Nuit étoilée (XXIII)
Eunha avait un film préféré : Chicago (2002).
Elle avait vu la comédie musicale originale, mais pour elle ce film surpassait toutes les autres versions. Elle éprouvait également une tendresse irrationnelle pour les films avec Audrey Hepburn.
Oui, la femme idéale selon Yoon Eunha était sans conteste un mix d'Eliza Doolittle -encore une héroïne de comédie musicale-, de Velma Kelly et de Roxie Hart. Le fait que deux de ces personnages soient des meurtrières ne semblait pas la déranger.
Elle possédait même une robe caraco courte à franges, argentée et couverte de strass qui lui donnait l'air d'une danseuse de cabaret et lui procurait un sentiment de puissance incomparable sitôt qu'elle la portait.
Il lui arrivait de se maquiller en fredonnant The name on Everybody's lips, et de remplacer "Roxie Hart" par "Yoon Eunha", qui par chance comptait le même nombre de syllabes.
Elle-même n'avait jamais voulu être actrice. Elle ne voyait pas l'intérêt d'interpréter quelqu'un d'autre. Elle préférait orchestrer sa propre vie comme un roman ou un film, et vivre en continu le destin d'un personnage principal.
L'extrême féminité de ses trois modèles l'inspirait au quotidien. L'adorable naturel d'Eliza, le charme ingénu de Roxie, et la volupté vénéneuse de Velma.
Pourtant, Eunha savait peu de choses au sujet des femmes. Elle avait seulement deux exemples directs : sa mère et sa meilleure amie.
En revanche, elle vivait entourée d'hommes, sur qui elle pouvait tester et exercer son pouvoir de séduction. La psychologie masculine lui avait déjà livré tous ses secrets.
Elle n'était pas surprise d'avoir perdu Jungkook : un garçon si bon et si loyal allait forcément se défaire d'elle à la recherche d'un amour plus sain. Elle ne l'avait eu que parce qu'il était jeune au moment de leur rencontre. Devenu adulte, ce genre d'homme se tenait loin des femmes comme elle.
Elle était encore moins surprise d'avoir perdu Taehyung, même s'ils se fréquentaient toujours. Ils possédaient cet étrange statut de "vieux amis", en raison de la passion foudroyante qui avait animé leur relation. Ils étaient en bons termes.
Taehyung était trop fier. Elle l'avait quitté, elle l'avait perdu. Elle ne regrettait pas.
D'ailleurs, elle n'avait plus d'amants. Cette cure de désintoxication sexuelle la purifiait, en un sens. Elle en profitait pour mener ses expériences sur elle, pour découvrir ce qu'on ne peut pas explorer quand on est occupé à impressionner les autres.
Le seul bémol, c'est qu'elle ne recevait plus d'autre amour que le sien, et que c'était insuffisant.
Elle cherchait d'autres activités pour maintenir le niveau d'intensité de sa vie : elle avait pris une carte d'accès à l'institut d'histoire de l'art, normalement réservée aux étudiants et aux chercheurs, elle avait suivi des cours d'ikebana, la composition florale japonaise, et pratiqué la calligraphie lors d'un stage d'une semaine après ses journées au café. Elle continuait la boxe, retournait à la piscine, s'offrait des après-midis au spa. Récemment, elle avait posé trois jours pour un séjour seule en Espagne.
Elle lisait des livres sur les sorcières, les femmes et le féminisme. Elle refusait de ressentir un manque quelconque dû à l'absence des hommes dans sa vie.
Parfois, au son du Cell Block Tango, elle enfilait la robe caraco de cabaret et ses plus hauts talons. Elle s'appliquait du noir sur les yeux et son rouge le plus vif sur les lèvres.
He had it coming, he had it coming
He only had himself to blame
If you'd have been there, if you'd have seen it
I bet that you would have done the same.
Elle allumait sa lampe de chevet et laissait les volets ouverts, au cas où un voisin curieux venu fumer à la fenêtre lui offre une audience.
Elle ne dansait pas toujours, certains soirs il lui suffisait de marcher, en articulant les paroles avec rage et passion. La transpiration perlait à ses tempes et gouttait le long de son dos, ses muscles se tendaient, puis se relâchaient au rythme de sa respiration. C'était libérateur. Elle avait l'impression de pratiquer un rite ancien qui l'affirmait en tant que femme par opposition à they, ils, eux, les hommes.
They had it coming, they had it coming
They had it coming all along
'Cause if they used us, and they abused us
How could you tell us that we were wrong ?
Ironiquement, l'une des qualités que Jungkook admirait chez elle, et qu'elle avait tenté de lui inculquer, c'était l'indépendance. Eunha savait prendre des décisions seule -au point qu'elle ignorait comment prendre des décisions collectives-, et n'avait jamais redouté d'aller au cinéma, au spectacle ou au restaurant sans être accompagnée.
Ce soir-là, délaissant la robe caraco et ses shows privés au clair de lune, elle avait enfilé une robe de velours noir pailletée, élégante et passe-partout.
Elle avait pris le bus jusqu'à l'autre rive de la ville, dans un quartier animé qu'elle fréquentait peu. Poussée par la curiosité, elle assistait pour la première fois à une soirée dont elle avait vu le teaser sur internet. Une légère angoisse lui flottait dans l'estomac, l'appréhension de se rendre en terrain inconnu. Elle adorait ça.
Elle su qu'elle était au bon endroit lorsqu'elle vit deux jeunes femmes, verre en main, qui fumaient sur les pavés. Elles se tenaient devant une imposante porte en fer. Il fallut forcer pour ouvrir l'un des battants.
Timidement, elle pénétra dans la cour. Immédiatement sur la gauche, un jeune homme assis à une table sur tréteaux l'invita à s'approcher d'un geste de la main.
- Bonsoir, bienvenue. Je vais prendre votre nom s'il vous plait.
- Yoon Eunha.
Il se pencha sur sa liste, glissa la mine de son critérium le long des noms en Y et la raya de la feuille d'un trait net.
- Vous laissez votre veste au vestiaire ? Le numéro sera inscrit sur votre bracelet.
Le jeune homme étira le bras pour atteindre une boite derrière lui et y piocha une bandelette rose vif, marquée du nombre 134. Eunha retira sa veste et la déposa sur la table.
- Ça fera douze euros s'il vous plait.
Elle régla en espèce et tendit son poignet au jeune homme qui lui attacha le bracelet.
- Bonne soirée, Mademoiselle Yoon.
- Merci, répondit Eunha du bout des lèvres.
Elle avait les mains moites. Le reste de la cour était couvert par une gigantesque toile tendue à la manière d'un chapiteau, de sorte à masquer partiellement le ciel mais à laisser circuler l'air librement. Elle s'avança, un pied après l'autre, prudemment. La piste de ce cirque curieux était une piste de danse. Au fond, elle remarqua le bar lumineux à LED qui donnait au barman une apparence irréelle, teintant sa peau d'un joli vert.
Sur la droite, au sommet d'un double escalier, le matériel sono enfermait la DJ dans sa forteresse d'où elle dominait la foule éparse. C'était une fille mince et très maquillée. Ses cheveux sombres et longs, séparés en de minuscules tresses, tombaient sur ses épaules pointues tandis qu'une autre partie était rassemblée en chignon à l'arrière de son crâne.
Eunha n'avait jamais vu de fée de sa vie, pas plus qu'elle ne croyait à l'existence de créatures magiques, mais si on lui avait demandé d'en décrire une, elle aurait désigné cette fille sur le champ.
Elle s'attarda sur la foule, balayant du regard les corps fins, gros, ronds, maigres, potelés, musclés, mous, toniques, épais, assemblés sous ses yeux. Elle chercha les détails de cette diversité, comme sur un jeu de différences géant. Les cheveux courts, longs, attachés, détachés, emmêlés, crépus, lisses, ondulés, souples, frisés. Les crânes rasés. Les teintes naturelles. Les colorations. Les tâches de rousseur. Les angiomes éventuels.
Beaucoup de bras nus, quelques ventres à l'air, certaines poitrines presque découvertes.
Eunha contourna la piste pour atteindre le bar. Des piles de cagettes vides entourées de guirlandes lumineuses éclairaient les coins reculés de la cour. Entre deux cagettes, elle remarqua une toute jeune fille, à peine majeure, assise seule sur un petit coussin. Elle tenait un carnet ouvert sur ses genoux et faisait courir son crayon sur le papier. Une observatrice, comme moi, songea Eunha.
Elle commanda un demi cerise, après avoir hésité avec son habituel verre de vin blanc. Le barman tamponna son bracelet; seule la première boisson était gratuite. Elle se tourna dos au comptoir afin d'avoir en vue un maximum de monde. Elle ne songea même pas à prendre un selfie.
C'est là qu'elle remarqua que les portes des bâtiments encadrant la cour étaient ouvertes, mais que chaque entrée était dissimulée par un rideau noir.
L'un des rideaux s'écarta, de sorte qu'Eunha fixait directement la personne qui sortait. Elle mit plusieurs secondes à lui donner un genre. Elle n'avait vu que deux hommes jusqu'ici : le barman, et l'ouvreur à l'entrée. Aussi supposa-t-elle qu'il s'agissait d'une femme, bien que son allure indiqua plutôt un grand adolescent.
Elle portait un t-shirt blanc et large, le genre dont raffolait Jungkook, partiellement rentré dans un pantalon noir tenu par une ceinture de la même couleur.
Des cheveux courts noirs, plus ordonnés que ceux de Taehyung. Un charisme certain, qui se confirma lorsqu'elle rendit son regard à Eunha.
Eunha détourna aussitôt le sien. Les femmes ne se dévisagent pas, elles se toisent. Et elle ne voulait surtout pas donner à cette fille l'impression de l'évaluer. Pourtant, lorsqu'elle tenta un nouveau coup d'œil, l'inconnue la regardait toujours sans chercher la moindre compétition. Pire, son visage se fendit d'un sourire qui troubla Eunha, parce qu'il n'était ni masculin ni féminin mais autre chose.
Mue par un réflexe de séduction, Eunha baissa les yeux, plus lentement, laissant monter sur sa bouche un demi-sourire, et épousseta nonchalamment le tabouret à côté du sien.
Elle ne savait pas résister à ce genre d'occasion, et l'idée d'initier ce petit jeu avec une femme l'intriguait. Après tout, pourquoi pas.
L'inconnue s'appelait Dahye. Elle ne lui donna pas de nom de famille. Eunha ne donna pas le sien non plus. Elle la dépassait de peu, quelques centimètres tout au plus. Elle avait une fleur de lotus tatouée sur l'avant-bras et un bracelet en morceaux de coquillages.
Eunha avait envisagé d'être abordée en décidant d'aller à cette soirée. Elle s'attendait à des phrases peu subtiles, du type "On est toute seule ?" "Tu danses pas ?" "On s'ennuie ici." et l'incontournable "Tiens, une petite nouvelle !", véhiculées par des clichés dont elle avait honte. La vérité, c'est que personne ne l'avait regardée comme de la viande fraîche, et que presque personne ne l'avait regardée tout court.
Dahye lui demanda son signe astrologique. Gémeaux, et toi ? Poissons.
- C'est compatible ? tenta Eunha en avalant une gorgée de bière.
- En fait, j'y connais rien. J'ai une amie qui est à fond là-d'dans, elle m'a dit que c'était bien pour lancer la conversation. Tu sais, "Ne demandez pas aux couples de femmes qui fait la femme et qui fait l'homme, mais qui fait l'astrologue et qui fait l'artiste." Les lesbiennes adorent l'astrologie.
- Donc moi, je suis l'artiste ?
- Toi, t'es même pas lesbienne.
Dahye scruta sa réaction, guettant une moue ou une répartie, mais Eunha ne fit rien pour la contredire. Elle continua simplement de jouer avec son verre, d'affaisser son épaule pour que ses cheveux dégringolent, d'affirmer son assise sur le siège en levant une fesse, puis l'autre.
C'était étonnant.
Elle semblait ne vouloir prouver ni susciter quoi que ce soit. Il n'émanait d'elle ni crainte, ni peur ni jubilation. Une légère excitation peut-être, de se voir remarquée. Eunha se comportait exactement comme en présence d'un homme, et sans le savoir, se rendait par-là même plus intéressante et plus excitante que toutes les hétéros que Dahye avait croisées dans sa vie.
- Je n'en veux plus, déclara Eunha en claquant le cul de son verre sur le comptoir. Finis si tu veux.
- C'est pas prudent de boire dans le verre d'une inconnue, objecta Dahye avec humour.
- Je ne suis plus vraiment une inconnue.
Eunha sauta du tabouret et lança un regard en l'air, vers la petite fée qui se déhanchait en tenant son casque d'une main. Progressivement, elle cala ses mouvements sur les siens.
C'était grisant de danser en l'absence des hommes. Elle n'avait qu'à occuper l'espace, sans se soucier d'avoir l'air ni trop sainte ni trop pute. Dahye ne la quittait pas des yeux, vidant d'une traite sa bière pleine de sucre.
Pas de torse auquel se plaquer, contre lequel exercer ses ruses les plus langoureuses. C'était elle, son propre corps seul, et la musique. Elle pouvait tournoyer, sautiller, prendre des poses ridicules, éclater de rire. Elle piétinait le sol comme une petite fille. Dayhe se leva pour la rejoindre. D'instinct, les filles savent danser ensemble.
Elles se prirent la main, se firent tourner, dansèrent en miroir puis dos à dos, collèrent leurs fesses et leurs colonnes vertébrales. Puis leurs bras. Leurs nez. Leurs lèvres.
Elles se regardèrent dans les yeux, leurs visages si proches encore. Eunha se mordilla la lèvre, sourit et, parce qu'elle en mourrait d'envie, plongea les doigts dans les cheveux de Dahye pour la ramener brusquement à elle. Ce second baiser les rapprocha davantage. Bouche sur bouche, buste contre buste, ventre contre ventre.
En se séparant, elle nicha sa tête dans son cou pour lui parler à l'oreille.
- Qu'est-ce qu'il y a derrière les rideaux ?
Eunha avait vu d'autres filles entrer et sortir des bâtiments pendant qu'elle dansait.
Dahye récupéra sa main ; elles entremelèrent leurs doigts.
- Viens.
La première pièce où elles entrèrent étaient toute noire, à l'exception d'une chaise vide et du marquage lumineux qui courait le long des murs. Comme un sas, un espace de transition. Elle donnait sur un rideau identique aux autres. Dahye écarta le tissu et fit passer Eunha devant elle.
Elles débouchèrent sur un couloir large où elles croisèrent plusieurs filles, occupées à boire, à discuter, parfois à s'embrasser et se séduire. Eunha commençait à se sentir excitée. De la cour à l'air libre, elle se retrouvait dans un lieu clos et confiné, dans une atmosphère plus compacte. Le couloir les mena jusqu'à une salle meublée par des banquettes. On y diffusait une musique plus douce qu'à l'extérieur. Un bar se dressait au centre, tenu par une femme aux yeux couverts de paillettes. Elle portait un veston rouge et doré, une moustache de Monsieur Loyal ainsi qu'un chapeau haut-de-forme. Elle renouait son nœud papillon. Eunha s'approcha pour examiner un appareil cylindrique à l'extrémité du bar, dans lequel s'étiraient des filaments de sucre rose. Une machine à barbe-à-papa.
- Tu veux quelque chose ?
Eunha secoua la tête avec un sourire, surprise et ravie de découvrir qu'une femme pouvait volontairement se coller une moustache sous le nez.
Ce bâtiment était plein de surprises, de formes diverses d'expression de soi, et à chaque nouvelle salle elle se sentait évoluer dans un royaume magique haut en couleurs. Dahye, en revanche, se contentait de déambuler comme si rien de tout ça n'était vraiment extraordinaire.
Elles finirent sur le toit du bâtiment. Il n'y avait personne. On pouvait voir la cour et les danseuses en contre-bas, et les étoiles au-dessus de leurs têtes.
Eunha s'assit, étourdie par cette promenade onirique. Elle regarda le ciel.
- Ton amie, elle peut vraiment lire les étoiles ?
- Elle essaye. C'est complexe, elle lit un tas de bouquins avec des symboles. Elle y passe beaucoup de temps.
- Pourquoi tu crois qu'on veut savoir l'avenir ? Ça nous empêcherait de faire des erreurs ?
- Je ne crois pas qu'elle fasse de l'astrologie pour ça. Elle dit plutôt que c'est une carte de l'âme, un outil de connaissance de soi.
- C'est philosophique. C'est ta petite amie ?
- Non, mais je l'aime beaucoup.
Eunha faillit dire Je comprends. Au lieu de ça, elle se rapprocha de Dahye, qui s'était assise un peu plus loin, et elle posa doucement la tête sur son épaule.
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