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Contrat


Et voilà. Il l'a fait. Il a kidnappé la kidnappée, a doublé ses employeurs sans une égratignure, et s'est engagé dans une spirale d'ennuis qui devrait culminer par sa mort violente sous peu. Génial.

Tout ça parce qu'il a sentit – par cet obscur sixième sens qui semble devenir hypersensible quand il est sous pression – qu'ils allaient la tuer. Que ce n'était pas une simple affaire de rançon envers une société multimilliardaire, mais un contrat d'exécution. Et il a découvert, avec une certaine fierté, qu'il refuse de laisser faire ça. Que lui n'est pas comme ça.

Pour le moment, il faut qu'il trouve un endroit où se cacher.

Ensuite, il pourrait relâcher tout simplement sa prisonnière. Sauf qu'alors rien n'empêcherai ses anciens complices de le tuer. Et, plus instinctivement, il répugne à l'idée de ne pas garder tous les atouts en main.

Lynn se réveille lentement, mais elle fait semblant d'être encore endormie. Sûrement pour se protéger. Le garçon a une arme laser qu'il a volé l'après-midi même au QG de la bande. Il lui semble qu'il saura s'en servir en cas de besoin. Il dit :

« Bien dormi ?

La prisonnière ne répond pas.

‒ Je sais que vous ne dormez plus. Debout. Il faut qu'on parle.

Toujours aucune réaction. Ça l'amuse. Il règle le laser d'une main sur la puissance la plus faible et la pique avec. Ce qui la fait sauter au plafond. Il rit un peu. Avant qu'elle ai totalement repris ses esprits, il fait basculer la manette en "puissance mortelle" et la met dans sa ligne de mire. Tout en conduisant d'une main parfaitement sûre.

‒ Qu'est-ce que vous me voulez ? demande-t-elle d'une voix furieuse.

‒ Pour le moment, on va discuter. Je suis sûr qu'on peut trouver un arrangement intéressant pour nous deux.

‒ Bien. Tu veux de l'argent ?

‒ Non. Je viens de vous arracher à des hommes qui voulaient vous tuer, je veux votre protection contre eux. Sans l'aide de la police.

‒ Tu joues à quoi ?

Lynn a repris sa voix de femme d'affaire. Elle a une quarantaine d'années et a appris à se faire respecter alors que ce gamin n'était pas né. Lorsqu'elle se fait autoritaire elle devient facilement terrifiante.

Tout en essayant d'intimider son ravisseur, elle élabore déjà une demi-douzaines de scénario expliquant son étrange attitude et réfléchi à la meilleur manière de les contrer. Si le jeune homme lui propose de la ramener tout simplement chez elle c'est sans aucun doute pour lui tendre un piège bien plus redoutable.

Félix sent qu'elle réfléchit, calcule, analyse chaque syllabe et chaque intonation qu'il a laissé échappé. Elle est prête à tout. Sauf à ce qu'il lui dise la vérité. Il guide la voiture jusqu'au périphérique où un programme prend contact avec le programme de bord et conduit le véhicule sans qu'il ait à s'en soucier. Il va lui dire la vérité.

‒ Je vais vous expliquer mon problème, ensuite on réfléchira ensemble aux options qui s'offrent à nous, d'accord ?

Lynn ne le crois pas et il le sait, il sait aussi qu'elle guette la moindre de ses paroles qui le trahirait, et ça l'amuse de penser qu'elle ne saura jamais la vérité alors qu'il va la lui raconter directement.

‒ Ce matin je me suis réveillé. Et c'est tout.

Aucune réaction. Elle n'écoute que les mots sous les mots.

‒ Je veux dire que c'est le début de ma vie. Il n'y avait pas d'hier, pas de passé, je ne me souviens pas de mon nom et j'ai découvert mon visage en me regardant dans un miroir. J'étais réveillé, j'existai, et c'était tout. J'étais dans un immeuble plein de gens qui attendaient de moi que je les aide à vous kidnapper le soir même. Charmant début de vie, non ? Je suis donc un gangster. Qu'on surnomme Félix. Je ne sais pas si j'ai des amis, de la famille, des gens qui m'aiment ou que j'aime, si j'ai un but dans la vie. Je ne connais pas mes débuts, mes excuses, si je fait tout ça par vengeance, par cynisme ou pour faire opérer ma vieille maman mourante, je ne sais rien. J'ai joué le jeu pour me protéger, pour ne pas qu'on s'aperçoive de mon handicap. Heureusement je n'avais pas perdu mon talent de manipulateur. Mais, gangster ou pas, je ne peux pas les laisser vous tuer. Point.

Il cherche machinalement une cigarette avant de se rappeler qu'il n'aime pas ça. Pour être plus convaincant, il a adopté sans s'en rendre compte une nouvelle personnalité, loubard-au-cœur-tendre, et cette personnalité là fume. Mais pas lui.

Alors qu'il en est encore à se découvrir lui-même, il se perd dans ses propres illusions, ses tours de passe-passe de menteur. Il se demande vaguement s'il est fou et si c'est ça qui lui a fait perdre la mémoire. Il sait – sans se souvenir d'où il l'a appris – que les accident provoquant des amnésies empêchent surtout d'apprendre de nouvelles informations, ce qui n'est pas son cas. Son savoir est absolument intact alors qu'il a perdu tous souvenirs de sa vie passée.

Une division si propre et si nette de sa mémoire ne peut vouloir dire que deux choses : soit on l'a opéré pour geler les cellules où étaient stockées ses souvenirs (ce qui paraît improbable vu l'endroit où il s'est réveillé), soit un traumatisme psychique lui coupe tout accès à son passé, autrement dit il est complètement cinglé.

Lynn ne le croit pas et c'est tant mieux. Il n'a pas envie qu'elle sache. Il sait qu'il joue avec le feu en le lui racontant mais pourtant ça le rassure : il pensait qu'elle ne le croirait pas et elle ne le croit pas, signe que c'est lui qui a le contrôle. Bien.

‒ Maintenant, continue-t-il, je tiens un otage qui peut me rapporter de quoi vivre confortablement le reste de ma nouvelle vie loin d'ici. Je suppose que ce n'est pas un rôle qui vous plait. Si vous voulez en changer, allons-y, négocions.

‒ Tu dis que tu ne veux pas d'argent mais il me semble que ce serait le meilleur moyen pour toi de t'en sortir, non ? Un million de crédit. Pour moi c'est le prix d'une bonne manucure, pour toi c'est le moyen d'éviter et les flics et les tueurs.

‒ Peut-être. Mais je perds le contrôle.

‒ Mon service de sécurité te pourchasse et s'ils échouent les clones vont s'en charger. Tu n'as aucun contrôle.

Les clones ? Le garçon ne se souvient de rien à propos de clones. Ses souvenirs sémantiques ne sont apparemment pas si intacts que ça. D'une certaine manière, c'est bon signe.

‒ Je peux aussi vous revendre.

‒ Pas pour plus d'un million et tu prendrai des risques fous.

‒ C'est vrai... dommage alors, j'ai fait tout ça pour rien.

Il amorce le geste de tirer. Lynn se pétrifie. Elle a cru qu'il pourrait le faire. Comme quoi elle a finit elle aussi par calculer qu'il était dingue. Ce qui donne un avantage au jeune homme : elle a peur. Elle a l'habitude de négocier avec des gens rationnels qu'elle piège méthodiquement en sachant très bien ce qu'ils recherchent et ce qu'ils sont prêts à donner pour ça. Les gens irrationnels la terrifient même si elle veut le cacher.

Félix se fiche de la bousculer dans le petit confort stable de sa tête, il joue pour lui sauver la vie, si à la fin elle porte un regard neuf sur le monde le monde ne s'en portera pas plus mal. A son avis.

Avec un petit sourire supérieur il rengaine son arme puis dit :

‒ Vu ce que je sais de l'équipe qui vous a enlevé, ce n'est pas eux qui ont planifié tout ça. Vous avez un traître chez vous, Madame Dlera, et je peux vous aider à le démasquer.

‒ Tu ferais comment ?

‒ Je vous cache et je remonte la filière. »

La prisonnière rit, d'abord un ricanement sophistiqué, puis un véritable fou rire. Le piège est énorme. Evidemment, dès qu'elle a réalisé qu'elle était enlevée elle a pensé à une trahison interne : seuls ses proches savent qu'elle aime se balader incognito et sans gardes du corps, et qu'elle aime recueillir et protéger les enfants perdus.

Elle seule sait où et quand elle utilise des sosies, une difficulté contournée grâce au système de sécurité de la banque. Elle avait parlé à quelqu'un de ce petit tour qu'elle comptait faire un jour ou l'autre dans une banque des rues, loin de son cabinet privé et surcrypté. Aucune personne travaillant pour elle n'aurait pu le soupçonner.

Elle sait très bien qui est le traître. Maintenant, il lui faut trouver qui a tiré toutes les ficelles et dans quel but pour le neutraliser, une tâche qu'elle ne confiera certainement pas à un parfait étranger qui ne lui donne aucune garantie.

Sauf que le parfait étranger est très convaincant. Plus que convaincant, en fait. Il ne la persuade pas par des arguments, il la nargue, la pousse toujours plus loin dans son raisonnement, la manipule jusqu'à ce que pour échapper au piège elle décide d'agir totalement différemment et se retrouve à faire ce qu'il voulait. Finalement Lynn se tait. Elle ne peut pas réfléchir en discutant avec cet olibrius.

Tout ce qui lui faut, c'est une garantie...

‒ Ton ADN dans un coffre codé par moi-même, envoyé aux clones avec un petit message s'il m'arrive quelque chose. Et je te fais confiance.

‒ Top là. »

Kidnappeur et kidnappée se serrent la main et scellent leur accord.




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