Nocturne (XIII)
Eunha fouilla dans son sac à main et referma ses doigts sur son paquet de cigarettes. Elle en sortit une, tâtonna à la recherche du briquet et l'alluma.
Il faisait bon. L'air du soir était tiède, à peine quelques degrés de moins qu'en plein jour.
Un jeune homme l'observait sous le porche d'en face. Manteau long ouvert, chemise et pantalon droit, ceinture de marque et chaussures vernies. Taehyung.
Il attendait qu'elle le remarque et pianotait sur son téléphone pour appeler un taxi.
Elle marcha jusqu'à lui et traversa la rue sans regarder. Jungkook l'aurait grondée pour son inattention.
- Toujours là où je ne t'attends pas. Tu n'avais pas un dîner ?
- Je suis venu te chercher.
- Tu te mets en retard.
- A peine.
Taehyung avait été invité à une réception par l'un de ses anciens maîtres de stage. Historien de l'art et commissaire d'exposition, l'homme avait pris l'étudiant sous son aile et ils se voyaient régulièrement. Taehyung avait proposé à Eunha de l'accompagner à la réception. Il savait que le but de son mentor était de le présenter et de le faire participer à des conversations très actuelles sur le marché de l'art. "Tu dois être là où ça se passe", lui avait-il répété plusieurs fois.
Taehyung savait aussi qu'il était bon de venir accompagné. Ce n'était pas une obligation mais il trouvait plus agréable de passer la soirée avec Eunha. Elle était belle, c'était un fait. Et élégante, intelligente, avec de la conversation. L'avoir avec lui pouvait lui accorder un prestige supplémentaire, bien qu'il se refuse à considérer une femme comme un accessoire attestant de sa réussite.
Il ne voulait pas d'une jolie potiche pour décorer. Il avait besoin d'une femme sérieuse et douée à ses côtés. Une femme qui comprenne les mécanismes du milieu dans lequel il évoluait et qui accepte de jouer le jeu des mondanités. Une femme capable de le conseiller et qui saurait l'aider à construire sa carrière. A condition qu'elle ne sacrifie pas ses propres ambitions. Eunha ne serait pas serveuse de café toute sa vie.
Malheureusement, lorsqu'il l'avait invité, la jeune femme avait déjà une place pour un concert de musique classique. Le récital finissait à vingt heures, l'heure où ils étaient conviés.
- Je t'avais dit d'y aller sans moi ! rouspéta-t-elle.
- Tu sais bien que je n'en fais qu'à ma tête.
Il l'attira contre lui avec un sourire de mauvais garçon. Elle n'était pas vraiment fâchée. Elle avait vu Jungkook un peu plus tôt, il le savait. Elle le prévenait toujours quand elle allait le voir. Il trouvait presque touchant qu'elle soit encore liée à ce petit gars qu'elle avait aimé avant lui. Il la laissait libre, attendant simplement que Jungkook retrouve quelqu'un et qu'ils puissent passer à autre chose.
- C'est une belle occasion pour toi, tu pourrais rencontrer du monde, râla Eunha, le menton contre son torse. Qu'est-ce que tu fais ?
- Je nous appelle un taxi.
- Tu veux vraiment que je vienne ?
- Je ne vais nulle part sans toi.
Eunha soupira et laissa le mégot se consumer au bout de ses doigts délicats.
- Taehyung, je n'ai rien prévu, je ne sais même pas qui sont ces gens !
Avec un air triomphant, le jeune homme désigna le sac tout en longueur qui contenait une bouteille de champagne brut.
- Louis Roederer ? releva-t-elle en lisant l'inscription dorée.
- Ton préféré.
Elle désigna la fin de sa cigarette et s'écarta de lui.
- Je ne t'embrasse pas, mais le cœur y est.
Son cœur... Où était-il, exactement ? Elle était honnête avec Taehyung, elle ne l'avait pas trompé. Elle ne lui cachait rien d'autre que les sentiments qui la liaient encore à Jungkook. Elle ne pouvait pas le lui dire. Tant qu'ils ne passaient pas à l'acte, elle respectait les règles.
Jungkook pensait qu'il fallait le mettre au courant. Pour lui, Taehyung avait le droit de savoir que sa copine aimait quelqu'un d'autre. Eunha avait promis de le faire, mais pas encore, pas tout de suite, elle n'était pas prête, et Taehyung non plus.
Elle connaissait ses sentiments. Elle allait lui faire mal.
Le taxi se gara devant eux et Taehyung lui ouvrit la portière. Elle grimpa dans la voiture et s'installa avec lui sur la banquette arrière. Ils bouclèrent leurs ceintures. Tae donna leur destination au chauffeur.
Il y avait autre chose. Elle avait rendu le bracelet à Jungkook. Elle l'avait habilement glissé dans la poche avant de son sac pendant qu'il avait le dos tourné. Il ne s'était rendu compte de rien. Elle se sentait lâche.
Jungkook n'avait rien dit quand elle avait arrêté de le porter. Elle s'était remise a fumer et la promesse était rompue, cependant, il n'avait pas réclamé le bracelet. Eunha l'avait gardé chez elle précieusement, comme un souvenir, jusqu'à ce jour où elle l'avait restitué de son propre chef.
- Tu le lui as rendu ? questionna Taehyung en la voyant observer son poignet.
- Oui.
- Tu ne le portais plus de toute façon.
Il reporta son attention sur la vitre et l'extérieur. Il ne demanda pas ce que Jungkook avait dit. Il ne demandait jamais. Ni ça, ni ce qu'ils faisaient ensemble. Il avait lu le livre de poésie syrienne en trois jours et l'avait rangé dans sa bibliothèque blanche consacrée aux livres de poche.
Eunha baissa les yeux. Elle imagina Jungkook défaire son sac et y trouver le bracelet. Elle eut le cœur serré et lui demanda pardon en silence. Pardon de ne pas avoir pu le lui rendre en face, en le regardant dans les yeux. Le visage de Jungkook lui apparut brièvement. Après "pardon", elle pensa "je t'aime".
- Arrêtez-vous s'il vous plait ! s'exclama-t-elle en se redressant subitement.
Le chauffeur leur lança un coup d'œil dans le rétroviseur. Eunha lui renvoya un regard perçant et Taehyung ne dit rien, surpris. La voiture se rangea le long du trottoir.
- Ici ?
- Oui, merci, parfait. Excusez-moi.
- Où tu vas ? demanda Taehyung en la voyant prendre son sac.
- Ne bouge pas, je reviens.
Elle le planta là et s'extirpa du véhicule. Taehyung la suivit des yeux puis renfonça son dos dans le dossier de la banquette.
Elle venait d'entrer dans la boutique d'un chocolatier réputé. Depuis la rue, on pouvait voir par la vitrine les lustres anciens, les comptoirs or et châtaigne qu'une jeune vendeuse commençait à vider, ainsi que les grands présentoirs débordants de coffrets pré-emballés.
Une seconde de plus et elle étouffait. Elle avait fait un choix, celui d'être la petite amie de Taehyung. Il fallait qu'elle respire. Elle allait devoir retourner dans la voiture et l'accompagner à sa réception. La main sur la poitrine, les yeux clos, elle chercha à se calmer et à éloigner le nœud dans sa gorge qui annonçait les larmes.
- Mademoiselle, tout va bien ?
Elle ouvrit les paupières. La jeune vendeuse, les bras chargés de confiseries emballées, la regardait d'un air concerné.
- Je...
Elle inspira par le nez et s'obligea à détendre ses épaules.
- Excusez-moi, reprit-elle. Mon ami m'attend dans la voiture, tout est en train de fermer et j'ai besoin de... nous sommes invités à dîner...
- Une invitation de dernière minute ? devina la vendeuse.
- Oui, voilà.
La jeune fille était perplexe. Se mettre dans un tel état pour un dîner, les bourgeois avaient vraiment des problèmes incompréhensibles.
- Je peux vous proposer des macarons. Nous en avons plusieurs coffrets déjà prêts, ils accompagneront les cafés en fin de repas ?
- Oh, c'est parfait, je vous remercie !
Avec un enthousiasme feint, Eunha suivit la jeune fille jusqu'aux boîtes de macarons. Elle calcula rapidement qu'ils seraient une trentaine, mais qu'il y aurait plusieurs desserts. La vendeuse proposa trois formats. Seize, vingt-quatre, trente-deux ? Eunha acheta la plus grosse et refusa poliment le chocolat qu'on lui proposa.
- Jamais avant le dîner, plaisanta-t-elle avec un adorable sourire.
- Au revoir mademoiselle, salua la vendeuse en lui tenant la porte de la boutique.
- Merci, bonne soirée !
Elle remonta dans la voiture aux côtés de Taehyung qui jaugea le sac de la chocolaterie.
- On peut y aller ?
- Oui, c'est bon, répondit-elle autant pour Tae que pour le chauffeur.
La voiture démarra et reprit sa route.
- Qu'est-ce que tu as acheté ?
- Des macarons.
Elle ouvrit le sac pour lui montrer.
- Vraiment, jagi, ce n'était pas la peine. J'allais offrir la bouteille de notre part à tous les deux.
- Monsieur et Madame Kim se chargent du champagne, railla Eunha.
- Ne sois pas mesquine !
Monsieur et Madame Kim... Dans quelques années, peut-être, songea Taehyung. Et deux ou trois petits Kim pour compléter le tableau, quand Eunha serait prête. Il posa la main sur son bras.
- Je disais juste que ce n'était pas nécessaire.
- Et moi, je te réponds que c'est mon argent et que j'en fais ce que je veux.
Elle fronça le nez et s'avança pour l'embrasser aux coins des lèvres. Aussitôt, Taehyung fit glisser sa main sur sa hanche et mit l'autre sur sa cuisse. Elle posa les siennes sur ses joues et ils s'embrassèrent longuement. Taehyung faisait des ronds avec son pouce sur sa cuisse, à travers le pantalon. Ils se rapprochèrent de plus en plus sur la banquette. Elle ne pouvait pas lui expliquer que si elle n'était pas sortie de la voiture, elle aurait fondu en larmes.
- C'est ici, indiqua Taehyung.
Le taxi venait de les déposer. Il était vingt heures trente. Taehyung consulta son téléphone et tapa rapidement le code de l'immeuble. Ils s'engouffrèrent dans le hall et Eunha serra son paquet contre elle. Une voix féminine à l'interphone leur indiqua l'étage et le numéro d'appartement, puis la porte s'ouvrit. Taehyung passa brièvement son bras autour de sa taille dans l'ascenseur. Elle lui sourit en retour.
- Bonsoir !
Eunha faillit reculer d'un pas. La femme qui leur faisait face était plus qu'impressionnante. Rouge à lèvres discret, boucles d'oreille en cristal, un maintient d'impératrice et une robe Prada en soie sablée.
Voyant qu'elle restait immobile, Tae prit les choses en main et se présenta.
- Bonsoir, Kim Taehyung.
- Bienvenue.
Elle tendit sa main à Taehyung qui la serra respectueusement avant de la présenter à Eunha. La jeune femme glissa timidement sa paume contre la sienne et se soumit sans broncher à un examen complet.
- Park Jiyoung.
- Yoon Eunha.
Les yeux d'aigle de Park Jiyoung la scannaient entièrement. Un léger rire se fit entendre et une autre femme apparut. Elle posa sa tête sur l'épaule de Jiyoung et sourit aux deux jeunes invités. Elle avait la peau plus sombre et des cheveux bruns et bouclés. Elle semblait plus jeune, peut-être au milieu de la trentaine, alors que Jiyoung avait l'âge d'être leur mère. Eunha essaya de deviner son origine. Colombienne ? Chilienne ? Sa main était toujours dans celle de leur hôtesse.
- Laisse-les entrer, on dirait que tu vas manger cette petite demoiselle !
Les deux femmes échangèrent un regard complice et Jiyoung relâcha la main d'Eunha qui présenta son cadeau.
- Je vais les mettre dans la cuisine ! sourit la brune. Posez vos manteaux dans la chambre au bout du couloir, c'est sur la droite !
Une vraie pile électrique. Jiyoung, plus calme, accepta la bouteille de champagne et referma la porte derrière eux.
- Le buffet est dans le salon, mettez-vous à l'aise. On va servir le champagne dans quelques minutes.
Ils remercièrent en s'inclinant et, passant devant le salon, se dirigèrent vers la chambre qu'on leur avait indiqué.
- Elles sont... ? demanda Eunha à mi-voix.
- Oui. Jiyoung a été mariée à un artiste plasticien il y a longtemps. Elle n'en parle jamais.
- Tu l'as déjà rencontrée ?
- Son ex-mari ?
- Non, elle, Park Jiyoung.
- Nous avons été présentés une fois lors d'un vernissage, mais j'ai préféré redire mon nom dans le doute.
- Et son amie, qui est-ce ?
- Elle s'appelle Antonella. Elle vient d'Amérique du Sud et je crois qu'elle travaille dans la mode. Il y a une photo d'elle avec un couturier dans l'entrée.
Eunha acquiesça.
L'appartement était immense. Murs et plafonds blancs, parquet vitrifié, mobilier design ponctué par quelques meubles anciens et rares. Taehyung promenait ses yeux sur la décoration, savant mélange d'art asiatique et occidental. Il relevait les diverses influences et ne pouvait qu'admirer le goût de son hôtesse. Il rêvait de ce genre d'appartement.
La chambre où ils déposèrent leurs affaires était une chambre d'amis. Le lit était recouvert de vestes et de manteaux de marque. Les sacs à main jonchaient le sol et le canapé Chesterfield. Il y avait un miroir à moulures dorées au dessus de l'ancienne cheminée condamnée. Ils s'y recoiffèrent chacun leur tour avant d'y prendre la pose. Un rapide clin d'œil à la story Instagram de Kth_95.
Taehyung rangea son téléphone sans même consulter ses messages et retourna dans le salon, tenant Eunha par la main.
Ils saluèrent ensemble les quelques têtes connues de Taehyung jusqu'à ce qu'il s'engage dans une conversation pointue sur la peinture chinoise avec deux galeristes trentenaires.
Le salon à lui seul était plus vaste que l'appartement de Jungkook. L'écran du home cinéma projetait les images du catalogue d'une future exposition lancée à Berlin puis prévue à Copenhague, Amsterdam, Londres et Paris. Les tables du buffet étaient alignées contre la baie vitrée qui donnait sur le balcon, laissant un espace pour que les fumeurs puissent y accéder. De l'autre côté de la pièce, trônait un majestueux piano à queue blanc.
Eunha se détourna de leur groupe de galeristes et se fraya un chemin jusqu'au buffet. Elle observa les invités pour comprendre leurs codes et les intégrer au plus vite.
La voyant hésiter, une dame âgée se glissa jusqu'à elle. Ses cheveux blancs étaient rassemblés dans un chignon piqué de perles de nacre. Elle piocha un petit four et adressa à Eunha une œillade rieuse.
- Je les adore !
Eunha eut un petit rire et se servit à son tour. Antonella les rejoignit pour remplir les flûtes regroupées sur le buffet. Eunha aida à les faire passer aux autres invités puis retrouva Taehyung pour trinquer.
Ils se séparèrent à nouveau en retournant au buffet. Les femmes étaient agglutinées entre amies, ou bien sur les talons de leurs maris. Tout le contraire d'Eunha qui, avec la grâce d'un papillon, s'était habituée à cet environnement et participait aux conversations, virevoltant d'un groupe à l'autre, indépendante de Taehyung. Ils se croisaient parfois pour échanger un mot, un sourire ou une caresse discrète. Rien de plus.
Eunha se rendait en cuisine à intervalle régulier pour aider Antonella à débarrasser les plats vides ou à rassembler les assiettes.
Un accord de piano résonna soudain au milieu du brouhaha ambiant. Les conversations s'arrêtèrent et firent place au silence. Jiyoung se tenait debout à côté de l'instrument, une main sur le clavier. Toutes les têtes tournèrent dans sa direction.
La maîtresse des lieux prononça un discours bref, chaleureux et concis. Elle remercia ses invités pour leur présence, soulignant le fait qu'il était difficile de réunir des personnes si occupées. Sa remarque provoqua quelques rires coupables dans l'assemblée. Elle énonça les récents exploits professionnels de certains invités, qui s'avancèrent d'un pas et inclinèrent la tête à tour de rôle sous les applaudissements. Enfin, elle remercia Antonella qui vint la rejoindre et les applaudissements redoublèrent. Les deux femmes échangèrent un baiser tendre et Jiyoung s'assit au piano. Antonella ne la quittait pas des yeux, les joues légèrement roses. Eunha se surprit à l'envier. Elle semblait si heureuse.
Chacun écouta le morceau en silence. Eunha reconnut l'une des Nocturnes de Chopin. Elle posa la main sur son cœur et se força à garder les yeux ouverts. Il fallait qu'elle maintienne son attention dans le présent. Un pli de la robe de Jiyoung, un livre sur l'une des étagères murales, la boucle de la chaussure de sa voisine, n'importe quoi tant que son esprit ne divaguait pas. Si elle se laissait entraîner par la musique, c'était fini. Ses émotions allaient déborder pour de bon.
Elle aurait voulu que Taehyung vienne auprès d'elle et l'enlace. Elle le vit chuchoter pendant la prestation à l'oreille d'un certain Park Bogum, photographe de son état. Jungkook -s'il avait été là- ne l'aurait pas lâché d'une semelle. Il aurait mis les mains sur sa taille et l'aurait tenu contre lui. Elle voulait un torse chaud contre lequel blottir son dos, et deux bras d'homme autour de sa silhouette menue.
Pourquoi ne pouvait-elle pas s'empêcher de les comparer ? Ils n'avaient rien à voir. C'était bien pour ça qu'elle les aimait tous les deux.
Jiyoung joua la dernière mesure et releva ses doigts des touches noires et blanches. Les convives applaudirent de nouveau. Eunha tapait mollement des mains, un faux sourire plaqué sur les lèvres. Elle avait envie d'arracher Taehyung à ce Park Bogum ou à un quelconque galeriste et de s'enfermer avec lui dans la chambre d'amis. Ils jetaient les manteaux du lit et faisaient sauvagement l'amour sur le boutis hors de prix, encore à moitié habillés.
Jungkook les rejoignait, en pantalon de costume noir et chemise blanche, le nœud papillon défait. Il se couchait avec eux et se déshabillait. Elle tenait l'un et l'autre par les cheveux, griffait leurs épaules, et l'un comme l'autre embrassait fiévreusement sa poitrine et son cou. Elle se mordit les lèvres. L'idée de leurs bouches brûlantes et humides parcourant sa peau, tandis qu'ils la prenaient à tour de rôle, diffusait une chaleur caractéristique dans le bas de son ventre.
- Nocturne numéro vingt. Un peu de champagne avant le dessert ?
L'homme qui venait de lui parler était grand. Il était plus proche de l'âge de Jiyoung que du sien et il lui tendait une flûte pleine. Elle l'accepta et but immédiatement une longue gorgée. Il s'appelait Daniel. Elle l'avait déjà repéré au cours de la soirée à cause de ses yeux bleus pétillants. Avec Antonella, c'était le seul étranger. Elle apprit qu'il était architecte urbanisme, qu'il donnait des cours dans une université de rang international et qu'il avait autrefois travaillé dans plusieurs ambassades. Il avait une discussion fluide, agréable, et Eunha s'y engagea rapidement pour s'occuper l'esprit. Il voyageait beaucoup et partait au Maroc le lendemain matin. Jiyoung et lui étaient amis de longue date, et s'étaient connus par le biais de son ex-mari.
Ils parlèrent longtemps du monde, du voyage, de différentes villes. Ils mangèrent une part de dessert sans s'interrompre et lorsque Daniel sortit fumer sur le balcon, Eunha l'accompagna. Il lui offrit une cigarette. Elle la glissa entre ses lèvres et le laissa l'allumer pour elle.
- Daniel ?
Une femme avec un châle drapé sur les épaules passa la tête sur le balcon sans s'y aventurer.
- Je crois que je vais rentrer, dit-elle en resserrant son châle. Je suis fatiguée.
- Les clefs de la voiture sont dans la poche de ma veste.
- Et toi ?
- Je prendrai un taxi.
La femme détailla Eunha un court instant avant de se détourner.
- Sois prudente.
- Je t'envoie un message.
Elle fit coulisser la porte vitrée dans l'autre sens et s'éloigna pour récupérer ses affaires.
- Ma femme, déclara Daniel d'un ton neutre.
Ils fumèrent en silence, regardant les étoiles.
- Vous avez une ville préférée ? demanda Eunha.
Il la regarda et elle plongea ses yeux dans les siens, se perdant dans ce bleu inhabituel.
- C'est une question qu'on ne me pose jamais.
- Alors ? Votre réponse ?
- Probablement une ville italienne. Florence ou Milan.
- Et les villes asiatiques ?
- Shanghai. J'y étais encore le mois dernier, c'est une ville extraordinaire. J'aime les gratte-ciels asiatiques.
- Tokyo ?
- Bien sûr.
- Plus que les Etats-Unis ?
- Je n'aime pas vraiment les Etats-Unis.
- Même New-York ?
- New-York, ce n'est pas vraiment les Etats-Unis.
- C'est vrai.
Eunha soupira. Il n'avait pas tort, c'était une ville à part.
- Je devais y aller, avec quelqu'un. Ça ne s'est pas fait.
- Vous aurez d'autres occasions. Les gens vont et viennent, c'est comme ça...
- Pour tout le monde ?
Elle commençait pourtant à croire que ce qui la liait à Jungkook était éternel. Malgré les obstacles, ils s'aimaient toujours.
- Personne n'est irremplaçable. Vous êtes encore jeune.
- J'aurais vingt-deux ans au mois de juin, sourit-elle.
- Mon Dieu !
- Ne prenez pas cet air effrayé.
Elle eut un rire léger, vaporeux. Daniel regarda le ciel noir parsemé d'étoiles. Jolie, taquine, avec de l'esprit. Ce petit bout de femme devait déjà mener une vie bien remplie.
- Vous aimez votre métier ?
- Oui, je crois. Et vous ?
- Je suis serveuse dans un café.
Ils se toisèrent sans rien se dire de plus. Eunha attendait sa réaction dans une posture fière, presque provocante.
- C'est temporaire ?
- Tout est temporaire.
Cette fois, ce fut à son tour de rire. Eunha observa la fossette qui se creusait sur sa joue droite.
- Et vous, la ville que vous préférez ?
- Je voudrais voir Dubaï en ruines.
- Pardon ?
- Fermez les yeux. Imaginez le sable du désert qui recouvre tout ce que l'homme a construit. Les immeubles luxueux effondrés dans les dunes, les carcasses des voitures de sport servent d'abri à de petits rongeurs beiges. Un décor post-apocalyptique pour reconstruire une société parallèle.
Daniel avait effectivement fermé les yeux et méditait sa réponse. Eunha écrasa sa cigarette dans le cendrier et s'accouda au balcon près de lui. Leurs bras se frôlaient. Elle flottait dans une brume de champagne, bien que parfaitement consciente.
Ils repartirent dans le salon, Daniel posa la main dans son dos une poignée de secondes avant de l'inviter à s'asseoir. Ils passèrent devant Taehyung.
Eunha s'imagina qu'il allait la rappeler à l'ordre, réclamer son attention d'une manière ou d'une autre, mais il n'en fit rien.
Montre-moi que tu tiens à moi ! voulut-elle crier. Avec tout ce que je fais pour rester avec toi, tu dois m'aimer plus que tout ! Tu ne dois pas supporter de me voir avec lui ! Taehyung, je n'en peux plus de me retenir toute seule ! Retiens-moi.
Trente minutes plus tard, Taehyung quittait la soirée. Il annonça qu'il voulait se lever tôt le lendemain et après avoir vivement remercier les deux hôtesses, il alla se planter devant Eunha.
- J'y vais, tu sauras rentrer toute seule ?
- Oui, murmura-t-elle, abasourdie.
- Bien. Bonne nuit alors.
Il se pencha sur elle et l'embrassa sur la tempe. Elle voulut le retenir par la chemise mais ses mains restaient crispées sur ses genoux.
- ...bonne nuit.
- Monsieur.
Daniel et lui échangèrent un hochement de tête cordial et Taehyung partit récupérer sa veste.
Eunha se vit, vieillie de plusieurs années, enveloppée dans un châle, saluer un Taehyung de cinquante ans auquel elle se serait marié et prendre congé. Elle l'abandonnait en compagnie d'une jeune femme qui pourrait être leur fille. Elle se demanda si l'épouse de Daniel avait l'habitude de se coucher seule dans un grand lit vide.
Taehyung lui avait promis la vie intense, les cadeaux, les sorties, les poèmes, mais il n'avait jamais promis de se battre pour elle.
Monsieur et Madame Kim se chargent du champagne. Voilà la vie qui l'attendait.
Le seul qui luttait, le seul qui se blessait pour elle, c'était Jungkook. Celui qui l'aimait depuis des années et dont les sentiments n'avaient jamais faibli. Celui qui n'aurait même pas laissé Daniel ou un autre l'approcher en sa présence, et qui lui aurait retiré la cigarette avant qu'elle ne l'allume.
Celui qui, au lieu de l'amener ici en taxi, serait venu la chercher et lui aurait tenu la main dans le métro, l'aurait embrassé dans les escalators et lui aurait proposé une bonne bière fraîche. Elle repensa à la soirée qu'elle avait passé chez son ami Jin, et à ce couple de garçons qui s'était envoyé en l'air dans la cuisine.
Taehyung n'était parti que depuis dix minutes quand elle s'excusa auprès de Daniel et quitta la soirée précipitamment. Antonella proposa de lui appeler un taxi, et Jiyoung la remercia pour les macarons que les invités avaient trouvé délicieux. Eunha déclina poliment l'offre et les remercia toutes les deux.
Elle allait rentrer à pied. Et marcher. Se perdre dans la ville. Elle espérait qu'aucun garçon de l'aborde, parce qu'elle se sentait en état de s'abandonner à n'importe qui pourvu qu'elle reçoive un peu d'amour.
Perdue dans ses pensées, elle s'engagea dans des rues au hasard, prit deux bus de nuit dans des sens aléatoires et se retrouva devant l'immeuble de Jungkook.
Elle leva les yeux vers sa fenêtre. Tout son corps lui hurlait de composer le code et de sonner ; il voulait être étreint, embrassé, cajolé, rassuré. Elle s'adossa à la porte et se laissa glisser sur le trottoir.
Elle avait bu. Ses cheveux sentaient la cigarette. Jungkook avait sans doute retrouvé le bracelet dans son sac. Elle avait dû le faire pleurer. Il devait la haïr.
Elle était lâche. Elle était mauvaise.
Peut-être que Jungkook allait arrêter de l'aimer. Peut-être qu'il retomberait amoureux, d'une autre fille ou même d'un garçon.
De l'autre côté de la rue, une mélodie s'échappait d'une fenêtre en hauteur. Eunha reconnut la fenêtre de Yoongi. Ironie du sort, Jungkook et lui étaient voisins.
Yoongi. Il avait un petit-ami, le fameux garçon de la soirée chez Jin, mais étaient-ils vraiment ensemble ? Est-ce que Jungkook et Yoongi ne pouvaient pas... ?
Non, ils ne pouvaient pas.
Et pourquoi ?
Parce que Jungkook devait l'attendre ?
En plus de souffrir sans elle, il fallait qu'il vive dans l'abstinence ?
Non, elle ne lui avait jamais imposé ce genre de règle. Pourtant, elle s'imaginait qu'il n'allait pas voir ailleurs. Un amour éternel ? Comme si elle était la seule pour lui, pour toujours ? C'était naïf et égoïste.
Personne n'est irremplaçable.
Même elle, Yoon Eunha, ne pouvait être l'unique amour de Jeon Jungkook. Il fallait bien qu'il vive sa vie.
Elle avança un doigt tremblant vers les touches chiffrées. Son bras s'abaissa avant d'atteindre les boutons gris du digicode. Elle se recroquevilla sous le porche et se mit à sangloter. Elle venait de reconnaître l'air de piano.
Yoongi jouait la Nocturne numéro vingt.
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