Alcool (XXVIII)
Il est tard. Depuis quand est-ce une habitude ?
Rien n'oblige Hoseok à attendre. Rien ne l'oblige, et pourtant, il reste là.
Par amour. Par quelque chose qui ressemble à de l'amour mais qui n'en est pas tout à fait, parce qu'elle traîne dans son sillage l'ombre des vieilles peurs.
Ne pas se coucher seul.
Ne pas s'endormir seul.
Attendre.
Hoseok n'a pas eu de babysitter. Sa mère ne l'a jamais confié à quiconque, et ne sortait jamais le soir.
Une fois, Hoseok ne se souvient pas pourquoi, mais il avait neuf ans, ses parents l'ont laissé à une jeune voisine pour la soirée. Les enfants de cet âge profitent généralement d'une absence parentale pour négocier un dîner-pizza, ou un coucher tardif avec la complicité de la nounou.
Hoseok avait hurlé. Sa mère peinait à le décrocher de sa robe tant il s'agrippait, le visage dégoulinant de pleurs. La petite voisine le tenait par les épaules, fermement, essayant de l'apaiser de son mieux. Il revoit son père, embarrassé et impuissant, et sa mère au bord des larmes elle aussi, prête à annuler sa sortie, drapée dans un joli châle beige. Elle lui lançait des mots d'amour, des baisers en l'air, et promettait mille fois qu'elle reviendrait.
Il refusa de manger, et même de voir un film. La voisine hésitait à l'approcher et l'avait laissé faire à sa guise, n'ayant jamais vu un garçon de neuf ans se comporter si étrangement.
Il ne se rappelle pas avoir été gardé une autre fois.
Enfin, la porte s'ouvre, et claque. Hoseok se recroqueville sur le canapé, il réalise qu'il préférait l'attendre que de le voir rentré. Il l'entend se cogner quelque part, contre un meuble ou contre le mur, à moins qu'il ne s'agisse de la porte des toilettes qu'il a mal fermée. Il essaye de se souvenir, est-ce qu'il l'a bien refermée, quand il en est sorti tout à l'heure ?
Un juron lui parvient, suivi d'une flopée d'autres, mal articulés. On dirait le grognement d'une bête, et Hoseok sent qu'un frisson dresse le duvet sur sa nuque.
Soudain, Yoongi apparaît dans l'embrasure de la porte, il titube et se rattrape à l'encadrement. Son maquillage a coulé, un épi volette à l'arrière de ses cheveux à chaque fois que sa tête penche. Sa chemise est mal boutonnée, il a accroché lundi et mercredi, comme disait Hoseok quand il était petit. Au niveau du col, la boutonnière vide pendouille et dévoile un suçon gorgé de sang juste sous la clavicule.
- Salut, Hobi-chéri !
Hoseok garde le silence. Son regard fixe le sac en papier craft que Yoongi tient contre lui. Il sait par expérience qu'à cette heure de la nuit, ce genre de sac ne peut contenir qu'une chose. Et ce n'est pas un sandwich de boulangerie. D'ailleurs, le goulot dépasse.
Il reconnait sa couleur dorée, le bouchon rouge et le bandeau violet en dessous. C'est une bouteille de Famous Grouse, Blended Scotch Whisky. Mellow Gold, si ses souvenirs sont bons.
Bien entendu, ils le sont.
Yoongi l'apostrophe.
- Tu dis rien ?
Hoseok détourne les yeux. Il ne cherche même pas à discuter. Où étais-tu ? Qu'est-ce que tu faisais ?
Depuis quand évite-t-il de poser ces questions ? Il ne veut pas se battre, c'est tout. Il répond :
- On va se coucher ?
C'est presque une supplique.
- Regarde-moi quand tu me parles.
Yoongi a durci le ton. Il s'est redressé, il entre dans la pièce. Hoseok voit son ombre contourner la table basse. Il obéit. Sur le mur du fond, il croise leurs visages riants sur les polaroïds qui semblent se moquer d'eux.
- Tu as passé une bonne soirée ? susurre Yoongi.
Prudence, pense Hoseok. Les questions pleuvent dans sa tête, il fait de son mieux pour dénicher la bonne réponse. Celle que Yoongi attend. Celle qui lui fera plaisir. Celle qui leur permettra d'aller au lit.
Malheureusement, Yoongi n'a pas l'air pressé d'en finir. Il pousse les affaires qu'Hoseok a laissé traîner sur la grande table et dépose le sachet qu'il tenait à la place.
- Réponds-moi !
Hoseok sursaute. Il ne sait pas ce qu'il doit dire. Il pense, dépêche-toi, imbécile. Trouve quelque chose.
Déjà, Yoongi est sur lui. Il est penché sur la table basse et s'appuie sur les mains. Il entrechoque son front à celui d'Hoseok. Il lui souffle son haleine chargée d'alcool droit dans les narines. Hoseok retient sa respiration, une seconde, deux secondes, trois, et abandonne.
- Qu'est-ce que tu fous encore là ? Je vois ce que tu penses, je vois TOUT. Tu te demandes dans quel état minable je vais me mettre ? Ça t'amuse ? Tu te dis, voyons à quel p-p-point Yoongi va se détruire, aujourd'hui.
- Yoonie, s'il-te...
- Ta gueule. Ferme ta gueule.
En plus de sa gueule, Hoseok ferme les yeux. Yoongi lui agrippe le menton.
- REGARDE-MOI ! ...pu-putain, Hobi, Hobi-chéri...
Il le lâche, se recule. Il passe la main dans ses cheveux mais ça n'aplatit pas du tout l'épi.
Il a l'air fragile, et dangereux aussi. Hoseok regrette d'avoir attendu. Il aurait dû s'endormir sans lui. Maintenant, c'est trop tard.
- Je sors, je me bourre la gueule, je me fais sucer, t'en as plus rien à foutre.
- C'est faux !
Il n'a pas pu tenir sa langue, c'est sorti tout seul. Ce n'était pas le moment de contredire Yoongi. Celui-ci s'étonne.
- Ah bon ? Alors pourquoi tu t'es pas encore barré ? Tu aurais mieux que moi, tu sais.
- Je sais.
Encore sa langue qui fait des siennes. Malgré la lassitude et la crainte, une lueur de courage s'allume en lui. Hoseok se lève du canapé et fait face à Yoongi.
- Je suis encore là parce que je t'aime.
Yoongi éclate de rire. C'est un rire exagérément fort, grossier, déformé par la boisson. Le plat de sa main tape sur la table à répétition. Hoseok a peur qu'il réveille les voisins. Lorsque Yoongi s'arrête, il renifle, et le toise.
- Non, Hobi. T'es avec moi parce que t'es aussi tordu que moi. T'aimes me regarder me débattre parce que ça te rappelle que tu t'en es sorti. Tu me nargues avec ça, avec ta putain de rédemption, ton abstinence de petit saint de merde. Tu seras vraiment guéri le jour où tu pourras t'enfiler une bière sans redevenir un putain d'alcoolo.
- Je suis un putain d'alcoolo.
Hoseok tient bon. Yoongi n'aime pas ça. Son regard se métamorphose.
- T'es toujours le même mec qui pousse les autres à se jeter du toit.
Hoseok se fige. La cicatrice à son bras le brûle, le démange. Il n'a poussé personne. Sehun est tombé. Il est tombé parce qu'il avait bu, parce que ses copains lui ont dit de monter sur le toit. Il est tombé parce que les accidents arrivent, surtout quand on est jeune et qu'on est bourré. Yoongi n'a pas le droit de faire ça, de retourner ses histoires contre lui. C'est interdit.
- Tu me regardes glisser et ça te...
- ARRÊTE !
Hoseok s'élance vers la porte de leur chambre mais Yoongi est plus rapide. Il a à peine fait deux pas que son copain barricade déjà l'accès. Il serre les poings. Il sent venir les larmes.
Yoongi ne dit plus rien. Hoseok sanglote au milieu du salon.
Et puis, Yoongi s'approche, Yoongi l'enlace. Yoongi sent toujours l'alcool. Il murmure :
- Excuse-moi... Hobi, tu pleures... excuse-moi.
Hoseok secoue la tête. Il voudrait le repousser mais il est à bout de force. Ses muscles endoloris par les heures de danse sont tout ankylosés. Il prie pour que Yoongi ne se mette pas à le toucher. Il sait qu'il n'arriverait pas à l'en empêcher.
Heureusement, Yoongi passe seulement ses bras autour de lui et continue ses murmures. Il essuie maladroitement les larmes de son petit ami. Il dépose des baisers pâteux dans ses cheveux, sur son front et ses tempes. Hoseok veut échapper à cette odeur d'alcool insupportable.
- Je t'aime, chuchote encore Yoongi.
Et par instinct, par habitude, par automatisme, il lui répond qu'il l'aime aussi.
- C'est vrai ? sourit Yoongi.
Il a recollé leurs fronts ensemble. Leurs nez s'effleurent. Hoseok acquiesce.
- Dis-le encore.
- Je t'aime...
- Encore.
- Je t'aime.
Yoongi s'éloigne, mais pas trop. Il lui enveloppe les poignets avec douceur. Hoseok regarde ses doigts blancs et osseux qui enserrent sa peau caramel.
- Prouve-le.
- Quoi ?
- J'ai dit : prouve-le.
Hoseok est fatigué. Il ne veut pas comprendre, il veut dormir. Il veut que ça s'arrête.
- Je t'aime, Yoongi. Il doit être cinq heures du matin. Je suis encore debout. C'est une bonne preuve d'amour, je crois.
- Tu peux faire mieux.
Il a un sourire doux, presque encourageant. Hoseok soupire.
- Yoongi, s'il-te-plait, est-ce qu'on peut juste aller dormir ?
- Ne te défile pas, claironne-t-il.
- Je ne me défile pas, je peux te dire que je t'aime autant de fois que tu veux, mais est-ce qu'on peut faire ça dans le lit ? Par pitié.
- Tu es fatigué, commente Yoongi comme s'il venait de s'en apercevoir. Bon, je vais t'aider un peu.
Il balaye la pièce du regard et, insatisfait, s'en va dans la cuisine. Hoseok est surpris de se retrouver tout seul, libéré brusquement du poids que faisait peser Yoongi sur eux.
Il le laisse farfouiller tant qu'il veut et s'étale sur le canapé pour attendre, encore, que Yoongi se décide à venir se coucher.
Il l'entend revenir.
- Yoonie, laisse tomber. Je t'aime, je te le promets. Ça devrait suffire, non ?
Le bruit du sac en papier lui fait tendre l'oreille. Il s'assied et Yoongi pose devant lui, sur la table basse, la bouteille de Famous Grouse et un grand verre à eau, sans eau.
- Bois.
- Tu déconnes.
Hoseok cligne des yeux. Yoongi n'a absolument pas l'air de déconner.
- Yoongi, t'es pas sérieux. Je peux pas boire ça. Tu sais que je ne peux pas.
- Tu m'aimes ?
- Merde ! Oui, je t'aime, mais pas ça ! T'es taré, je vais me coucher !
Il se lève d'un bond. Yoongi lui pousse les épaules et le renvoie dans le canapé. Les sourires ont disparu.
- Si tu m'aimes, tu bois.
- C'est même pas un verre à whisky, et même tremper les lèvres, je pourrais pas.
- Non, tu vas boire tout.
- C'est une bouteille de 70 centilitres.
- Je suis sûr que tu peux le faire. Ce sera pas la première fois, hm ?
Sa gorge picote. Il a le gosier sec. Hors de son sachet marron, la bouteille a belle allure. Le liquide ambré l'appelle comme une jolie sirène au large d'un océan sans fin. La chaleur l'apaiserait. Il y a là de quoi lui faire oublier cette soirée cauchemardesque. Le sommeil qu'il invoque depuis des heures est à portée de main. Une telle quantité l'assommerait en quelques minutes.
Yoongi dévisse la bouteille. Le bouchon craque. L'alcool chante en remplissant le verre et répand son arôme doucereux.
- N'importe qui tomberait raide, mais j'ai confiance en toi. Fais-le pour moi.
- Yoongi, s'il-te-plait... Jette ça.
Combien de fois l'a-t-il supplié ce soir ? Il lui lance un énième regard. Yoongi a le visage calme, mais ce calme dissimule une violence inouïe. A n'importe quel moment, il peut basculer. Hoseok l'a compris en essayant de se lever : il n'ira nulle part avant d'avoir fini.
Oh, il pourrait prendre Yoongi par les cheveux et l'assommer contre la table basse. Ou encore saisir la bouteille, et la lui éclater sur le crâne. Une pierre deux coups : plus de Yoongi et plus de whisky.
Il ne le fera pas. Parce qu'il l'aime.
Yoongi déplace une des chaises de la grande table et l'amène devant lui. Il la tourne et s'assoit à l'envers, les jambes de part et d'autre du dossier sur lequel il pose sa tête ronde et rougie. Il dit :
- C'est la plus belle chose que tu puisses faire pour moi.
Hoseok pense à son père. Il pense à l'adolescent cruel qu'il a été, aux preuves d'amour blessantes qu'il a pu exiger. Il comprend Yoongi. L'alcool l'appelle comme un vieil ami.
Il prend le verre. Hésite. Il va réduire des années d'abstinence à néant. Il ne peut pas faire ça.
Définitivement.
Il pourrait tout renverser sur le tapis, mais son cœur se serre à l'idée de laisser perdre tout cet alcool.
C'est ce que Joomi aurait fait. Joomi l'empêcherait.
- C'est bien ce que je pensais, siffle Yoongi, amer.
Hoseok n'en peut plus. Il veut que Yoongi se taise. Il veut pouvoir aller dormir.
Délaissant le verre, il saisit la bouteille et la bascule contre ses lèvres.
La première gorgée lui déchire l'intérieur. Il se souvient d'avoir bu de l'alcool pour la première fois et d'avoir trouvé le goût atroce, au point de recracher. Les gorgées suivantes sont tout aussi difficiles. Il repose la bouteille.
- Encore, intime Yoongi.
Hoseok s'essuie la bouche d'un revers de main.
- J'ai bu, j'ai fait ce que tu voulais.
- Je veux que tu finisses.
- Tu vas me tuer.
Et sur ce constat, il reprend la bouteille. Il boit une nouvelle gorgée et Yoongi se lève. Il attrape le cul de la bouteille et la garde penchée sur lui. Hoseok avale tant qu'il peut et tousse. Yoongi le libère. Hoseok cherche son souffle, la gorge en feu.
- S'il te plait...
Mais il l'implore en vain. Yoongi ne renoncera pas.
Alors Hoseok inspire, expire et finit la bouteille par petits coups. Il pense à l'amour, qu'on vend comme le remède ultime aux maux de l'existence. Il pense à ce sentiment et il le trouve cruel, pervers, immonde.
Yoongi agite la bouteille vide en signe de victoire et la fait tinter en la tapotant de l'ongle. Il n'a rien besoin d'ajouter, Hoseok s'empare du verre à deux mains de lui-même.
Il pense à son père, son autre père, celui dont il ne sait rien. Il parait que l'alcoolisme est un trait héréditaire. Est-ce lors d'une soirée comme celle-ci qu'il a été conçu ? Est-ce que sa mère est rentrée au domicile familial avec la chemise mal boutonnée, les cheveux en épi, les veines pleines d'alcool et un suçon au-dessus des seins ? Est-ce que lui, petite cellule-œuf, est apparu comme ça ? Et qu'il s'est mis à squatter son utérus comme un parasite dont on ne voulait pas ?
Il boit. Le verre vide roule à ses pieds. Yoongi applaudit. Il dit :
- Je suis fier de toi.
- Pas moi, répond Hoseok.
Il a envie de vomir. Bientôt, le salon tourne en spirale et le force à s'allonger. Il s'écroule.
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