Entre mère et fils (XXXII)
Il existe un moment particulier, qui souvent ne dure qu'une poignée de secondes, entre le sommeil et le réveil. Un état de semi-conscience. Pour celui qui l'expérimente, ces quelques secondes peuvent sembler s'étirer en de longues minutes. C'est l'instant où le dormeur est à la frontière du rêve, et où le rêve frôle le réel. Un instant où les barrières sont floues, et où les mécanismes de défense se fragilisent.
C'était là que se trouvait Yoongi.
Allongé sur son lit, conscient d'être chez lui et d'habiter son corps, sans pour autant être capable de bouger un doigt ni de battre des cils. Il était comme sous hypnose.
Là, et ailleurs.
Quelque part en lui.
Sans doute qu'à son insu, les insinuations de Jungkook avaient attaqué sa solide muraille d'amnésie volontaire, et à présent, profitant de cet état vulnérable, les souvenirs se faufilaient pernicieusement.
Ils n'avaient d'abord aucune signification particulière. Un soleil vif et aveuglant, des brins d'herbe haute qui éraflent ses mollets nus, des bruits d'enfants. Une cour d'école. Ses chaussures à scratchs sur le lino de la classe, tandis qu'il attend sa mère, assis avec les autres.
Le plafond de sa chambre, la poutre avec la tâche sombre en forme de chien. Sa cuillère en plastique, son gobelet ourson.
Le visage d'un camarade qu'il avait oublié, quel âge peut-il avoir ? Onze ans, peut-être douze ?
Tout s'était emmêlé. Les flashs se succédaient, souvent imprécis, dans n'importe quel ordre, parfois amputés d'une partie de la scène.
Le retour de la tâche en forme de chien, faiblement éclairée par la lampe de chevet.
Une coupure sur sa jambe, et la main longue aux ongles framboise de sa mère qui tapote le sang avec un coton imbibé de désinfectant.
Dans son lit, Yoongi sentit comme un trou profond lui écarter les tripes. Une force invisible lui comprimait la gorge, et dès qu'il voulu se débattre, aucun de ses muscles ne répondit.
Sous la poutre du plafond, il entend deux respirations. Des soupirs haletants et des hoquets étouffés. Le matelas bouge d'avant en arrière.
Il est assis sur le petit meuble de la salle de bain. Sa mère a poussé ses affaires de toilettes et joue les infirmières ; il s'est écorché les genoux. La porte est fermée. Son père est à la cuisine, il prépare le dîner. Les mains de Miseon sont douces, tièdes, elles nettoient délicatement la blessure et caressent sa petite jambe dodue. Elles remontent sur les cuisses, glissent le bout des doigts sous l'ourlet du short et le chatouillent. Il rit. Elle lui pince l'arrière de la cuisse, il grimace et elle pince plus fort, alors il crie. Un cri aigüe et minuscule.
Elle lui lance un regard noir et dur, effrayant, alors il se contracte et il mord sa lèvre tandis qu'elle lui enfonce ses ongles dans la chair. De grosses larmes s'agglutinent au bord de ses yeux. Sa mère, accroupie entre ses jambes, regarde par en-dessous son visage de poupon prendre une teinte cramoisie. Elle se relève, lui donne une petite tape et range la trousse de soin comme si de rien n'était. Elle dépose Yoongi au sol, et le petit garçon tire sur son short pour masquer les deux croissants écarlates qu'elle a laissé sur sa peau.
Une autre fois, pendant qu'il fait nuit. Ils sont en vacances chez les grands-parents. Elle monte dans sa chambre et le réveille. C'était sa chambre à elle autrefois, quand elle était petite. La chambre d'enfant de Miseon. Elle ne lui laisse ni le temps de prendre une veste, ni de mettre des chaussures. Elle l'entraîne dehors de force. La terre est froide et visqueuse, les petits cailloux lui font mal au pied. La brise nocturne s'engouffre sous son pyjama léger. Elle éclaire le jardin avec une lampe de poche et les ombres des bosquets le terrifient. Il ne dit rien, pourtant. Il ne proteste pas. La peur le rend impuissant. Derrière la cabane à outils du grand-père, elle s'arrête, lâche la torche et l'emprisonne dans ses bras.
"Yoongi, tu entends les chouettes ?"
Il n'entend rien, ses oreilles bourdonnent. Il perçoit seulement son cœur affolé. Il cherche à se défaire d'elle mais elle l'écrase dans sa poitrine. Sans comprendre ce qu'il fait, il plante les dents dans la laine de son gilet et parvient à l'atteindre en haut des seins. Elle ne le lâche pas, au contraire. Elle le retourne avec force contre le cabanon, murmure à son oreille des noms brutaux et humiliants. Elle lui baisse le pantalon et gifle ses fesses à trois reprises. Les yeux de Yoongi restent désespérément secs ; il y a longtemps qu'il ne pleure plus devant elle.
Il n'eut même pas l'idée de s'obliger à ouvrir les yeux. Les images inondaient sa conscience et il ne fit rien pour les stopper.
Lorsqu'elle l'agrippe, Yoongi s'immobilise. Son poids quand elle s'effondre sur lui s'allège peu à peu. Il grandit. Elle devient si légère qu'il pourrait la retourner d'un coup d'épaule, en y mettant la force nécessaire. Combien de fois a-t-il songé à l'asphyxier sous l'oreiller ? A cogner sa tête sur la table de nuit ? A planquer une lame sous le matelas ? Il ne peut pas. C'est sa mère.
Il se laisse aller à sa bouche, sa langue, ses mains et ses dents. Il se laisse ouvrir, écarteler, fouiller, détruire.
Elle arrache tout ce qu'il possède, le prend, le vole. Elle assouvit ses désirs sans jamais se soucier du sien. Est-ce qu'il compte, même ? Est-ce qu'il peut protester ? Avoir un avis ? Ressentir, ou penser ? Qu'est-ce qu'il est, lui ? Qu'est-ce que tout ça fait de lui ?
Ce jour-là, elle a gardé sa robe et la retrousse jusqu'à ses hanches. Il est perdu sous elle, entre ses jambes qui le broient, la moiteur de ses cuisses et le tissu fleuri. Quelque chose a changé. Il a chaud, il frissonne. Elle aussi est différente, elle ne le quitte pas des yeux. Elle gémit et le pince, le griffe. Elle le guette d'un œil moqueur. Soudain, une sensation nouvelle monte de ce qu'il a entre les jambes et le ravage. Il se tord sur le matelas ; il voudrait mourir.
Il perd connaissance.
Yoongi avala l'air, d'une grande inspiration qui brûla ses poumons. Ses paupières battirent et il ouvrit les yeux. La pièce tournoya un court instant avant de se stabiliser, et il réalisa qu'il se trouvait au bord du lit, prêt à tomber. D'un geste lent et faible, il attrapa les draps et s'y cramponna pour reprendre pied.
Un ancrage, c'est tout ce qu'il lui fallait. Un point solide, infaillible. Un rempart.
Il tenta au mieux de renvoyer les souvenirs d'où ils venaient mais peine perdu, tout s'était à nouveau gravé en lui. Dans ce qu'il avait vu, quelle était la part de réalité ? Son cerveau avait pu transformer n'importe quoi.
Malgré tout, une vérité glaçante s'imposa. Son enfance manquante recelait de souffrances et de maltraitances sordides.
Puis, vint le doute. Quelles souffrances ? N'aurait-il pas du s'en souvenir ? N'avait-il pas monté cela de toute pièce, influencé par Jungkook et par ses propres tendances à l'autodestruction ?
Il se tortilla pour observer ses cuisses, ses fesses, ses bras, son sexe, à la recherche d'une marque quelconque, d'une cicatrice, d'une trace. Il dut se rendre à l'évidence : il n'avait aucune preuve tangible.
Que faire ? "Allo Papa, est-ce que tu as quitté ma génitrice parce qu'elle me touchait quand j'étais petit ?"
Yoongi se roula en boule, ouvrit la bouche et y enfourna sa couette le plus loin possible, jusqu'à ne plus pouvoir serrer les dents. Et il hurla. Longtemps.
Quand il trouva la force de se lever, il tituba jusqu'à la salle de bains et se pencha au-dessus des toilettes. Il toussa, contracta le ventre puis, comme rien ne venait, il s'enfonça deux doigts au fond de la gorge.
Le peu de bile qu'il cracha dans la cuvette le soulagea à peine. Il se hissa de nouveau, tira la chasse et se traîna jusqu'au lavabo. Il se croisa dans le miroir et rien n'avait changé. Son regard n'était ni plus vide, ni plus triste.
Ce qu'il avait vu avait défilé en vain.
Il se força à sourire et il se détesta davantage en constatant que son visage obéissait. Il aurait voulu vivre un choc, une paralysie, faire une crise de rage, de pleurs ou de folie. Mais non, il pouvait marcher, penser, fonctionner, sourire.
Il savait qu'il n'allait pas s'enfermer et se laisser mourir de faim, ni se suspendre au plafond de chez Jungkook. Non, il allait continuer à vivre.
Sa misérable carcasse le porterait jusqu'à la fac, jusqu'au supermarché, et partout où ce serait nécessaire.
Parce qu'il était si ridicule, si insignifiant que même les pires sévices lui passaient au-dessus.
Pris d'une frénésie soudaine, il se déshabilla et s'enferma dans la cabine de douche où il tourna les robinets à fond. Les gouttes bouillantes lui cinglèrent le dos et la douleur lui fit du bien. La vapeur se colla aux paroies et envahit l'espace. Lorsque l'eau ne suffit plus, il se mit accroupi et vida de moitié la bouteille de gel douche sur tout son corps. Il frotta.
Jusqu'à ce qu'il ne sente plus aucune partie distincte de lui mais un ensemble entier, une étendue de peau brûlante et irritée.
Il voulait tout enlever. Cette insupportable odeur de femme. Toutes les mains, toutes les bouches, tous les corps qu'il avait pu toucher. Il lui semblait les sentir tous à la fois se presser contre lui, le tenir, le maintenir, l'enserrer.
Il finit par se rendre compte qu'il suffoquait. A tâtons, il coupa l'eau et s'extirpa de la cabine de douche. Il prit dans le placard une serviette neuve et s'enroula dedans, avant de s'étendre au sol.
Combien de minutes s'écoulèrent ?
Une fois de plus, Yoongi se redressa. Il avança jusqu'à la penderie que Jungkook avait progressivement vidée et s'empara d'un vieux sac où le plus jeune avait fourré ses dernières affaires. Il renversa le sac, piocha un caleçon délavé et un polo d'été puis ramena par petits tas les vêtements restants. Il les fourra dans le lit, sous la couette, et se faufila au milieu.
Aucun d'eux n'avait l'odeur de Jungkook, mais ils n'avaient pas non plus son odeur à lui et c'était ça l'essentiel.
Il végéta ainsi jusqu'au moment de prendre son tour de permanence à la Maison des Langues. Il s'astreignit à avaler un yaourt sucré et un sachet de gâteaux, et sortit. Il s'était rhabillé avec ses propres vêtements, sauf le polo qu'il avait gardé, rentré dans son jean et caché sous un sweat.
Durant le trajet, il ne put s'empêcher de se gratter les joues, ou le coin de la bouche, de démêler et d'observer la pointe de ses cheveux. Il craignait d'avoir une tâche, quelque part, que tout le monde pouvait voir. Il craignait de sentir le sexe, et s'attendait à tout moment à ce que les gens s'éloignent ou se détournent, écœurés. Chaque sourire ou chaque regard entendu lui semblait destiné.
Il parvint tant bien que mal jusqu'à la fac et passa dix bonnes minutes dans les toilettes de la MDL à s'asperger le visage d'eau froide et à frotter.
Quelqu'un vint toquer à la porte, peut-être Seokjin ou Namjoon.
- Encore la gueule de bois, Yoongi ? Tu déconnes, sérieux ! Allez, secoue-toi et vient t'asseoir.
Pas de réponse. Un temps.
- Hé Yoongi ? Ça va là-dedans ?
- Oui, croassa-t-il péniblement.
Il entendit un rire dépité. Il se crut sur le point d'éclater en sanglots. Il aurait préféré.
Au lieu de ça, il pensa à Hoseok pour la première fois de la journée.
"Tu t'es trompé", songea-t-il. "Rien ne pourra contenir ce monstre-là."
Il tapota son visage dégoulinant, évita son reflet dans la glace et pris son poste avec une facilité déconcertante.
Les souvenirs du réveil l'assaillirent à plusieurs reprises et il les balaya du mieux qu'il put.
Il n'avait pas récupéré son enfance. En dehors de ces images, il ne se rappelait de rien. Il avait perdu les moments heureux, les moments de jeux, tous ce qu'il aurait pu connaître d'autre. Ses treize premières années se résumaient à quelques bribes de Miseon.
Voilà ce qu'était le mystère de sa jeunesse, ce qui constituait sa base et son socle, là d'où il venait.
Il se demanda s'il avait un jour eu un autre but que de servir de défouloir, si elle l'avait gardé dans son ventre uniquement pour faire de lui sa chose.
"J'aurais aimé que tu tombes."
Il voulut savoir si l'on mourrait sur le coup ou si lui, petit fœtus encore lisse et propre, ou cellule-œuf sans conscience, aurait glissé hors d'elle et connu, une milliseconde, la liberté et la paix.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro