Miseon (XXIX)
Je traversai hâtivement la rue, frémissant, agité, agressif.
Cette fois, Yoongi allait trop loin.
Si j'avais été là, présent au moment où il dégainait sa bouteille de Famous Grouse, je l'aurais probablement foutu dehors. Je sentais que j'aurais pu le frapper même, pour l'éloigner d'Hoseok et mettre fin à ces petits jeux abusifs. Je n'en revenais pas. C'était un cas de violence domestique.
Jusqu'ici, je me trouvais fourré dans leurs histoires de couple malgré moi. C'était la première fois que j'étais rassuré d'être impliqué, et qu'Hoseok ait eu quelqu'un à qui parler.
J'allais porter sa confidence quoiqu'il arrive, et le poids deviendrait trop insupportable si je n'agissais pas.
Quelle journée étrange. L'un et l'autre étaient venus successivement à moi pour trouver du secours. Les événements avec Yeonhee, puis Hoseok... Yoongi tournait en circuit fermé, alternant entre victime et bourreau. Et cette attitude gangrenait tout.
J'entrai dans mon immeuble.
Je l'avais trouvé sérieux, à première vue. Un étudiant maigre à lunettes, mon aîné, avec des responsabilités à l'université. Il avait pu m'intimider lorsque j'étais entré à la MDL pour remettre mon bulletin d'inscription.
C'était une autre époque.
J'étais dans l'ascenseur. Qu'allais-je dire en premier ? Avais-je raison de laisser libre cours à ma colère ?
J'étais devant chez moi. J'introduisis la clef dans la serrure, à l'affût du moindre bruit.
L'appartement était plongé dans la pénombre.
La seule lumière provenait de ma lampe de chevet. Aucune trace de mon cher voisin. Quelque chose clochait. Je pressai l'interrupteur à côté de la porte et le plafonnier éclaira pleinement mon studio... dans un état effrayant.
Toutes mes chaises étaient renversées. Mon lit avait l'air d'un champ de bataille. Mes placards de cuisine étaient mal fermés, et des sachets de biscuits apéritifs dans divers états jonchaient le sol. Je refusai d'enlever mes chaussures dans un tel foutoir, à raison : mes semelles collaient.
- Yoongi ? appelai-je, plus hostile que je ne l'aurais voulu.
Pas de réponse. Pris d'un mauvais pressentiment, je fonçai dans la salle de bains. Vide, et parfaitement en ordre. La tornade avait dû se limiter à la pièce principale.
- Ju-goo ? entendis-je dans mon dos.
Min Yoongi, hirsute, émergea de derrière mon lit.
- Tu te fous... de ma GUEULE ?
En quelques pas, j'étais sur lui. Il gisait dans une sorte de nid improvisé constitué de ma couette, d'un coussin et de bouteilles de bière vides. Probablement toutes celles de mon frigo.
- D'solé, pour 'seok. Me souvenais plus, marmonna-t-il.
Putain.
Mon irritation monta en flèche. Sans une once de pitié, je lui saisis le col pour le traîner hors de son nid. Il n'était pas ivre mort, simplement bourré. Une chance que je n'ai eu chez moi qu'une petite provision d'alcool, et rien de fort. Je le hissai debout.
- Attends... je te laisse chez moi, je te CONFIE mon appart, et tu t'es saoulé pendant que j'occupais TON mec ? T'as vu ce foutoir, Yoongi ?!
- C'était bien ? croassa-t-il en plissant les yeux.
Le coup partit tout seul. Mon poing s'abattit sur son nez et l'impact le fit reculer, le déséquilibra et l'obligea à se raccrocher à mon matelas.
Je ne vis rien venir. Toujours courbé, Yoongi se précipita sur moi et nous envoya ensemble dans le mur opposé. Mon dos s'y heurta violemment. Je repoussai mon assaillant. Le nez de Yoongi saignait, j'avais une tâche rouge sur mon t-shirt.
Il me lâcha. Il marchait de travers, zigzaguant entre les chaises couchées au sol. Il les évitait miraculeusement toutes.
- Regarde toi, regarde dans quel état t'es !
Il ne répondit pas, il voulu s'asseoir sur une chaise mais elle bascula et il finit sur les fesses. Ses yeux vitreux me lançaient des regards mauvais.
- Je te l'ai toujours dit, qu'à un moment tu passerais la ligne ! Que t'arriverais à la connerie de trop ! C'est celle là. On y est.
J'avançai vers lui, j'empoignai ses cheveux et lui relevai la tête. Le sang coulait de ses narines et formait deux sillons sur ses lèvres. Son menton gouttait.
- Tu as fait boire Hoseok. Tu as fait boire ton petit ami alcoolique. Regarde-moi.
Je me tenais tout près de son visage. J'avais les dents serrées, ma voix n'était qu'un souffle. Il secoua la tête et grimaça. Il avait mal. Son nez était peut-être cassé.
- Lâche-moi...
Mon poing se crispa davantage sur ses mèches en bataille. Et après ? Je n'allais pas le cogner et le couvrir de bleus... Avec un long soupir, je le libérai et glissai à ses côtés.
- Tu dois voir quelqu'un, décidai-je.
Il tenait son nez et essayait de stopper l'hémorragie. Ses doigts dégoulinaient de sang à leur tour. Sans prendre la peine de me relever, j'allai à quatre pattes jusqu'à ma table de chevet et lui jetai un paquet de mouchoirs. Il le reçut sur le coin de la tête.
- Hoseok m'a dit qu'il n'avait pas bu depuis que tu l'avais forcé. Par contre, il a acheté de l'alcool deux fois en rentrant du travail. Il s'est débarrassé des bouteilles avant de craquer. Rends-toi compte de ce que tu lui fais vivre. Il pense retourner aux Alcooliques Anonymes pour pas replonger.
Yoongi se hérissa en entendant le verbe "forcer", qui était le bon terme. Son visage en sang prit un aspect tragique quand je vis ses yeux se remplir de honte. S'il avait pu se recroqueviller, il l'aurait fait; mais son nez l'obligeait à garder la tête en arrière.
- Tu crois que je devrais l'accompagner ?
- Non. Tu as besoin d'aide, c'est sûr. Commence par un psy. T'es pas alcoolique.
- Mh.
Il désigna d'un geste l'état de mon appartement, et les bouteilles près du lit.
- Non, t'es pas alcoolique, insistai-je.
- Alors j'suis quoi ?
Je tirai un mouchoir neuf du paquet pour remplacer celui qu'il tenait. Le flux se tarissait doucement. Je me levai pour lui rapporter de l'eau. Il me restait une once de fureur, encore tapie quelque part, mais je me sentais vide. Vidé, pour être plus précis.
- Tes parents savent que tu bois ? demandai-je. Et comment tu mènes ta vie ?
- Bien sûr que non. Mon père se doute que ça va pas, sauf que comment veux-tu... c'est pas des choses à dire à son père.
- Tu parles jamais de ta mère, relevai-je.
- Y'a rien à dire sur ma mère.
- Ça fait longtemps qu'ils sont séparés ? Vous vous voyez encore ?
- C'est toi, le psy que j'dois consulter ?
- J'essaye de t'aider.
- Je te demande rien.
- ... t'es chez moi, Yoongi.
- On avait un deal. Tu devais poser aucune question.
- C'était tout à l'heure. C'est différent maintenant.
Il semblait dégriser. Sa diction dérapait par moment, mais le coup que je lui avais mis l'avait parfaitement tiré de sa léthargie.
- Alors, tes parents ?
- Ouais, plus de dix ans. J'te le répète, j'ai rien à te dire. J'me rappelle pas trop du divorce, ils m'ont envoyé chez mon grand-père le temps de régler ça. Désolé, j'ai pas d'histoire pleurnicharde d'adolescent révolté.
- T'as pas envie de savoir, pour tes souvenirs ? Ça te manque pas de connaitre ton enfance ?
- Ça sert à rien. Au pire, mon père a des photos. J'ai des joues énormes et je fais la gueule.
On tournait autour du pot. Je le sentais craintif, fatigué. Irrité, un peu.
- Pourquoi ce serait forcément les parents ? Pourquoi c'est pas juste moi ? Je sais pas ce que tu vois quand tu m'regardes, ce que tu crois voir. Je suis juste un salopard, te creuse pas la tête. Y'en a, des types dérangés. C'est facile de les excuser en blâmant d'autres gens.
- Je ne t'excuse pas. Tu fais les mauvais choix et je t'en veux. Je voudrais que tu t'arrêtes.
- Y'a rien à sauver chez moi, Jungkook.
- Okay.
Je m'éloignai. Je ramassai les mouchoirs pour les jeter, j'enlevai mon t-shirt et le passai sous l'eau pour le détacher au mieux avant que le sang ne sèche.
- Dernière question. Quand tu m'as parlé de Yeonhee, à qui tu as dit qu'elle ressemblait ?
J'entendis Yoongi se traîner pour redresser les chaises. Il commença à ranger frénétiquement, en silence.
- Miseon, repris-je. Tu as dit Miseon. Comme tu as vu que je ne percutais pas, tu as ajouté "c'est ma mère".
- C'est un détail. Elles se ressemblent, ouais.
J'abandonnai mon t-shirt dans l'évier pour lui faire face.
- Est-ce que tu y as même pensé ?
- A quoi ?
- A ce que j'essaye de te dire !
- J'vois pas.
Il me regarda droit dans les yeux. Il mentait. Et il mourrait de peur.
- Envisage-le, au moins.
Encore du silence. Sa lèvre inférieure tremblottait.
Je n'étais pas sûr de moi. Il l'avait souligné, je n'étais pas psychologue. De plus, je n'avais pas la moindre expérience sur le sujet. Je ne pouvais pas affirmer que je savais, mais j'avais une hypothèse, tangible, qui méritait son attention.
A un certain moment, les parties du puzzle s'étaient imbriquées. En occultant tout ce que l'on croyait savoir sur les hommes et les femmes, en ne conservant que les faits et les êtres, ma conclusion était loin d'être ridicule.
Sa peur panique de Yeonhee renvoyait à un autre traumatisme.
- Tu ne te souviens pas de tes premières années. Tu bois pour perdre le contrôle de ton corps. Tu as de gros problèmes avec le consentement.
Vu sous cet angle, c'était le profil type.
Yoongi était livide. Il s'avança vers moi et lentement, écrasa sa main contre ma bouche.
- Si c'est ce que cache ma mémoire, ça doit rester caché.
Il prit un temps. Son nez ne saignait plus.
- Comment tu voudrais que je vive avec, si c'est ça ?
J'avais envie qu'il pleure. Qu'il crie, qu'il me rejette, pour que je puisse réagir en retour. Il était neutre en apparence, factuel. Je n'avais pas de réponse à sa question. Comment vit-on abusé par sa propre mère ? Je réussis seulement à souffler contre ses doigts.
- Il faut que ça s'arrête, Yoongi. Va chez le psy. Que ce soit ça ou autre chose.
- Je ne veux pas savoir !
Il se détourna.
J'alignai les bières vides près de l'entrée pour les jeter plus tard. Je changeai mes draps, pas certain de ce qu'ils avaient pu toucher, et j'envoyai Yoongi prendre une douche.
Quand il sortit de la salle de bains, je remplissai un sac avec des affaires de rechange.
- Ça va le nez ? Tu veux aller aux urgences ?
- C'est bon, je crois pas qu'il soit cassé. Tu t'en vas ?
- Oui. Je vais chez Yugyeom, tu peux dormir ici. T'as intérêt à nettoyer.
Il hocha la tête. Avec un peu de chance, Hoseok dormait. Je n'allais pas renvoyer Yoongi chez lui. Qu'au moins l'un de nous trois se repose !
Yoongi m'accompagna à la porte. Quelques heures plus tôt, je partais pour la soirée de Joomi en le laissant chez moi.
- Bon... bonne nuit.
Yoongi soupira. Il parut sur le point de dire quelque chose, comme il se balançait vers l'avant. Finalement, il ne fit qu'acquiescer.
- Bonne nuit Jungkook.
Mais ses yeux disaient Pardon, pardon, pardon...
J'emportai ce regard avec moi.
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