Premiers jours (I)
- Bonjour.. ?
Mon sac sur une seule épaule, je poussai la porte de la Maison des Langues du campus pour la première fois. Si j'avais su ce qui m'attendait, j'aurais fait demi-tour. Ou peut-être même pas.
On était le lendemain de la pré-rentrée. La veille, j'étais venu pour la première fois poser mes fesses sur un banc d'amphi pour assister à la présentation, recevoir mon emploi du temps et rencontrer les professeurs. Les cours ne commençaient que la semaine suivante. Je ne connaissais personne, je m'étais mis au troisième rang le plus près du mur possible et j'angoissais.
Je n'étais pas très populaire au lycée, le petit gars discret et sympathique qui se sociabilisait au fil de l'année. J'avais quelques bons amis, un petit groupe de trois ou quatre qui avaient réussi à me mettre à l'aise et qui partageaient mon intérêt pour les jeux-vidéos.
Sauf que voilà. A présent, j'étais un adulte. J'avais quitté le nid, changé de ville, pris mon propre appartement, et j'entrais à la fac. Plein d'enthousiasme et de bonnes résolutions. J'avais décidé de me lancer un défi par jour. Des petits pas vers l'indépendance et les responsabilités.
Premier défi: parler à quelqu'un le jour de la rentrée. Défi réussi en moins de vingt minutes, mais pas grâce à moi. Un garçon aux cheveux noirs m'avait demandé si la place à côté de moi était libre. Lui avait l'air parfaitement dans son élément, si bien que j'ai d'abord cru qu'il redoublait ou qu'il changeait de cursus. Ce n'était pas le cas: Yugyeom était comme moi. C'était son premier jour. Lui non plus ne connaissait personne. Il avait l'air du genre à se faire rapidement des amis et à s'entendre avec tout le monde, et c'est ce qu'il a fait avec moi. Il m'a demandé d'où je venais, pourquoi j'étais venu dans cette fac, si on pouvait s'ajouter sur Kakao.
J'étais rassuré d'avoir trouvé un camarade aussi vite. J'avais des idées très précises sur ce qui se passait à la fac. Un vieux professeur paternaliste, une administration inefficace, beaucoup de soirées, beaucoup d'alcool, beaucoup de cuisine rapide et pas chère, l'enfer des partiels deux fois par an, et surtout, des amis qu'on gardait pour la vie et qui devenaient "les vieux copains de fac", ceux qu'on invite toujours à dîner dix ans plus tard, avec femme et enfants, pour se rappeler du bon vieux temps.
Au bout de trois phrases, j'avais placé Yugyeom en tête de liste pour tenir ce rôle. Nous allions vivre de merveilleuses aventures et les plus belles années de notre jeunesse ensemble. Du moins je l'espérais.
Nous avions essayé de nous inscrire dans les mêmes groupes de travaux dirigés dans chaque matière, et avions presque réussi. A l'exception de deux cours par semaine, nous étions ensemble. Notre amitié partait sur de bonnes bases. Yugyeom et moi avions regagné nos places comme deux complices; attendant la suite des événements.
Un petit gars fin comme une tige était arrivé entre temps, il se tenait sur l'estrade avec un paquet de feuilles dans les mains. Trop jeune pour être un professeur mais trop vieux pour un première année, il avait les cheveux vert menthe tirant légèrement sur le bleu. Une couleur improbable qui tranchait avec son style sobre et classique, sa veste noire et ses lunettes rectangulaires.
Il avait tapé sur le grand bureau du plat de la main, assez fort pour réclamer le silence. Les autres étudiants avaient repris leur place. Les professeurs lui laissaient la parole.
-Bonjour à tous, bienvenue à l'Université.
Quelques bonjours s'étaient élevés en réponse, dont un de la part de mon voisin de table.
-Je m'appelle Min Yoongi et je suis le représentant suppléant de la Maison des Langues. Ce cher Namjoon ayant eu la bonne idée de paumer son passeport avant la pré-rentrée, il n'a pas pu revenir de vacances à temps pour vous faire la présentation d'aujourd'hui.
-Ça le fait chier de faire son job, le suppléant, m'avait soufflé Yugyeom.
J'avais pouffé discrètement dans ma manche. Le Hyung avait démarré son discours en y mettant un minimum de conviction pour nous donner envie de nous inscrire. La Maison des Langues proposait des cours de remise à niveau, des préparations aux stages à l'étranger, de l'aide à la traduction des documents de recherche et animait des groupes de discussion pour pratiquer l'oral et s'entraîner à tenir une conversation fluide.
Sans le savoir, Min Yoongi m'avait fourni mon second défi.
J'avais un niveau d'anglais correct quand il s'agissait de recracher un cours sur une feuille ou de réciter par cœur les verbes irréguliers, mais j'étais une bille à l'oral. Pour m'exprimer en général, d'ailleurs. Mes phrases étaient mal tournées, les mots ne s'alignaient pas dans ma tête, je manquais cruellement de vocabulaire et de pratique... Bref, j'avais grandement besoin de ces cours supplémentaires.
-Tu vas t'inscrire? avais-je demandé à Yugyeom à la fin de la présentation.
-Je peux pas, ça tombe pendant mon petit boulot.
Comme un paquet d'étudiants, mon nouvel ami avait un job d'appoint. Il m'avait dit travailler au guichet d'un cinéma plusieurs heures par semaine. L'avantage? Il voyait tous les films et sans payer le pop-corn. Mais j'avais un avantage pas mal non plus: mes parents payaient tout. Appartement, factures, nourriture, tout ce que j'avais à faire était de bosser mes cours et ramener des résultats. Evidemment, le bulletin du semestre déciderait de ma survie. Une mauvaise moyenne me couperait les vivres et m'obligerait à retourner à la case départ, c'est-à-dire chez les parents. J'étais en sursis.
J'avais pris la feuille de la MDL en sortant. Yugyeom m'avait emmené manger un bout avec lui, un sandwich chaud qu'on avait dégusté sur les marches d'un quelconque bâtiment public.
-Alors, cette Eunha, tu me la montres?
J'avais sorti mon téléphone et je n'avais eu qu'à le déverrouiller pour qu'une photo de nous deux apparaisse. C'était mon fond d'écran. Yugyeom me connaissait à peine et je m'étais déjà débrouillé pour mentionner la fille qui avait révolutionné mon existence.
-Elle est super mignonne! s'était-il extasié en tournant l'appareil vers lui.
J'en avais montré quelques autres, d'elle toute seule ou de nous deux. Yoon Eunha. Un sacré poids dans mon choix d'université. Je voulais être avec elle, c'était clair. Il fallait qu'on vive ensemble. Pas forcément ensemble-ensemble, mais dans la même ville au moins.
Elle ne faisait pas d'études, elle travaillait déjà. C'était une fille têtue, vive, extrêmement indépendante. Elle avait voulu gagner son propre argent et vivre seule immédiatement après le lycée. Nous avions trois ans d'écart, elle était plus âgée. Elle plaisantait souvent en m'appelant son bébé. Ça ne me dérangeait pas. J'étais bien avec elle, elle me donnait de l'assurance. A nous deux, j'avais l'impression qu'on pouvait bouffer le monde.
Je l'avais présentée à Yugyeom comme ma copine, mais ce n'était pas vraiment ça. Je ne savais pas l'expliquer. Nous étions liés. Nous nous aimions. J'étais à elle. Elle... elle était à moi, par intermittence. A vrai dire, Eunha n'a jamais appartenu à personne d'autre qu'à elle-même. C'était compliqué.
Les grandes histoires d'amour ne peuvent pas être simples. Encore aujourd'hui, j'en suis persuadé.
Elle m'avait appelé le soir même pour me demander de lui raconter ma rentrée. J'avais parlé de mes professeurs, de mon nouveau pote, de la fiche de la Maison des Langues que je tenais entre mes doigts.
-C'est bien Kookie, tu devrais le faire!
-Tu crois?
-Ouais, l'anglais ça sert toujours. Et comme ça tu pourras partir en voyage avec moi!
Elle avait ri et j'avais pris un stylo pour compléter la feuille d'inscription tout en lui parlant. Eunha partait en voyage tout le temps. Cette fille avait la bougeotte, toujours ce besoin d'explorer, d'aller plus loin, de voir comment ça se passait ailleurs. Je l'admirais de n'avoir peur de rien. C'était une vraie tornade, et à chaque fois elle m'embarquait dans son sillage. Elle m'avait emmené plusieurs fois en week-end, alors même que j'étais encore au lycée, mais son projet secret était de partir à New-York avec moi pour dix jours. Il nous fallait le temps, il nous fallait l'argent, j'avais prévu de prendre un boulot pendant les vacances pour pouvoir payer ma part.
-Ah, je n'arrive pas à croire que tu es enfin là, avait-elle soupiré dans le combiné.
-Moi non plus. On se voit quand?
-On s'est vu hier.
Elle riait encore. J'avais souri et pris ma petite voix de bébé.
-Je saiiiis, mais tu me manques. Demain?
-Si tu veux. Où? Quelle heure?
-Je dois juste aller m'inscrire pour les fameux cours d'anglais.
-Je peux venir avec toi, je ne travaille que le matin. On se retrouve à l'entrée du campus?
-D'accord!
Ça faisait moins de vingt-quatre heures et j'étais excité de la voir. J'allais sûrement m'habituer. Tant que j'étais chez mes parents, plusieurs centaines de kilomètres nous séparaient. Désormais je pouvais passer du temps avec elle tous les jours.
-Bonjour.
Une voix me parvint de derrière un bureau. Je distinguais la touffe vert menthe significative.
-Bonjour! lança Eunha à la cantonade alors que la pièce n'était occupée que par nous trois.
Le Hyung de la veille se leva et nous regarda par-dessus ses lunettes.
-Bienvenue à la Maison des Langues, je peux vous aider?
-Oui, euh... je voudrais m'inscrire. J'ai rempli la fiche que tu as donné à la présentation hier, tiens.
Je m'appuyai sur une table pour sortir le papier de mon sac et le lui tendre. Eunha faisait le tour en regardant les livres dans la bibliothèque.
-Merci.
Il prit la feuille et la parcouru rapidement.
-Jeon Jungkook, 97, première année, inscrit pour les cours du soir en anglais, ça me parait bien... Tu auras un entretien avec un professeur d'anglais cette semaine, tu n'as rien à préparer, c'est simplement pour évaluer ton niveau et te placer dans un groupe. Tu peux te retrouver avec des étudiants de tous les âges et de tous les départements, la Maison des Langues est commune à toute l'université. Tu as des questions?
-J'hésitais à aller aux groupes de discussion, je ne sais pas encore... est-ce que je peux éventuellement m'y inscrire plus tard?
-Bien sûr. Tu peux rejoindre le groupe à tout moment. Celui d'anglais est animé par Kim Namjoon, qui n'est toujours pas là, mais il devrait être revenu pour le début des activités.
Namjoon. Le gars du passeport. J'ai su après que Yoongi l'avait engueulé comme du poisson pourri en apprenant qu'il allait se taper toutes les démarches de rentrée à sa place.
-On t'enverra un mail avec l'heure de ton entretien. Ça se passera ici.
-D'accord, merci... Min Yoongi?
Ses yeux s'agrandirent sous le coup de la surprise.
-Tu as retenu mon nom?
-Euh... oui?
Il m'offrit un joli sourire franc et sincère.
-Ça fait plaisir de voir qu'on ne parle pas dans le vide. En plus de ça tu es le premier à me ramener une fiche, tu pars avec des bons points Jungkook!
-Ça c'est cool!
Eunha surgit derrière moi et attrapa mes mains, posant sa joue contre mon bras droit.
-Tu ne t'inscris pas, toi? demanda Yoongi.
-Non, je ne suis pas à la fac. J'accompagne seulement Mister Jungkook.
Elle jouait avec mes mains et le regard de Yoongi se baissa vers nos doigts entrelacés.
-Je vois.
-J'adore tes cheveux, il fallait que je te le dise avant qu'on parte!
Yoongi eut à nouveau l'air surpris. Le naturel de ma petite accompagnatrice pouvait effectivement déconcerter. Il se reprit vite.
-Eh bien, merci. A la prochaine? A bientôt, Jungkook.
-A bientôt, merci.
-Bye-bye! lança Eunha avec un adorable eye-smile en me traînant dehors.
-Défi réussi! m'exclamais-je en quittant le campus avec elle.
-Je suis fière de toi!
Elle me présenta ses mains et je claquai mes paumes dans les siennes. Nous formions la meilleure des équipes.
-Au fait, tu t'es trouvé un cours de danse? fit-elle en passant son bras sous le mien.
-Pas encore. Ce sera mon défi de demain, répondis-je en prenant garde aux voitures pour nous permettre de traverser.
Eunha serait capable d'y aller sans regarder à droite ou à gauche. J'étais souvent obligé de la tirer en arrière.
Depuis le collège, je passais la moitié de mon temps libre dans un studio de danse. Ma mère avait fini par m'inscrire, lassée de me voir esquisser des pas maladroits dans le salon à la moindre occasion.
Eunha m'avait pris un abonnement dans la même salle de sport qu'elle et me l'avait offert pour célébrer mon installation. C'était bien loin d'être un message subliminal pour m'engager à retrouver la ligne: ce n'était pas son genre et je n'avais pas le moindre kilo superflu. Zéro gras, que du muscle. Elle partageait simplement ma passion pour le sport. Dix ans de natation synchronisée lui avaient forgé un corps aussi souple que gracile. Non, je n'étais franchement pas à plaindre. Elle avait abandonné la danse aquatique un peu avant notre rencontre et pratiquait désormais la boxe, dans un club exclusivement féminin, depuis un an.
Mes amis du lycée m'avaient taquiné sur le sujet, disant que j'avais intérêt à me tenir à carreau avec sa nouvelle activité. Ils connaissaient Eunha pour l'avoir vu une fois m'attendre à la sortie des cours et notre relation m'avait valu le surnom "d'International Playboy". Je sortais avec une fille plus vieille, qui avait l'âge d'être en fac et qui me ramenait des cadeaux de ses voyages à l'étranger. C'était assez pour attirer les remarques mi-envieuses mi-moqueuses d'une bande de lycéens.
Je m'en fichais. J'aimais la danse, elle aimait la boxe. J'étais né en septembre quatre-vingt-dix-sept et elle en juin quatre-vingt-quatorze. Ça n'avait aucune importance.
-Tu te souviens de la première vidéo de danse que tu m'as envoyée?
Eunha pressa doucement ses doigts sur mon bras.
-Ne me rappelle pas ça, c'était tellement mauvais!
-Tu étais très bien.
-J'avais seize ans.
-J'étais dans ton lit six mois plus tard! plaisanta-t-elle.
-Sept. Tu me surestimes.
-Tu avais encore tes cheveux noirs.
Elle avait raison. Depuis, je les avais teints en brun, dans un ton similaire aux siens.
Nous finîmes attablés dans un café du centre-ville. Elle commanda une orange pressée et la but en mordillant sa paille, après avoir retiré tous les glaçons dans le cendrier vide. J'avais pris un coca que j'aspirais en l'observant distraitement.
-J'ai rencontré quelqu'un.
Une flopée de bulles me resta en travers de la gorge. Je savais que ce jour arriverait à nouveau, malgré mon déménagement. Ma venue ne changeait rien. Ce n'était pas faute d'avoir été prévenu... Eunha faisait tourner sa paille dans le verre vide.
-C'est sérieux? demandais-je après avoir trouvé la force d'avaler ma gorgée.
-Non, pas du tout. C'est un garçon qui vient au café depuis le début de l'été.
-Tu... as couché avec lui?
Cette question me blessait à chaque fois, mais j'étais obligé de la poser. C'était plus fort que moi. Si je ne pouvais pas l'avoir pour moi tout seul, il fallait au moins que je sache avec qui je la partageais, et à quel point.
-Pas encore.
Elle ne faisait rien de mal. Nous n'étions pas ensemble. Nous ne l'avions jamais été. Mais nous nous aimions. C'était tout pour moi, j'orientais ma vie en fonction de cet amour orageux et aléatoire... mais pour elle, c'était insuffisant. Elle ne s'en était pas caché. Je le répète, ce n'était pas faute d'avoir été prévenu.
Elle n'était pas hypocrite; je disposais de la même liberté qu'elle. J'en avais usé pendant un temps, avant de comprendre qu'aucun autre corps, féminin ou masculin, qu'aucun autre charme, qu'aucune autre tendresse ne parvenait à combler le manque que j'avais d'elle sitôt que je l'abandonnais.
C'était elle. La femme de ma vie. Mon âme jumelle. La seule.
Il suffisait d'être patient; elle revenait toujours. Il m'arrivait de la comparer à un chat à moitié sauvage, le genre à s'échapper par la fenêtre et revenir cinq jours plus tard, ronronnant entre vos jambes. Le genre à se laisser caresser par des inconnus pour un peu de nourriture, mais à dormir en rond sur le lit d'un seul et unique privilégie. C'était moi. J'étais le chanceux de l'histoire.
J'attrapai sa main repliée sur la table.
-Je t'aime.
Elle referma ses doigts autour de mon pouce, à la manière d'un tout jeune enfant.
-Je sais, Jungkook. Je t'aime aussi.
Oui, je le savais. Pour ça au moins j'étais le seul. Je n'avais pas besoin de plus.
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