Crépuscule (VII)
La bouche d'Eunha se promenait sur la cuisse musclée de Jungkook. Son rouge à lèvres s'effaçait au fil des baisers qu'elle déposait, lui faisant comme de petites blessures. Elle passa les doigts sur son boxer et soupira en effleurant le léger renflement qui tendait le tissu. Un tressaillement secoua le corps du plus jeune. Sa main droite reposait mollement dans les cheveux de sa noona. Il ne la caressait pas. Il ne la tenait pas. Il avait l'air absent. Eunha embrassa son ventre avec ferveur, espérant provoquer l'étincelle qui leur manquait. Rien à faire, Jungkook n'était pas là.
Ils s'étaient retrouvés plus tôt dans l'après-midi.
Jungkook était allé la chercher au travail, demandant au préalable la permission par sms. Eunha était libre, et avait accepté. Passer du temps avec elle aurait dû le réjouir alors qu'il s'était senti inexplicablement nerveux. En surface, tout était comme avant. Son sourire, son manteau beige, son rouge à lèvres. Elle lui avait pris la main. Elle l'avait embrassé sur la joue. Elle avait seulement changé de parfum, et ce simple détail lui donnait envie de pleurer.
Ils parlèrent comme par message, de choses très superficielles, leurs journées, la vie à la fac, les clients du café. On aurait dit de vieux amis gênés de se retrouver. Il n'y avait pas de blanc dans la conversation, et l'amour qu'ils avaient l'un pour l'autre se lisait toujours dans leurs regards, mais leur précieuse bulle se fissurait.
Eunha souffrait horriblement. Jungkook lui manquait. Il était là, dans la rue, elle tenait pourtant sa main, et il lui manquait. Une fois chez lui, elle avait tenté d'y remédier en l'embrassant rapidement, dès qu'ils eurent fini la boisson qu'il lui avait offerte. Elle s'était mise sur ses genoux, avait décoiffé ses cheveux bruns et plaqué sa poitrine autant que possible contre son torse. Elle aurait voulu s'étouffer contre lui, étouffer son cœur qui lui faisait mal.
Les choses empiraient chaque fois qu'elle voyait Taehyung. Il attendait toujours le bon moment pour lui glisser qu'elle tombait progressivement sous son charme et Eunha ne trouvait rien pour se raccrocher. Elle aurait voulu que Jungkook la retienne, qu'il l'enferme, qu'il l'empêche de le voir, qu'il lui crie dessus. Et pourtant, c'était tout ce qu'elle détestait. Tout ce qu'elle fuyait. L'exclusivité, ne plus être libre... Elle savait que si Jungkook cherchait à la garder pour lui, elle s'échapperait.
Jungkook l'avait portée jusqu'au lit et s'était allongé en la gardant sur lui. Un instant, elle avait croisé son regard malheureux. Il souffrait comme elle. Puis il avait fermé les yeux. Elle s'était déshabillée en silence, ne gardant que ses sous-vêtements. Elle avait remonté le t-shirt de Jungkook en lui caressant le torse et, sans le retirer, elle avait embrassé ses joues, puis ses lèvres, puis son ventre. Elle avait débouclé la ceinture et retiré le pantalon en jean clair. Jungkook se laissait manipuler comme une poupée.
A présent, elle était étendue entre ses jambes, elle embrassait sa peau, sa cuisse, elle sentait sa main immobile dans ses cheveux et elle avait envie de le frapper. Il était en train de la perdre, comment pouvait-il rester inerte? Il ne voyait pas le mal qu'elle se donnait pour les sauver? Elle tira son boxer vers le bas d'un geste rageur, au risque de déchirer l'élastique. Jungkook ouvrit les yeux et leva le bassin, étonné par cette brutalité soudaine. Ça y est, il la regardait. Elle baissa le sous-vêtements sur ses cuisses et planta ses dents juste sous l'os de sa hanche. Son cadet émit un gémissement de douleur.
- Merde ! Qu'est-ce qui te prend ? Ça fait mal !
Jungkook s'était redressé sur les coudes et la dévisageait, ahuri. Eunha aurait voulu le gifler. Est-ce qu'elle n'avait pas mal, elle ?
- Rallonge-toi.
Elle avait pris une voix dure, autoritaire. Presque méchante. Jungkook s'exécuta. Jamais Taehyung ne l'aurait laissé lui parler comme ça. Taehyung... Comment ce nom pouvait lui venir alors qu'elle avait le membre nu et presque dur de Jungkook sous les yeux ? Comment avait-elle pu tomber si bas ? Elle aimait Jungkook. La question ne se posait pas. Elle remonta embrasser son cadet à pleine bouche, plaquant son sexe contre le sien à travers sa petite culotte. Elle roula doucement des hanches contre lui et Jungkook se décida enfin à poser les mains sur ses fesses.
- Kookie... Kookie, je t'aime...
La réponse mit plusieurs secondes à venir. Ce n'était pas de l'hésitation. Jungkook avait pris le temps exact qu'on laisse avant d'annoncer une mauvaise nouvelle.
- Moi aussi je t'aime.
Il la retourna sur le lit et se fut à son tour de descendre sur elle. Il passa la main dans son dos pour dégrafer son soutien-gorge, ce geste exact qu'elle lui avait appris dans la chambre d'hôtel, et il posa enfin ses lèvres le long de son corps. Eunha caressait ses cheveux sans s'arrêter, écoutant sa respiration s'emballer. Pourtant, lorsqu'il arriva à la lisière de son sous-vêtement rose, elle tira ses mèches brunes vers l'arrière. Jungkook releva la tête, et s'écarta bien vite en voyant qu'elle tremblait. Eunha replia les cuisses et recula sur le lit. Elle s'assit au milieu des oreillers et se passa la main sur le visage.
- Eunha ? Noona, ça ne va pas ?
- Qu'est-ce qui nous arrive, Jungkook ?
Jungkook s'assit loin d'elle, les genoux contre son torse et les bras autour. Il chercha son boxer du regard et le remit rapidement avant de reprendre sa position initiale.
- Je ne sais pas. Ça n'allait pas ? Tu... Il fallait m'arrêter si tu n'avais pas envie.
Un couinement étouffé lui répondit. Eunha cachait sa tête dans ses mains. Un autre bruit suivi, comme un hoquet. Jungkook sentit une boule d'angoisse se former dans sa gorge. Il ne pouvait plus bouger. Il avait envie de la prendre dans ses bras mais il avait peur de mal faire. Est-ce qu'elle voulait être seule ? Est-ce qu'il la dégoûtait ? Elle ne voulait même plus qu'il la touche ? Un long silence s'installa dans la pièce. Eunha restait prostrée. Elle n'écartait pas ses mains. A chaque seconde, Jungkook avait l'impression qu'on lui enfonçait une barre de fer dans le gosier et qu'on essayait d'embrocher tous ses organes. La douleur était insupportable.
- Peut-être que... Tu devrais rentrer chez toi, si tu ne te sens pas bien. Si c'est ma faute, il faut me le dire, je suis déso-
Il dut s'arrêter dans sa phrase. Eunha le fixait, ses yeux brillaient de larmes et de colère. Elle avait l'air prête à lui sauter à la gorge, jamais il ne l'avait vue si furieuse.
- C'est ta faute.
Sa phrase tomba comme un couperet de guillotine. Eunha regroupa ses vêtements éparpillés et se rhabilla à la hâte. La fermeture éclair de sa jupe lui évoqua le zip d'une housse mortuaire. C'est ta faute. C'est ta faute. Jungkook voulait l'arrêter mais il était toujours paralysé. Est-ce que c'était réellement en train d'arriver ? Eunha et lui, dans cette situation ? C'était un cauchemar. Ils s'aimaient. Ça ne pouvait pas se passer comme ça. Son cerveau surchauffait. Il voulait tout arrêter. Il n'arrivait pas à réfléchir. C'est ta faute.
- Je suis déso-
Elle l'interrompit une fois de plus. Son index s'écrasa sur la bouche du plus jeune. Ils se regardèrent. Un bref instant, la bulle revint autour d'eux. Ils lisaient dans les yeux de l'autre toute la douleur, la tristesse, et tout l'amour qu'ils ressentaient. Eunha l'embrassa délicatement sur le front avant de s'écarter. Elle récupéra son manteau sur une chaise et sortit sans se retourner.
Jungkook ferma les yeux et expira un grand coup en entendant claquer la porte. Les larmes menaçaient de déborder. Il l'avait perdu. Il était en train de la perdre. Il fit l'effort de se traîner dans sa salle de bain. Une douche, brûlante, sous laquelle il pourrait pleurer sans se sentir trop pitoyable.
Tandis qu'il se déshabillait, le doux visage d'Hoseok lui vint en tête. Son bras. La cicatrice. Jungkook jeta un drôle de regard à son rasoir sur le bord du lavabo.
Non. Il ne pouvait pas faire ça. Il prit le rasoir et le rangea dans le meuble-miroir pour ne plus l'avoir à portée de main.
Eunha regardait autour d'elle, désorientée. Elle avait pris un bus au hasard en sortant de chez Jungkook et elle se retrouvait dans une sorte de zone industrielle à la périphérie de la ville. La nuit tombait. Elle traversa le rond point avec prudence et alla étudier la carte des bus en face. Elle en trouva un qui allait jusqu'à la gare et qui passait par le centre ville. De là, elle pourrait prendre un métro pour rentrer chez elle. Il y avait treize minutes d'attente. Elle s'assit sur le banc froid de l'arrêt et resserra son manteau autour d'elle. Elle essaya d'appeler sa meilleure amie ; elle tomba sur la messagerie. Tant pis. Elle envoya un message à sa mère pour savoir si elle avait passé une bonne journée. Un homme pressé passa devant elle et une odeur familière lui chatouilla les narines. Elle se leva précipitamment.
- Excusez-moi ! Vous auriez une cigarette ?
L'homme s'arrêta, la regarda de la tête aux pieds avant de sourire.
- Tenez.
Il sortit son paquet de sa poche et lui tendit un briquet. Eunha alluma la cigarette qu'il lui offrait et inspira la première bouffée en frissonnant. Ça faisait longtemps.
- Merci.
- De rien, bonne soirée.
Elle hocha la tête et ils se sourirent, puis l'homme reprit sa route. La fumée lui brûlait la gorge et les poumons, lui rappelant ses toutes premières cigarettes. Étrangement, la sensation l'apaisa. Elle expirait lentement devant elle. C'était très immature, même si Jungkook n'en saurait jamais rien. Elle avait toujours son bracelet.
Le goût âcre de la nicotine lui piquait la langue. Ses pensées s'inversèrent et son envie de tabac la dégoûta instantanément. Elle ne voulait plus de cette cigarette.
Elle écrasa le mégot sous sa chaussure et le jeta dans la poubelle la plus proche. Elle se sentait mal. Les pointes de ses cheveux avait déjà pris l'odeur froide des fumeuses nocturnes.
Six minutes. Elle avait fait plus de la moitié. Comment allait-elle s'occuper en rentrant ? Regarder un film ? Prendre un bain ? Manger de la glace ou une grosse plâtrée de pâtes ? Est-ce que c'était fini avec Jungkook ? Qu'est-ce qui n'avait pas marché ?
Ils étaient sur son lit, presque nus, qu'est-ce qui les avait empêché de faire l'amour ? Elle se prenait trop la tête. C'était une semaine difficile. Jungkook allait débuter sa période d'examens, ce qui n'arrangeait rien. Après ses partiels, il aurait sans doute besoin de réconfort et de détente et tout reprendrait comme avant.
Elle ne voulait pas penser à Taehyung. Mais se dire qu'elle ne voulait pas y penser, c'était penser à lui quand même. Quelque part, il bousculait l'ordre des choses et le problème venait de lui, elle le savait. Ce n'était pas qu'un bon amant, pas juste un simple garçon très charmeur. Elle se sentait bien avec lui. Il prenait soin d'elle. Elle n'aimait pas cette idée, mais on pouvait dire qu'il l'apprivoisait. Peu à peu, avec ses rendez-vous, ses attentions, ses petits mots, il lui faisait lâcher prise et s'emparait du contrôle. Sans qu'elle s'en rende compte. Sans qu'elle se défende.
Elle reprit machinalement son téléphone et parcourut sa récente conversation avec lui. Les derniers messages dataient de l'avant-veille. Taehyung ne lui parlait pas tous les jours.
Le bus la ramena en ville. Elle rentra chez elle. Elle envoya valser ses chaussures, posa son manteau, son sac et ses clefs, et défit son chemisier comme si elle manquait d'air et qu'il lui collait la peau. Elle retira son collant, sa jupe, puis alla se glisser dans son lit. C'était là qu'elle avait fait l'amour avec Jungkook pour la dernière fois. Elle se souvenait de son visage calme après l'orgasme, des mots qu'ils s'étaient dit pendant qu'ils s'embrassaient. Elle caressa l'oreiller du bout des doigts. Elle avait envie de lui. En se tournant sur le côté, elle coinça la couette entre ses cuisses. La peluche en forme de cœur était posée sur sa table de nuit. Depuis, Taehyung lui avait offert une bague qu'elle n'avait pas encore portée.
Avec lui aussi, elle avait fait l'amour dans ce lit. Une seule fois. Elle préférait aller chez lui. Ou à l'hôtel, parfois. Il lui arrivait de prendre une chambre dans sa propre ville, simplement pour sortir de son cadre quotidien et s'inventer une journée extraordinaire. C'était des choses que Tae comprenait. Pour Jungkook, c'était du gaspillage d'argent.
Son portable s'éclaira. C'était sa meilleure amie qui avait vu son appel et proposait de la rappeler. Eunha répondit qu'elle allait bien et qu'elle n'était pas disponible, qu'elles s'appelleraient dans la semaine. Son doigt dévia de nouveau sur la conversation avec Taehyung.
"Hey"
Elle avait tapé les trois lettres et envoyé sans réfléchir. Son destinataire répondit dans la seconde.
Eunha se mordit la lèvre et prit son portable à deux mains. Elle frottait ses jambes dans la couette pour faire de la chaleur. Elle demanda à Taehyung ce qu'il avait fait de sa journée -pas grand chose, il restait évasif- et n'entra pas non plus dans les détails quand il lui rendit sa question. Elle ne précisa pas qu'elle avait vu Jungkook.
" Tu es chez toi ?"
" Oui pourquoi ?"
"Je suis dans le coin, je buvais un verre avec une pote. Je peux passer ?"
Une pote. Il était malin, le bougre. Eunha réalisa qu'elle serrait la couette très fort entre ses genoux. Voir Taehyung maintenant ?
" Tu peux."
Elle ne voulut même pas se demander si c'était une bonne idée. Elle avait envie de le voir. Elle avait surtout besoin d'un câlin. Elle tapa un autre message.
"Je te préviens, je suis même pas habillée et je suis au fond de mon lit."
"T'es malade ?"
"Non, fatiguée ?"
"J'arrive."
Elle lui avait tendu une perche qu'il n'avait pas saisie. Elle reposa son portable et nicha son visage dans l'oreiller. Il avait été lavé et ne sentait plus aucun des deux garçons qui partageaient sa vie. Est-ce qu'elle ne pouvait pas les avoir tous les deux ? Non, c'était trop égoïste.
Elle enfila un grand t-shirt lorsque l'interphone sonna et attendit Taehyung sur le pas de la porte. Elle l'entendit monter les escaliers ; son visage s'éclaira d'un sourire en apercevant sa grande silhouette et son manteau gris chiné.
-Alors, c'est quoi cette petite tête ?
Elle se hissa sur la pointe des pieds et l'enlaça.
- Tae...
- Qu'est-ce qui t'arrive, princesse ?
Il sentait le frais de la nuit, l'air du dehors, et Habit Rouge de Guerlain dans le creux du cou. L'une de ses mains glissa dans le dos d'Eunha et la rapprocha de lui.
- Mauvaise journée ? demanda-t-il avec gentillesse.
Eunha ne disait rien. Elle restait contre Tae, lovée dans ses bras, sur le palier. Elle finit par se décrocher de lui.
- Ça va.
Elle essaya de lui adresser un sourire convaincant et le laissa entrer. Taehyung vit le sac renversé sur la table et les chaussures en désordre. Eunha se précipita pour les ranger correctement, honteuse.
- Tu veux sortir ? On peut aller quelque part, tu veux aller au restaurant ?
Elle secoua la tête, comme une petite fille. Taehyung fit quelques pas dans l'appartement. Il prit une chaise pour s'asseoir et ne retira pas son manteau.
- Dis-moi ce qui se passe. C'est Jungkook ?
Elle reçut son prénom avec violence. Oui, c'était Jungkook. Et c'était elle aussi. C'était eux trois. Elle prit le temps de choisir ses mots pour répondre. Son cœur battait plus fort. Elle avait encore mal.
- C'est compliqué... depuis que tu es là.
- Tu veux que je m'en aille ?
Taehyung se leva de sa chaise et fit un pas vers la porte avec innocence.
- Non !
Eunha se retint mais son corps l'avait trahi. Elle avait esquissé un mouvement vif, comme si elle voulait s'interposer entre la porte et lui. Taehyung sourit. Un sourire fin et affreusement déstabilisant. Eunha se sentit faible. Elle avait l'impression que Tae pouvait jouer avec elle. Il déjouait son fonctionnement, et abattait ses défenses une à une. Ce soir, elle était trop fatiguée pour lutter. Son moment avec Jungkook l'avait épuisé psychologiquement et elle voulait simplement qu'on prenne soin d'elle. Sa fierté recula doucement et Eunha alla se planter devant lui.
- Je veux que tu restes.
La grande main de Taehyung prit sa joue en coupe. Il leva le visage d'Eunha vers le sien et son sourire regagna en innocence. Il semblait heureux.
- C'est la première fois que tu me dis quelque chose comme ça.
Eunha glissa sa main dans la manche de son manteau et caressa son autre avant-bras, s'agrippant à sa chemise.
- Je veux que tu m'emmènes loin d'ici. Mon appartement m'insupporte ce soir.
- Chez moi, tu voudrais ?
- S'il te plait, dit-elle en refermant ses doigts autour de son poignet.
Taehyung lui caressa tendrement les cheveux.
- Va t'habiller.
Elle n'enfila qu'un jean dans lequel elle rentra le grand t-shirt et glissa ses pieds dans la première paire de chaussures qu'elle trouva, un paire d'escarpins vernis. Ils sortirent sans se tenir la main.
L'appartement de Taehyung comprenait trois pièces. Il l'avait d'abord partagé avec son frère, jusqu'à ce que celui-ci parte vivre à l'étranger et libère la deuxième chambre. Taehyung en avait fait une sorte de bureau et y entreposait ses livres. Il possédait une impressionnante collection de beaux albums sur l'Art et la peinture, qu'Eunha feuilletait de temps en temps lorsqu'elle venait. Il y avait une petite entrée prolongée par un salon. Les deux chambres étaient sur la droite. C'était un endroit clair au plafond haut, le salon portait la trace d'une ancienne cheminée qu'on avait retirée et rien n'indiquait qu'il s'agissait du lieu de vie d'un célibataire. Eunha trouvait cet appartement agréable. Les meubles ressemblaient à ceux des magazines de décoration. Elle aimait particulièrement les gros luminaires de la cuisine, aux ampoules en forme de poire sous des dômes en verre.
- Tu as faim ?
Taehyung avait retiré ses chaussures et accrochait son manteau auprès du sien.
- Non, merci.
Il passa à côté d'elle en lui frôlant l'épaule et attrapa la télécommande de la chaîne hi-fi sur la table basse. Quelques notes de piano s'élevèrent, suivies du son bas et puissant d'un saxophone. Gene Ammons. Le souffle de l'instrument éveillait une sensation chaude entre son cœur et son ventre. Taehyung alla à la fenêtre qu'il ouvrit, saisit un cendrier sur la même table basse et alluma une cigarette. C'était une nuit sans lune, nuageuse.
Eunha sortit de ses escarpins un pied après l'autre et retira son jean en silence. Taehyung regardait dehors. Elle plia son pantalon et le laissa sur un coin de la table. Le grand t-shirt couvrait le haut de ses jambes. Elle s'approcha sans bruit et Taehyung lui tendit sa cigarette. Il ne l'avait jamais vu fumer, mais il avait sentit l'odeur sur ses cheveux et ça l'avait intrigué. Lui-même n'était qu'un fumeur occasionnel. Eunha ne prit qu'une bouffée et Taehyung détailla ses lèvres ouvertes qui recrachaient la fumée. Le saxophone descendait dans les graves, accompagné d'un bruissement de cymbales. Tae récupéra la cigarette et la changea de main pour pouvoir prendre celle d'Eunha. Il aimait la finesse de ses doigts, l'ovale de ses ongles, les marques qu'ils lui laissaient lorsqu'elle griffait ses omoplates. Il se doutait que les choses tournaient mal avec l'autre, avec ce Jungkook. Eunha était le genre de fille à se blesser facilement. Sa fragilité l'attirait, le touchait peut-être ? Elle lui semblait faite de perles rares et d'étoffes délicates, précieuses, un bel objet avec une âme toute aussi belle, et une histoire un peu tragique. Taehyung n'aimait que les femmes chez qui il retrouvait une forme d'Art. Eunha possédait la douceur d'une toile impressionniste, le charme d'un Mucha et la solitude muette d'un tableau d'Hopper.
La cigarette s'éteignit d'elle-même dans le cendrier. Taehyung embrassait le poignet blanc d'Eunha avec délectation. La jeune fille avait fermé les yeux. La simple pression des lèvres de Tae contre sa petite veine bleue lui donnait envie de s'abandonner. Taehyung la tira progressivement à lui. Elle n'opposait aucune résistance. Sa bouche tiède et tendre alla se promener sur sa tempe, sur son front, sur son nez. Eunha entrouvrit les lèvres. Il y déposa les siennes et ils échangèrent un baiser au goût de nicotine. Il sentit deux bras minces entourer son cou, comme lorsqu'il était venu la chercher chez elle. Il la souleva sous les fesses et elle enroula aussitôt ses jambes autour de sa taille. Elle le serrait entre ses cuisses. Taehyung raffermit sa prise. Il avait l'impression de tenir un oisillon tombé du nid, ou un chaton abandonné. Jungkook avait dû y aller fort pour la rendre si fragile. Il vit sa main gauche quitter son cou et défaire maladroitement les premiers boutons de sa chemise. Il la laissa faire puis la déposa sur le parquet et ferma la fenêtre. Elle revint se coller à lui dans son dos. Elle caressait ses hanches, jouait avec la chemise ouverte, agrippait le haut de son pantalon noir. Il posa ses mains sur les siennes, les recouvrant complètement.
- Ne fais pas ça si c'est lui que tu veux.
- Je te veux toi, répondit Eunha en embrassant chaque vertèbre à travers le tissu.
Taehyung se retourna et la regarda droit dans les yeux. Il était si sérieux, si calme, si droit. Eunha subissait le contre-coup de son obsession pour le contrôle, la maîtrise constante d'elle-même pesait comme un fardeau sur ses épaules. Elle avait envie de tout jeter au loin.
- D'accord.
- D'accord ? répéta-t-elle sans comprendre.
- Tu peux m'avoir.
Il fit glisser la chemise et la plaça sur le dossier d'une chaise. Eunha ouvrit la porte de la chambre en analysant les sensations qui parcouraient son corps. Bien sûr qu'elle pouvait l'avoir. Ce n'était pas la première fois. Mais Taehyung se comportait comme s'il lui faisait une grâce, un cadeau, alors que d'ordinaire, c'était les hommes qui étaient flattés d'être avec elle. Taehyung ne la plaçait pas en position d'infériorité, simplement, il connaissait sa valeur.
Eunha retira son t-shirt et son soutien-gorge pour s'étendre sur le lit, à plat ventre. Taehyung la rejoignit dans la chambre et elle lui jeta un coup d'œil par-dessus son épaule. Il glissa son regard le long de son corps gracile, jusqu'à ses fesses. Il se déshabilla entièrement et vint se coucher près d'elle. Elle s'installa dans ses bras, une jambe passée de l'autre côté de sa hanche, et elle se remit à l'embrasser. Les paumes chaudes de Taehyung massaient le dessous de ses cuisses, la cambrure de son dos, les rondeurs de ses fesses. Il la sentait remuer sous ses doigts, sa peau s'électrifiait. Il avait compris le mécanisme. Eunha s'épuisait avec ses relations successives, cherchant partout une affection qu'elle ne trouvait jamais. Affamée d'amour, elle ne goûtait qu'à la nourriture empoisonnée des étreintes d'une ou deux nuits. Au milieu de toute cette détresse, elle avait trouvé Jungkook, l'archétype du garçon brave et gentil qui lui obéissait et qui ne pourrait jamais lui faire de mal. Elle en était tombée amoureuse. Mais Jungkook ne suffisait pas. Il la rassurait, mais son innocuité l'empêchait de prendre les devants. L'amour était réciproque, sauf que leur relation fonctionnait dans un sens unique.
Eunha soupira, frémissante, et se laissa coucher sous lui. Il embrassait sa poitrine et traçait des demi-cercles minuscules avec sa langue. La prison qu'elle redoutait n'en était pas une. Il le lui avait déjà dit. "Tu peux appartenir à quelqu'un sans te perdre." Taehyung voyait le couple comme une association, 1 + 1, et non une unité parfaite et indissociable. Il n'allait pas l'enfermer.
- Tae...
Il mordilla la peau de son flanc. Elle haletait déjà et elle allongea le bras pour atteindre son entrejambe. Taehyung grogna de satisfaction sous les premières caresses. Il retourna embrasser ses petits seins ronds et sa main se faufila entre ses cuisses.
Il lui fit l'amour avec une sorte de tendresse possessive. Ses va-et-viens en elle étaient empreints de douceur, alors que la pression ferme de ses doigts laissait des marques sur sa peau. Eunha gémissait faiblement. Taehyung grondait de plaisir entre son épaule et son cou.
Elle atteignit l'orgasme avant lui. Lorsqu'il vit une larme de soulagement dévaler sa joue, il la récupéra d'un baiser.
Avec lui, elle avait pu. Sans le moindre problème. Le plaisir l'alanguissait encore et Taehyung lui caressait distraitement l'intérieur du bras.
- J'aime te voir comme ça.
Eunha rit et se cacha dans l'oreiller.
- Tu admires ton oeuvre ?
- Oui.
Il dégagea son épaule en bougeant ses cheveux.
- Si tu étais à moi, je te marquerais, partout.
- Tu sais bien que ce n'est pas possible. Je ne suis pas capable.
- Tu as déjà essayé ?
Eunha riait encore, un rire un peu moqueur.
- La fidélité ?
Il rit à son tour.
- Ça sonne comme un gros mot dans ta bouche. Qu'est-ce que ça a de si terrible ?
- Tae, soupira-t-elle en se tournant sur le dos.
Elle n'avait pas du tout envie d'avoir cette discussion. Elle ne riait plus.
- Parle-moi, insista-t-il.
- Je me sentirais à l'étroit. Prisonnière. Je finirais par me lasser, par te fuir. Je suis faite comme ça.
- Je crois que tu te trompes.
Taehyung se redressa sur un coude. Il n'était pas le premier à contrer cette déclaration, mais personne ne l'avait fait avec cette assurance insolente. Eunha tourna la tête dans sa direction.
- Je t'écoute.
- Jungkook pourrait t'avoir s'il s'en donnait la peine.
L'air se bloqua dans sa gorge. Il n'avait pas le droit. C'était la vérité, mais il n'avait pas le droit. Elle était encore nue dans son lit, l'odeur de son corps incrustée sur le sien.
- Ne... je ne veux pas parler de lui.
- Qu'est-ce qu'il t'a fait ?
- Taehyung, arrête...
Elle se recroquevilla de l'autre côté et prit l'oreiller pour se protéger, le serrant sur sa poitrine.
- Tu t'es tellement occupée de lui qu'il te déçoit, mais tu savais bien que tu n'aurais aucun retour. Tu l'aimes parce qu'il te voit telle que tu es, une personne extraordinaire, rayonnante... Tu l'aveugles. Il ne se battra jamais pour toi. Il ne prendra aucun coup à ta place. Tu seras toujours le rempart, le pilier. Et toi ? Qui te protège ? Qui te tiendra si tu t'effondres ? Il te voit forte, et il a raison, tu l'es. Mais il arrive que la flamme qui t'anime toujours faiblisse un peu. Il suffirait de souffler sur les braises, tu ne demandes pas grand chose.
Eunha mordit dans l'oreiller. Elle voulait hurler. De grosses larmes coulaient sur son visage.
- On se fait du mal tous les trois, Eunha, et je ne sais pas quoi faire. Je vois ce qui se passe et je ne suis pas en position d'agir. Je ne me mettrais pas entre lui et toi, je sais que tu l'aimes. Et lui aussi t'aime, à sa façon...
La main de Taehyung montait et descendait dans son dos, écartant ses cheveux.
- Je... j'ai peur... Je ne veux pas être toute seule... Je pars toujours parce que... je finis par me sentir vide, c'est pire que de l'ennui, je me sens morte à l'intérieur, dès que la routine s'installe, les gens deviennent laids et tristes et moi... je ne supporte pas... je finis par les mépriser. Tout ce que j'aimais chez eux disparaît, ou m'agace, et je deviens méchante. Je... je suis une très mauvaise personne, Tae. Je suis difficile, et capricieuse...
- Tu es exigeante. Avec toi-même et donc avec les autres.
Ses bras chauds se refermèrent autour d'elle, l'enveloppant complètement. Elle sanglotait sans rien dire.
- Les gens sont fades comparés à toi. Tu les éblouis. Aucun ne t'aime assez pour te satisfaire. Moi, je pourrais.
Arrogant, pensa-t-elle. Ce n'est pas vrai. Tous, ils m'aimaient. Tous mes anciens amants ; aucun ne pouvait se passer de moi. Je leur fais perdre la tête, et tu n'es pas différent. Jungkook... Jungkook m'aime plus que tout. Plus que toi. Je le sais.
- Laisse-moi essayer, reprit Taehyung. Je voudrais t'aimer correctement. On sortira, tu auras des cadeaux, des surprises, on partira, on ira explorer le monde. On parlera d'art, de musique, de littérature. On se lira des poèmes, on essayera des recettes au hasard, on montera dans un train sans savoir où il va. La vie intense. Tu sais que c'est ce que je veux aussi. Je refuse d'être un insecte, une coquille vide, sans inspiration, une personne fade et tiède. C'est une fille comme toi qu'il me faut, Eunha. Moi aussi je m'ennuie. On se ressemble. Regarde-moi.
Elle se tourna encore une fois et Taehyung lui essuya les joues. Il l'aimait peut-être moins, mais il l'aimait mieux.
- Je te ferai l'amour comme on vient de le faire, et parfois plus fort, parfois je serai triste et tu le ressentiras jusque dans tes os, alors il faudra être douce et prendre soin de moi. Je n'ai pas peur, je sais que tu t'occuperas bien de moi.
Elle se défendit encore une fois, lui opposant la preuve d'amour la plus absolue qu'elle ait reçue au cours de sa vie.
- J'ai connu des hommes qui se seraient tués pour moi !
- Moi, je ne me tuerai pas. Je maintiendrai l'équilibre entre nous. Je te tiendrai tête. Je te dirai ce que je pense quand tu ne sauras pas quoi faire, je te porterai quand il le faudra, comme je l'ai fait ce soir, et tu verras que c'est plaisant, d'être à une personne. De n'être qu'à moi, qu'à un homme, un seul. Tu ne trouves pas ça beau ? De choisir cette personne et de tout lui donner, de se reposer sur elle, de lui confier tout ce que tu es et de se laisser aller ? Je te choisirai. Choisis-moi. Donne-moi ma chance, Eunha. Je veux qu'on s'appartienne.
- Je... je ne sais pas.
Perdue. Elle était perdue. Tout arrivait trop vite, ses émotions la submergeaient. Il n'y avait que Taehyung, le responsable de tout ce chaos, qui semblait capable de lui maintenir la tête hors de l'eau. Il était si tranquille. Si calme.
- Tu ne serais pas heureuse, avec moi ?
Si. Elle ne pouvait pas le nier, les instants qu'ils partageaient sortaient tout droit de romans et de films. Du choix des restaurants à leurs compliments chuchotés dans les galeries des musées, elle était comblée. S'il n'y avait pas Jungkook, elle aurait pu croire que Taehyung était son âme sœur. Il comprenait tout. Il savait. Ils étaient faits de la même manière.
- Je vous aime tous les deux, je crois.
Le regard de Taehyung s'éclaira si vivement qu'elle dû fermer les yeux pour y échapper. Il passa son pouce sur ses lèvres roses et elle l'embrassa.
- Donc tu m'aimes.
- Oui, chuchota-t-elle.
Taehyung caressait sa lèvre inférieure.
- Mais il y a Jungkook, reprit-elle aussitôt.
- Noona, qui prend soin de toi, là ?
Il avait raison. Elle détestait ça, mais il avait raison. J'ai toujours raison. Elle pouvait l'entendre le dire avec son air d'enfant insolent.
- Choisis-moi, chuchota-t-il en se penchant sur elle.
Il l'embrassa sur le front, et elle céda. Elle revoyait le regard malheureux de Jungkook. C'était mieux de le laisser partir. Il y avait de gentilles filles dans sa fac, une certaine Kim Joomi, et le joli responsable de la Maison des Langues. De toute façon, leur relation était en train de mourir. Ils n'arrivaient plus à se parler. Ils ne savaient même plus coucher ensemble. Auparavant, leurs corps se rejoignaient d'instinct. Leurs différences avaient fini par les rattraper. Ça lui semblait presque absurde, d'avoir voulu faire d'un petit garçon le grand Amour de sa vie. Eunha se réfugia contre Taehyung dans une nouvelle montée de larmes.
- D'accord. Je vais essayer. On peut essayer, sanglota-t-elle.
- Tu seras heureuse, jagiya. Tu verras, promit-il en passant les doigts dans ses cheveux.
Ils se serraient l'un contre l'autre à s'étouffer.
En étoile sur son lit, Jungkook ne dormait pas. Il fixait le plafond dans le noir, les yeux enflés. Le bruit strident d'une sirène d'ambulance passa sous sa fenêtre.
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