Yeonhee (XXIV)
Combien de fois Yoongi s'était-il rendu à la banque ? C'était le même trajet, la même agence depuis qu'il vivait seul.
Les tâches administratives ne le dérangeaient pas. Il les effectuait avec soin, ayant plaisir à ordonner ses papiers, ses petites affaires. Il possédait un grand classeur pour rassembler les papiers de l'appartement, les factures, les garanties des objets de valeur, une photocopie de ses documents d'identité et les papiers de la fac, une pochette verte pour ses documents de santé, un classeur noir à petits anneaux pour les comptes, qu'il vidait chaque année -les anciens relevés partaient dormir dans un dossier ventru au fond d'un tiroir-, ainsi qu'un porte-vues rouge pour ce qui concernait le travail : contrats et fiches de paie.
Yoongi était quelqu'un de méticuleux, d'où sa fonction de responsable suppléant à la Maison des Langues de l'université. Il aimait le propre, les chemises repassées, les robinets sans calcaire, les lits faits et préférait essuyer la vaisselle que la laisser sécher. Il aimait le propre, parce que lui-même était couvert de crasse.
Une épaisse couche de saleté noire, collante, en guise de seconde peau.
Hoseok appelait ça le Monstre.
Actuellement, il attendait son tour pour déposer un chèque. L'homme devant lui essayait de forcer la fente de la machine avec un bout de papier abîmé. Il le glissait dans un sens, puis dans l'autre, plusieurs fois. Yoongi aurait pu l'aider mais il ne se sentait pas responsable ni concerné. Il attendait, mains dans les poches, que le type comprenne qu'un chèque aussi froissé avait besoin d'être lissé du doigt pour entrer dans la machine. Lorsque le chèque fut enfin englouti, l'homme en sorti un deuxième de sa poche. Yoongi leva les yeux au ciel. C'est une blague !
En fait, la blague n'avait même pas encore commencé.
- Yoongi ? Min Yoongi ?
Il tourna la tête en haussant les sourcils. Combien de fois était-il venu à la banque ? C'était la première fois qu'on l'appelait par son nom.
Il ne connaissait pas Yeonhee suffisamment pour reconnaître sa voix. Pourtant, c'était bien elle, sa collègue du bistrot où il avait travaillé pendant l'été.
Elle avait tressé ses cheveux clairs. Un autre garçon l'aurait trouvé mignonne, certainement. Yoongi s'imagina un épouvantail dans un champ de blé.
- Salut, marmonna-t-il.
- C'est dingue de se voir ici !
Il ne pu qu'acquiescer d'un mouvement de tête rapide, saccadé. Combien de fois était-il venu à la banque ? C'était la première fois qu'il croisait Yeonhee. Dingue.
- Tu déposes un chèque ? Moi aussi !
Elle agita son bout de papier en l'air. Son chèque était comme neuf, tout lisse, prêt à être aspiré.
- Yoongi ? C'est à toi, rit-elle.
- Ah, oui.
Sourire gêné en retour. Le type aux chèques froissés avait libéré la place. Yoongi s'empressa d'utiliser la machine. Au moment où il tapa le montant qu'il enregistrait sur l'écran tactile, son index trembla.
Un pas. Deux pas. Son reçu en main, il marchait droit vers la sortie. Il fallait pousser la porte. Il attrapa la poignée et tira. Merde, jura-t-il à mi-voix.
- Où tu vas ?
Comment avait-elle pu être si rapide ? Yeonhee avait couru pour se glisser entre la porte et lui. Les mains croisées derrière le dos, tout sourire, elle le regardait malicieusement.
- J-je...
- On s'est pas vu depuis l'été, tu vas pas filer comme ça ?
Si, c'était exactement ce qu'il voulait, filer comme ça. Pourquoi avait-il décidé d'aller à la banque aujourd'hui ? Parce qu'on était jeudi, et qu'il n'avait jamais cours le jeudi après-midi. Il allait toujours à la banque le jeudi.
- Tu veux boire quelque chose ? On peut même se poser chez moi si tu veux, si ça te dérange pas de marcher un peu. C'est pas très loin. T'es le seul de l'équipe à ne pas être encore venu.
Je m'en fous. Je veux pas venir chez toi. Laisse-moi tranquille.
- En fait, tu vois, j'ai...
- Oh, désolée ! Tu n'es peut-être pas libre. Tu as des choses à faire cet après-midi ?
Yoongi chercha son souffle. C'était pile le moment de s'échapper. Il suffisait de mentir. Un tout petit mensonge, invérifiable.
-... non.
S'il avait pu, il se serait éclaté la tête contre la porte. Yeonhee s'écarta pour le laisser passer.
- Super ! Tu es sûr que ça ne te dérange pas ?
Si.
- Non, c'est juste, tu vois...
Trouve quelque chose. Trouve quelque chose, n'importe quoi.
- Ne t'inquiète pas ! C'est imprévu mais si tu me laisses deux secondes pour ranger avant d'entrer, ça sera présentable.
Trop tard. Elle glissa son bras sous le sien.
- Je suis trop contente ! C'était moins bien sans toi, la soirée avec l'équipe...
Yeonhee avait réuni tous les collègues chez elle pour fêter la fin de la saison. Hoseok avait rédigé lui-même la réponse de son petit ami en usant d'un prétexte bidon. Hors de question qu'il mette les pieds chez cette fille. D'ailleurs, Hoseok ne voulait plus jamais entendre parler de ce bistrot. Il gardait un souvenir traumatisant des terreurs nocturnes de Yoongi, de ces moments où il se levait, s'habillait et se mettait à servir des clients dans la chambre à n'importe quelle heure de la nuit.
Voyant que Yoongi ne disait rien -ce côté renfermé/mystérieux lui plaisait-, Yeonhee décida de prolonger le silence.
Yoongi n'était pas mystérieux, Yoongi voulait disparaître. Il souhaitait de tout son cœur qu'un esprit survolant la ville ait pitié de lui et le change en courant d'air. Il imagina ses vêtements vides tomber au sol et Yeonhee, la bouche béante, désarçonnée de tenir une manche sans bras.
Il en savait assez sur les filles pour déchiffrer ses pincements de lèvres, son regard tantôt intense tantôt fuyant, sans compter sa maladresse et cet empressement caractéristique qui lui brisait les noix.
Yeonhee en revanche ne disposait d'aucun outil pour interpréter l'attitude de Yoongi. La jeune femme n'avait capté que deux signaux : il ne la repoussait pas et il acceptait son invitation. Sa réticence passait pour de la timidité. Sa nervosité pouvait être liée au succès de ses charmes féminins.
Qu'est-ce que je fais ? Pourquoi je la suis ?
Yoongi détestait interagir avec des femmes sans avoir bu.
Après le divorce, son père avait mené une vie de célibataire. Aucune d'elles n'avait jamais mis les pieds dans leur appartement, pas même une collègue de travail ou une amie. Si son paternel avait eu des aventures, il l'avait fait dans la plus grande discrétion. C'était l'une des rares certitudes qu'il avait sur sa jeunesse : pas de femmes à la maison. Il se souvenait d'en avoir fréquenté pourtant, en vacances, mais elles étaient toujours accompagnées d'un mari.
Chaque poil, chaque parcelle de peau, chaque pore lui hurlait de s'enfuir. Mais son cerveau persistait à contrer cette injonction en lui opposant des arguments rationnels. Tu n'as rien à craindre. C'est une fille. Que veux-tu qu'elle fasse.
Des arguments erronés, aussi.
S'il y avait un vrai danger, tu aurais déjà fui. Tu n'es pas satisfait, toi qui sautes tout ce qui te passe devant ? Tu es sale, sale, sale.
Yoongi serra les dents. Il voulait que cette voix se taise. Il voulait arrêter de penser. A chaque passage piéton, il priait qu'un camion brûle le feu rouge et les écrase.
Il pensa au choc, à ses côtes enfoncées dans ses poumons. Il ressentit du soulagement.
C'était le moment de croiser Hoseok. C'était le moment de croiser Jungkook. Même Namjoon aurait suffit.
Hoseok était au travail. Jungkook avait cours. Namjoon assurait une permanence à la MDL jusqu'à seize heures.
Yeonhee lui lâcha le bras pour sortir ses clefs. Yoongi n'avait aucune idée du chemin qu'ils avaient parcouru. Il aurait été incapable de revenir à la banque sans se servir du GPS de son téléphone.
Le silence qui s'était installé avait fini par intimider Yeonhee à son tour. Il était clair que Yoongi ne la suivait pas pour bavarder gentiment autour d'un verre. Elle n'avait jamais caché son attirance, profitant de chaque occasion pour lui glisser un mot, un geste. Elle avait même trouvé la hardiesse de lui claquer les fesses un jour, pour jouer, dans les cuisines. Yoongi était difficile à cerner. Très aimable avec les clients, ouvert, rapidement à l'aise, et terriblement secret. C'était celui qui partageait le moins d'anecdotes personnelles au boulot. Il semblait bien s'entendre avec leur collègue Seungmin, et Yeonhee s'était bien décidée à prendre les devants pour l'avoir la première.
Peut-être avait-il couché avec Seungmin finalement ? Peu importe. Il était là, avec elle. L'ambiance était étrange, sans doute à cause de cette rencontre inattendue. Aller déposer un chèque, revenir avec un homme. Il aurait été plus naturel qu'ils se retrouvent après un service, un soir, au beau milieu de l'été.
Soit. Elle se contenterait de ce scénario. A aucun moment elle ne pensa qu'il agissait sous la contrainte. Comment s'imaginer que cette tension, qui ne pouvait être autre que sexuelle vu leur situation, était en fait de la terreur pure ?
- J'habite au premier, pas besoin de l'ascenseur, fit-elle en hésitant.
- D'accord, souffla Yoongi.
Elle le fit attendre sur le palier pour ranger sommairement, c'est-à-dire rassembler la vaisselle et bazarder le désordre dans un coin discret. Yoongi repartait vers l'escalier quand elle rouvrit la porte pour le faire entrer.
- Désolée, je n'avais pas prévu de recevoir quelqu'un.
Yoongi hocha la tête et s'avança. Dans sa précipitation, Yeonhee avait oublié un sachet minuscule contenant deux cachets rouges en forme d'éponge, ou de petits steak hachés, une forme ludique et rigolote qui ne trompait pas sur leur nature récréative. Elle s'en aperçut sitôt que Yoongi posa les yeux dessus et s'empressa de les faire disparaître dans un placard.
- Je suis sortie hier, s'excusa-t-elle en se calant contre le meuble, comme si le placard pouvait s'ouvrir et révéler d'autres secrets douteux.
Yoongi haussa les épaules. Il regardait l'appartement. Yeonhee devait être légèrement bordélique et son balcon lui servait de débarras. Malgré tout, l'ensemble témoignait d'un entretien régulier.
- On boit un truc ?
- Si tu veux.
- C'est un peu tôt pour proposer une..
- Une bière. S'il te plait.
Il avait besoin d'alcool. La politesse ne l'autorisait pas à s'enfiler un pack de six, et c'était bien dommage.
- Okay, répondit Yeonhee.
Elle s'éclipsa dans la cuisine. Là, elle prit une pause d'environ cinq secondes pour inspirer et souffler, pour se calmer. Elle devait se convaincre que non, ses cachets n'avaient pas ruiné l'ambiance, que tout allait bien, qu'elle était maître de la situation. Tout l'été, ses tentatives pour être seule avec Yoongi avait échoué. Maintenant qu'elle le tenait dans son salon, elle ne pouvait pas renoncer. Elle connaissait ses points forts : une jolie silhouette et des talents de maquillage pour rehausser son visage ordinaire. Elle avait appris tôt à utiliser l'eye-liner en s'entraînant deux fois par jour, avant et après la douche, jusqu'à ce que ses traits soient assez droits pour être dessinés dès le matin. Elle consacrait également un budget spécial à ses cheveux, qu'elle teignait depuis l'âge de dix-sept ans en blond cendré, blond cuivré ou châtain clair.
Les hommes qui lui plaisaient avaient une beauté naturelle et particulière, par contradiction avec les efforts qu'elle fournissait pour se démarquer. Elle aimait la tignasse décolorée de Yoongi, son vert menthe pâle et mal entretenu. Elle avait remarqué les cernes qui s'étaient creusées sur son visage au fil de l'été, mais dont il s'autorisait à rire, alors qu'elle se donnait du mal pour atténuer les siennes à coup de concealer.
Elle décapsula une bière, se servit un grand verre d'eau froide et revint dans le salon, prête à livrer bataille.
Yoongi se tenait encore debout, raide comme un piquet.
- Assieds-toi.
Ce n'était qu'une suggestion, mais Yoongi la reçut comme un ordre qu'il exécuta. Dès qu'il eut sa bière en main, il s'y cramponna de toutes ses forces et entreprit de la descendre à grandes gorgées.
- Alors, comment ça se passe pour toi depuis l'été ?
- Bien. Je suis à la fac.
- C'est vrai ! Ça se passe bien ?
- Ça va. J'ai principalement du travail personnel cette année, de la recherche. Et toi ?
- Je travaille dans un restaurant maintenant, c'est vers la gare. C'est plus loin mais j'aime bien l'équipe.
- Cool, marmonna Yoongi en louchant sur sa bière.
Il venait de mettre le doigt dessus. C'était dans le maquillage, un détail. Était-ce la longueur, l'épaisseur, ou bien le tranchant de l'aile de son liner ? Miseon le traçait de la même façon, pour obtenir ce même regard de chat sauvage.
Yeonhee ressemblait à sa mère.
Il sursauta quand elle posa son verre, ce qu'elle n'eut pas l'air de remarquer. Elle se pencha en avant pour réduire la distance qui les séparait.
- On n'est pas obligé de parler, proposa-t-elle avec assurance.
Yoongi finit la bière cul-sec. Elle se leva pour l'embrasser.
Je veux boire. Je veux boire. Je ne suis pas assez ivre.
Du fond de son ventre ou de sa tête, il ne savait plus, le monstre ruait dans sa cage.
Il laissa Yeonhee s'asseoir sur ses genoux. Ses mains se positionnèrent sur sa taille. Sa bouche s'était à peine ouverte, il avançait un bout de langue vers la sienne. Yeonhee n'avait jamais eu de baiser si doux.
Yoongi voulait mourir. Il sentait ses organes devenir liquides et s'amasser vers le bas de son corps.
- Yeonhee..., laissa-t-il échapper dans un faible murmure.
Elle répondit à son appel en se collant à lui. Elle ne le lâcha que pour passer son t-shirt par dessus sa tête, et revint sur lui pour déposer des baisers sur ses joues, sa mâchoire et ses lèvres.
Il ferma les yeux.
- Ça t'embête si on prend une capote ?
- Quoi ?
Elle s'interrompit, pensant qu'il avait mal entendu, et répéta.
- J'ai dit : on devrait prendre une capote.
- Bien sûr.
Elle disparut du salon. Yoongi se retrouva seul et se leva comme un zombie. Il déambula jusqu'à la fenêtre où il colla son nez. Deux bras l'enlacèrent bientôt, et le tournèrent dos à la vitre.
- J'ai.
Yeonhee glissa le préservatif dans sa propre poche et reprit possession de ses lèvres. Yoongi lui caressa le dos, les hanches et les cuisses avec des gestes mécaniques.
Ce n'est pas moi.
La main de la jeune femme s'aventura sur son ventre, elle jouait à rapprocher Yoongi d'elle par la ceinture. Elle utilisa ses deux mains pour la déboucler pendant qu'elle quémandait d'autres baisers, la tête tendue vers lui. Enfin, il n'y eut qu'à faire sauter le bouton pour se frayer dans son pantalon.
Elle pressa la paume contre son sexe à peine dur.
Yoongi se crispa, suffisamment pour qu'elle s'inquiète et lui lance un regard d'incompréhension.
Le monstre avait rampé hors de la cage. Il se dressait, colossal, il emplissait le corps tétanisé de Yoongi.
Yeonhee fut projetée contre la vitre. Sa tête heurta la poignée de la fenêtre et le choc résonna dans tout son crâne. Yoongi recula, terrorisé. Il avait bougé sans s'en rendre compte, ses doigts s'étaient refermés d'eux-mêmes sur les épaules nues de sa partenaire et il l'avait lancée violemment pour l'écarter de lui.
Hébétée, la jeune femme s'était laissé glisser au sol. Elle porta lentement une main à sa tête.
Yoongi hoquetait, et se tenait la gorge pour chasser le nœud qui lui bloquait la respiration.
- Espèce de malade, balbutia Yeonhee.
Et elle fondit en larmes.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro