Chapitre 19 : dernière soirée de paix
"Qu'est-ce qui t'es arrivé ?
C'est la première question de Mia lorsqu'il rentre. Elle n'a même pas eu besoin de regarder ses poignets. Chat n'a tout simplement pas eu le courage de remettre son masque de Léo pour lui parler, elle n'a eu qu'à croiser son regard pour comprendre que quelque chose n'allait pas.
Derrière elle, Lynn semble tout aussi glacée, mais reste silencieuse, attendant qu'ils soient seuls pour le presser de questions. Il lui fait signe de patienter un peu.
— Ça va, promet-il à Mia. Par contre, je meurs de faim. La journée a été longue.
— On dirait, oui... Assied-toi. Je vais te chercher quelque chose. On doit bien avoir des restes qui trainent...
— Super, merci !
Dès que Mia s'est éloignée, Lynn se jette sur lui et murmure férocement :
— Qu'est-ce qui se passe ?
— Bonne nouvelle : les clones sont sur ton cas. Mauvaise nouvelle : Klein Hailcourt a trouvé de nouveaux investisseurs amenés par Thurstone, qui l'a convaincu que tu étais en fuite pour malversations financières.
— La sale petite p...
— Re-bonne nouvelle : j'ai réussi à faire douter Hailcourt. Si tu débarques en expliquant que tu as été kidnappée, tu devrais arriver à le convaincre, surtout avec les surinspecteurs qui corroborent ta version.
— Vraiment ? Mais tu sais qui était derrière tout ça ?
— Pas encore. Thurnstone est dedans jusqu'au cou, et un de ses hommes de main est un clone renégat, mais je ne sais pas qui est au-dessus. Maintenant, à toi de voir. Tu confies la suite aux clones ou je continue ?
Lynn n'hésite pas :
— Les clones. Tu en as assez fait. Bravo, Félix, c'était du beau travail. Je suis désolée d'avoir douté de toi.
Elle ne devrait pas être désolée. Personne n'a autant douté de lui que lui-même. Il plaisante :
— Par contre, si on te demande pourquoi ton neveu imaginaire a débarqué en te cherchant et pourquoi il avait accès à tous tes secrets et tes comptes en banque, tu ne t'étonnes pas, c'était moi.
— Et bien, ça devrait lancer de nouvelles rumeurs sur moi et un jeune amant, donc ça me va. Ça fera les pieds à mon mari.
— Tu vas lui pardonner ?
— On va avoir une longue explication, sans doute. Je sais que je peux lui pardonner tant qu'il a cru bien faire. Mais seulement si c'est sincère. Alors, je verrai.
— Je comprends.
Chat s'étire. Toute cette affaire touche à sa fin. Ce n'est pas la fin pleine de panache qu'il aurait choisi, et elle lui laisse un goût amer. Surtout quand Lynn ajoute :
— Tu auras l'argent que je t'ai promis. Tu l'as bien mérité.
L'argent. La nouvelle vie. Pour ce qui est de son passé, il en sait bien assez à son goût.
— Lynn, j'aimerai te demander quelque chose...
— Oui ?
— Passe la dernière soirée avec moi et Mia. Je vais lui dire qu'on a trouvé une solution et qu'on rentre chez nous. Je n'ai pas envie de partir comme un voleur.
— Ça me va. En fait, je regrette presque de lui avoir menti. C'est dommage de ne plus la revoir après.
Chat hausse les épaules. Il ne pense pas que ce soit vraiment ça le problème. En même temps, il peut difficilement comprendre qu'on ne puisse pas faire face aux gens à qui on a menti. Dans son cas, ça représenterait beaucoup trop de monde.
Est-ce qu'il mentait à ses équipiers ? Altran a dit qu'ils étaient nés et avaient été élevés ensemble. Est-ce qu'il y avait une règle entre eux pour éviter d'utiliser leurs talents les uns sur les autres ? Ou est-ce qu'au contraire ils étaient leurs premiers cobayes ? A quoi peut bien ressembler l'enfance d'un clone ?
Il chasse ces questions en suivant Lynn dans la cuisine. Mia, adossée au mur, les accueille gentiment :
— C'est bon, vous avez fini ?
Voyant Lynn gênée, la jeune femme ajoute avec un rire léger :
— Tout va bien, je sais que vous préférez faire le point seuls tous les deux. Je vous taquine. Léo, je t'ai fait chauffer un reste de tarte, ça te va ?
— C'est parfait ! "
Chat se sent un peu maladroit en remettant le masque de Léo. Comment était-il censé être juvénile, déjà ? Il réalise qu'il a du mal à ajuster ses différentes identités à la nouvelle identité qu'il s'est découvert. Dix-sept ans, a dit Altran. Il était sûr d'être plus âgé que ça. De pouvoir passer pour un adolescent de dix-sept ans, oui, et d'ailleurs c'est ce qu'il a fait, mais s'apercevoir que c'est véritablement son âge est perturbant.
Ne pas y penser. Ce soir est le dernier soir, sa dernière occasion d'être un jeune homme insouciant. Enfin, jusqu'à la prochaine fois qu'il en aura besoin.
La soirée s'est bien passée, légère et drôle, comme une bulle précieuse hors du poids de la trop dure réalité. Mia est heureuse qu'ils aient trouvé une solution, bien sûr, et leur a fait promettre de donner des nouvelles s'ils le pouvaient. Ils ont promis d'essayer. Ils l'ont remerciée encore. Elle les a entrainé dans un grand calin collectif. C'était bien.
Bien plus tard dans la nuit, le jeune homme et Mia restent encore un peu pour discuter tranquillement, une tasse de thé à la main. Ils ont pris cette habitude dès le tout début de leur cohabitation. Ces moments de partage sans but, entrecoupés de silences confortables, sont sans doute ce qui va le plus manquer à Chat par la suite. Mais ce soir, il ne se préoccupe plus d'incarner Léo, ou du moins ce n'est pas grave s'il n'est pas parfaitement dans son rôle. Il a un choix difficile à faire et se sent terriblement seul.
Il lui demande :
" Est-ce que tu penses qu'on peut être né pour un but uniquement ? Comme si toutes les autres choses qu'on peut faire dans la vie n'étaient que du gâchis ?
Mia n'a pas l'air surprise par la question. C'est l'heure où tout le monde se sent un peu philosophe.
— Non, pas du tout. Je ne peux même pas imaginer une vie où tu ne ferais qu'une seule chose. C'est comme de n'avoir qu'une seule identité.
— On n'est pas censé n'avoir qu'une seule identité ?
— On n'a qu'un seul nom, en général, mais on a toujours plein de facettes. On est différent en tant qu'enfant et en tant qu'ami. On se comporte d'une certaine façon en tant que professionnel, et on va avoir à coté des choses qu'on fait pour le plaisir. Imaginons que mon but dans la vie, ce soit de peindre, et que je ne fasse que ça. Sans voir mes amis, ou ma famille, sans marcher dans les rues pour prendre des photos, sans avoir conscience du monde dans lequel je vis et de la chance que j'ai d'être protégée. A quoi ressembleraient mes peintures ?
Félix sourit.
— Je vois ce que tu veux dire, mais je parlais d'une manière plus générale. Pour reprendre ton exemple, tu es née pour peindre, tu fais ta vie avec tous les gens que tu aimes mais tu la consacres principalement à peindre, et un jour tu te dis "merde, j'en ai marre. J'ai envie de faire de la guitare". Et tu te lances dans la guitare. Tu es nulle. Tout le monde préfère tes peintures. Est-ce que ce n'est pas du gâchis ?
— Dans cet exemple, je n'ai pas besoin d'argent pour vivre ?
— Non.
— Alors non, ce n'est pas du gâchis. Le gâchis, ce serait de continuer de peindre sans aimer peindre, juste parce c'est la voie que je suis censée suivre. D'ailleurs, c'est qui qui déciderait d'une chose pareille ?
— Disons que tu es le clone d'une grande peintre. Tu es littéralement née pour peindre.
— Même les clones peuvent démissionner.
— Ah oui ? Tu en connais beaucoup ?
— J'en connais un. En tous cas, je crois que les clones doivent travailler pour rembourser les frais... sans doute un calcul de ce qu'ils ont couté à créer et élevé, puis quand ils sont majeurs, ils peuvent partir. Mais c'est vrai que c'est rare. J'imagine que quand tu es né et élevé pour peindre, tu restes content de peindre. Et ils doivent avoir des spécialistes pour les aider dans les moments difficiles, les encourager, leur faire faire la part des choses. Je pense.
— Et ce clone que tu as connu, il était comment ?
— Arrogant. Effrayant. Il disait qu'il a démissionné, mais si ça se trouve ils l'ont fichu dehors. Il n'était pas très... il était spécial.
— Il était raté.
— On ne peut pas rater un être humain.
— Est-ce qu'ils sont vraiment humains ? Tu viens de dire qu'ils doivent rembourser l'argent utilisé pour les créer. C'est horrible. Pourquoi est-ce que ce seraient leur faute s'ils sont nés ? Ils ont pas demandé à naitre clone. Ils ont pas demandé tout ça.
— J'imagine que c'est une façon de chiffrer le coût du programme... Il faut beaucoup d'argent pour faire tourner le système.
— Tout ça pour quoi ? Est-ce qu'ils sont heureux, les clones ? Ils ont une place spéciale et du coup tout le monde les déteste. A quoi bon ?
— Je ne crois pas que tout le monde les déteste. Ils sont admirés. Indispensables.
— Ils sont manipulés. Créés sur mesure à la naissance et dressés pour faire ce qu'on veut. Ensuite, quand ils ne servent plus à rien ou qu'ils ne rentrent plus dans le moule, poubelle.
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