Chapitre 11.3
Les airs d'opéra de Puccini, Bizet, Hoffman, Wagner, Mozart nous transportaient dans leur univers. Adossée à la rambarde de notre balcon du deuxième étage, ma peau frissonnait à chaque vibrato et montée d'intervalle de la soprano. Je tombais sous le charme de la voix de basse à l'interprétation du « Toréador » dans Carmen de Bizet. Je rigolais devant la dextérité de la pianiste, impressionnée par ses doigts survolant les touches. Je fixais la synchronisation parfaite des coups d'archet des violons au morceau « Storm » des quatre saisons de Vivaldi.
Je réalisais mon rêve d'enfance. Je me souvenais qu'au collège, je bassinais Eren avec les musiques que j'écoutais. Je revoyais sa tête de blasé malgré l'intensité brillante dans ses prunelles vertes. Il me dévisageait, soufflait, mais craquait et écoutait sans rien dire, les écouteurs aux oreilles. Pendant ce temps, je m'allongeais à ses côtés, le sourire aux lèvres. À la fin, il me promettait de changer mes goûts musicaux vieillots. Tous les jours, il me recommandait des musiques de différents genres et je les écoutais. Par moments, mes oreilles saignaient après avoir écouté du Hard métal. J'enchaînais avec du Rock, métal, R&B, un mélange de tout et un soir, Eren avait mis To tame a Land d'Iron Maiden. Tout de suite, j'avais fouillé les musiques de mon téléphone pour rechercher cette mélodie familière à la guitare. Je lui avais annoncé que c'était une réappropriation du thème de l'Asturias d'Albéniz. Il n'avait pas apprécié. Têtu, il refusait de me croire et il avait fait la tête. Plus tard, je m'étais abstenue de lui révéler que la musique Des dents de la mer était également une réinterprétation du début de la symphonie numéro 9 de Dvorak. Il adorait ce film. Étant donné qu'il exécrait quand ses compositeurs préférés reprenaient des musiques savantes, je m'étais tue.
Le lendemain, il avait abandonné toute idée de me faire écouter ses musiques pour son propre bien. Néanmoins, il avait gagné. Depuis que nous avions été séparés, j'écoutais sa musique et me remémorais nos meilleurs moments. Grâce à lui, je m'amusais à utiliser ses chansons les plus hard pour dégager des parias de ma maison au beau matin.
Je rêvais d'assister à un grand opéra et j'étais loin d'imaginer que ce jour se réaliserait.
Je pensais à Eren qui n'aurait jamais tenu deux heures dans cet endroit. Il s'endormirait, quitterait la pièce ou il péterait un câble et imiterait le chef d'orchestre. Je me ferais toute petite dans mon siège, mal à l'aise d'avoir un ami aussi déluré. Mais son sourire me contaminerait et j'admirerais l'éclat dans ses grands yeux d'enfant qui aurait fait craquer toutes les femmes de la soirée.
Aujourd'hui, il me tardait de le revoir. Je l'imaginais bien plus grand que moi et je devinais toutes les réflexions qu'il me ferait à nos retrouvailles.
— Alors tu as survécu sans moi ?
Avant mon arrivée dans ce réseau criminel, j'étais peureuse, émotive et sensible. J'étais faible. Un rien me terrifiait. Une simple mouche me faisait bondir de ma chaise. Mais le pire était les araignées. Quand j'en trouvais une, je hurlais le prénom d'Eren à m'époumoner. Je lui faisais peur à crier comme ça, alors il courait me voir et après avoir découvert la cause, il m'engueulait. Il m'ordonnait de prendre sur moi et je pleurais davantage quand il me disait :
— Et quand je ne serai plus là, comment tu vas faire quand tu trouveras une araignée chez toi ?
Je me m'étais à trembler, et il me prenait dans ses bras en me rassurant que son chez moi sera aussi son chez lui. J'interprétais cette phrase différemment aujourd'hui qu'à nos années de collégien. Y repenser me réchauffait le cœur, car, c'était peu de temps après m'être fait expulser de chez moi. Je n'avais plus de famille. Eren avait été le premier à m'aider. Maintenant, c'était mon tour.
Dans peu de temps, je le reverrais et je redoutais ce moment où il apprendrait mon travail. Il n'était pas au courant. Je refusais. Il croyait toujours que notre boss était une personne exceptionnelle cherchant à nous venir en aide. Il ignorait tout ce qui se passait dans ma vie depuis ces huit dernières années.
En y repensant, je ne me rendais pas compte de mon changement avant de rencontrer Hanji. Je ressemblais à mes autres collègues de travail. Sans cœur, sans pitié, cruelle, vide de l'intérieur. Ma vie se résumait au contrat. Je voulais en finir et être au côté d'Eren. Je vivais l'enfer en gardant mon objectif en tête. Je regardais des hommes se faire exécuter devant moi. Ils se vidaient de leur sang à quelques mètres. Dans ma chambre, je les entendais hurler à mort. Ils suppliaient qu'on leur vienne en aide, alors je changeais de chambre pour dormir tranquillement.
J'en oubliais la notion de vie normale. En cohabitant avec Hanji, je retrouvais les sensations d'avoir un chez-soi chaleureux, de partager un repas sans risquer de finir empoisonnée. Je dormais dans un lit moelleux, dans des draps propres qui n'avaient pas servi à emballer un corps.
Les premiers mois, je ne m'y habituais pas. Je ne faisais pas confiance à Hanji. Elle ne comprenait pas pourquoi et lorsqu'elle avait deviné pour mon travail, sa vision des choses avait changé. Elle s'était décidée à me faire retrouver des émotions et avoir des sentiments.
Nous sortions dès que j'étais disponible. Elle voulait me sociabiliser, mais dès qu'une personne me touchait, je le menaçais. Elle m'avait alors emmenée avec elle faire des courses et je devais m'occuper du passage en caisse. Nous avancions en douceur. Puis le soir, je devais regarder des films émotionnels. Hanji pleurait à chaude larme pendant que je fixais la télévision, de marbre. Et au bout de trois années, j'avais pleuré devant La ligne verte. Le champagne était de sortie.
Je réussissais à parler, à mener des conversations intéressantes avec des personnes que je connaissais depuis cinq minutes. Je me sentais plus à l'aise avec des femmes pour la simple et bonne raison que la majorité de mes collègues étaient des hommes. Ils me répugnaient. J'avais vu de quoi ils étaient capables et je voulais plus que tous les rayer de ce monde. Pour cela, je choisissais uniquement des victimes masculines. Les voir mourir me plaisait. Hanji ne pouvait rien faire et avait pensé laisser le temps faire les choses. Puis, ce milliardaire avait croisé mon regard à la salle des enchères.
Je m'adossai au siège rouge, appréciant un plus beau spectacle du coin de l'œil. La lumière de la scène assombrissait ses traits, endurcissait sa mâchoire ciselée. Ses yeux bleus brillaient et me coupaient le souffle sous les éclairages. J'aimerais être la seule à profiter de ses lèvres, être la seule à entendre sa voix grave. Être l'unique à ses yeux. Pour la première fois, je ressentais l'envie d'accorder ma confiance à un homme et d'avoir la sienne.
Sous un tonnerre d'applaudissements, le concert toucha à sa fin. Les musiciens disparurent derrière le rideau rouge et les spectateurs sortirent de la salle, émerveillés. Nous quittâmes notre balcon et rejoignîmes le grand escalier central en nous fondant dans la foule. Livaï chercha ma main et emmêla nos doigts d'une poignée ferme. Je dressai le bout de mes lèvres en un timide sourire et massai le dos de sa main avec mon pouce, pensant le rassurer.
Dehors, je maintins mon foulard de ma main libre pendant que Livaï nous dirigea en direction de la voiture noire. À hauteur du chauffeur, celui-ci m'ouvrit la portière. J'entrai en lâchant la main de mon partenaire, qui lui, contourna le véhicule pour se joindre à mes côtés.
Le moteur vrombit et nous prîmes la route. Lors du trajet, le portable de Livaï se mit à sonner. Il le sortit de la poche de son pantalon et le porta à son oreille. Le regard tourné vers la fenêtre, j'entendis une voix grave et tremblante dans le combiné. Du coin de l'œil, je guettai le visage du Patron et le vis se durcir à mesure que cette personne parlait.
— L'envoi était pour aujourd'hui ! Vous vous foutez de moi ? s'énerva-t-il
L'intensité de son ton ferme jeta un froid dans la voiture. Je retroussai mes bras sous le voile pour me réchauffer et l'observai passer sa main dans ses cheveux noirs en humant de fatigue.
— Je m'en occupe, termina-t-il avant de raccrocher.
Rangeant son téléphone, il adossa son coude à la fenêtre en pleine réflexion et au bout de quelques secondes, il se décida à parler dans le même ton strict que tantôt.
— Nori, on ramène Mademoiselle (T/N) chez elle.
Je le dévisageai avec un gros « quoi » écrit sur mon front. Il évita mon regard en restant plongé vers l'extérieur. Le chauffeur ne tarda pas à répondre et changea de direction à la prochaine intersection. J'avalai ma salive avant de sortir un son de ma bouche et de regretter.
— Pourquoi ? demandai-je, doucement.
— J'ai du travail.
Il se contenta de cette excuse. Les muscles de sa mâchoire se tendirent à la suite de cet appel qui allait me gâcher cette soirée. Je refusais de rentrer chez moi.
— J'ai tout mon temps, m'exprimai-je
Son attention se tourna et ses prunelles m'épièrent un instant, semblant chercher l'erreur. Je maintins ce bleu magnifique en lui accordant un sourire apaisé et il ordonna à son chauffeur de le conduire à son travail. Je soufflai en mon for intérieur, soulagée de rester avec lui après un si beau moment passé à l'Opéra.
Après un silence reposant, nous sortîmes de la voiture et franchîmes la grande porte automatique de l'entreprise, activée par le PDG. Ce dernier ne prit pas la peine d'allumer le hall, les lumières des issues de secours nous indiquaient le chemin à suivre vers l'ascenseur. Nous entrâmes.
— Vous ne cessez jamais de travailler, remarquai-je
Je m'adossai au fond de cette cage, scrutant le téléphone de cet homme dans ses mains. Ses yeux ne semblaient pas pouvoir s'y détacher. Il ne semblait pas pouvoir me répondre non plus dans la seconde. Il le fit lorsqu'il eut terminé, puis il rangea son portable dans sa poche.
— Quand on a des employés incompétents qui confondent le jour avec le mois, prendre du repos est impossible.
Un petit sourire au coin des lèvres, je retroussai mes bras contre ma poitrine et soumis une hypothèse.
— Peut-être que vous leur mettez trop de pression et un a paniqué.
— Qu'il se rassure, il n'en aura plus, affirma-t-il
Ma voix se coupa et mes sourcils se haussèrent. Je chiffonnai mon voile en méditant à cette phrase et l'interrogeai.
— Que voulez-vous dire ?
— Je l'ai viré, se contenta-t-il de dire.
Mes dents aspirèrent ma lèvre supérieure. Je penchai ma tête d'un côté, voulant une confirmation sur la raison de ce licenciement.
— Vous l'avez viré pour une simple petite erreur de date ? m'informai-je
Mon ton accusateur le fit tiquer. Son corps se tourna face à moi et ses yeux bleus s'ancrèrent dans les miens, se remplissant de colère.
— Une simple erreur de date ? répéta-t-il, j'ai, au total, 3841 employés sous ma direction. Je délègue des missions qu'ils doivent exécuter à la lettre. Quand je pars en déplacement, je dois leur vouer une confiance aveugle, car en mon absence, je ne suis pas là pour résoudre les éventuels problèmes. Aucune erreur n'est acceptable. Minime soit-elle. Un simple écart, une déconcentration de cinq secondes pourrait causer la fin de mon entreprise. 3841 salariés, ce sont 3841 responsabilités que je leur attribue. Du simple, prise de rendez-vous aux investissements avec de futurs collaborateurs. Je n'ai pas le temps de m'attarder sur un salarié qui n'est pas capable d'envoyer un fichier dans les délais impartis.
Je plissai mon regard. Mes narines se dilatèrent tandis que je le fusillai. Mon cœur s'emballa à sa proximité, mais surtout face à ses décisions prises à la hâte.
Vous ne vous demandez pas pourquoi il a fauté ? Aussi bien, il avait une bonne raison, m'énervai-je
— Bonne ou mauvaise, la solution est vite prise. Il n'y a pas à réfléchir. Je n'ai pas le temps pour ses conneries. Je le paie pour qu'il fasse son travail, pas pour le faire à sa place, s'énerva-t-il
Je gardai mes iris plantés dans les siens, la tête haute, et me décollai du mur en avançant mon corps au plus proche de cette large carrure. À ma proximité, je le sentis se raidir. Son regard tomba sur mes lèvres et cette envie ordonna à ma langue de les contourner pour augmenter son désir. Il huma, suivant le chemin de cette dernière. Je glissai mes doigts le long de son torse, les enroulai à sa cravate bleu nuit.
— Têtu, autoritaire, violent, possessif, énumérai-je, vous montrez une image d'un homme intouchable, imperturbable, insensible aux yeux du monde entier, mais à moi, on me l'a fait pas. Vous valez mieux que ça.
Mon poignet en sa possession, il me plaqua contre le mur. Son corps me barra toute possibilité de fuite et sa chaleur nous enveloppa dans une tension suffocante. Je sentis son pouls à travers sa chemise que ma main libre caressait. Ses lèvres diminuèrent le peu d'espace entre nous et sa voix virile sortit de cette bouche excitante.
— Tu devrais te taire quand tu ignores les conséquences, me menaça-t-il, tu crois que tu es différente des autres parce que je t'ai emmenée à l'Opéra, à Paris ? Mais qui es-tu pour me juger ? Tu n'es rien.
Même s'il me mentait, entendre ça fut comme un poignard qu'on enfoncerait dans ma poitrine et qu'on le tournerait pour accentuer la douleur. Je pensais qu'il serait la dernière personne à me rabaisser sur mon rang social. Une simple roturière.
Je cachai l'émotion dans ma voix et tout bas, je m'exprimai pour le remettre à sa place.
— Est-ce qu'une personne s'inquiéterait d'une autre ? Est-ce qu'elle viendrait la réconforter dans l'avion ? Est-ce qu'elle l'emmènerait avec elle à la soirée la plus importante de sa carrière ? Est-ce qu'elle l'emmènerait voir sa mère dans un cimetière au beau milieu de la nuit ? Est-ce qu'elle lui prêterait son épaule pour pleurer ? Est-ce qu'elle lui ferait l'amour comme vous me l'avez fait ? Et est-ce qu'elle l'inviterait à un grand Opéra pour lui faire plaisir ?
Je réussis à le faire taire. Je montai ma main sur ses pectoraux, voulant mélanger mes battements de cœur avec les siens. Je les écoutai et levai mon regard vers ce bleu brillant.
— Lorsque nous sommes ensemble, votre côté protecteur prend le dessus. Vous ne pouvez pas imaginer à quel point je me sens en sécurité. Vous vous montrez attentionné, bienveillant, doux. Vous baissez votre garde, tombez le masque. Et là, je vois enfin qui vous êtes vraiment...
— Ça suffit putain ! Ferme ta gueule avant de le regretter ! gueula-t-il
Livaï me lâcha et me tourna le dos en s'aventurant dans le couloir, les épaules tendues. Ses veines à son cou grossirent à mesure qu'il encaissait mes paroles. Je le fusillai et marchai sur ses pas, déterminée à poursuivre cette conversation.
— Vous êtes effrayé à l'idée de vous rapprocher des autres. Vous jouez l'homme insensible, mais au fond de vous, vous avez peur. Peur qu'on découvre votre passé, peur d'être abandonné, peur de tout perdre une fois de plus, m'emportai-je
J'aimerais lui promettre que moi, je ne partirais jamais, que je resterais à ses côtés, mais je ne pouvais pas. Dans quelques jours, l'un de nous ne sera plus là.
Dans son bureau, je freinai lorsque sa carrure s'arrêta par surprise. J'évitai de justesse d'être projetée par cette barrière de muscle raidie par la colère. Je reculai d'un pas, laissant un peu de distance et plantai mes iris dans son regard, bouillant de rage. Sa mâchoire se contracta, son cerveau fusa d'insulte.
— Tu vas trop loin. Je n'en ai rien à faire de ce que tu penses. Je t'avais prévenu que je jouerais avec toi ! cracha-t-il
— Vous mentez. Vous vous braquez ! répondis-je
Dans un accès de colère, il balança le contenu de son bureau au sol. L'écran d'ordinateur se brisa en mille morceaux, le clavier se scinda en deux, projeté contre la vitre, les feuilles volèrent de part et d'autre du meuble.
Je cessai de parler et attendis qu'il se reprenne à une distance raisonnable. Dos à moi, il plaqua ses mains à son office et soupira en relâchant la tension dans ses épaules. Nous restâmes dans la pénombre de cette belle nuit de printemps. Je regardai un instant les luminaires au loin, les panneaux publicitaires sur les immeubles et me reconcentrai sur cet homme souffrant de l'intérieur.
Pas à pas, dans l'écho de mes talons, je me rapprochai et derrière lui, je tombai mon front sur sa nuque. À ce contact, il se redressa et mes bras vinrent encercler sa taille. Mon nez huma l'odeur de sa peau en porcelaine. Je m'accrochai à lui, refusant qu'il s'éloigne. Refusant de le perdre. Mon cœur se compressa à cette pensée. D'ici quelques jours, je le perdrais et je ne pourrais rien y faire. Je le pressai contre mon corps, bien plus fort lorsque je sentis des larmes s'accumuler dans mes yeux. Je me forçai pour les ravaler, jugeant inutile de pleurer après tout ce que j'avais enduré dans le passé. Des tortures, de la souffrance. Pourquoi pleurer à un moment pareil ?
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