer votre famille ne me fera ni chaud ni froid.
Lynn ne voit pas de faille dans ce raisonnement, mais tout ça l'amène là où elle n'a absolument aucune envie d'aller. Félix sent qu'elle est presque prête... Il ajoute :
— Donc, je m'arrange pour que les tueurs se focalisent uniquement sur vous, je vous fais disparaitre dans la nature, je retrouve qui vous a trahi et qui veut vous tuer, vous les dénoncez, vous êtes libre, je suis riche, happy end.
— Et quel est mon intérêt, plutôt que de simplement demander aux surinspecteurs de nous protéger ?
— Posez-vous simplement la question : si vous arrivez à me fausser compagnie, qui vous retrouvera en premier, les tueurs ou la police ? C'est un pari. A vous de voir si vous le prenez.
Lynn se mord la lèvre. Elle est coincée. Mais ce qu'il lui propose est dingue. Toute cette histoire est complètement folle.
Ce qui lui faut, c'est une garantie...
— Ton ADN dans un coffre codé par moi-même, envoyé à la police avec un petit message s'il m'arrive quelque chose. Et je te fais confiance.
— Topez-là. »
Kidnappeur et kidnappée se serrent la main et scellent leur accord.
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