chapitre 43
L'hypervigilance.
Ça a quelque chose à voir avec le stress post-traumatique et d'autres diagnostics alarmants du même acabit que réalisent les psychologues pour inciter les parents à faire pleuvoir les sous. Celui, grassement rémunéré par ma mère, chargé de rafistoler mon mental affaiblit, appelait « hypervigilance » l'état d'alerte permanent qui me rapatriait manu militari pour un rien dans le monde des horreurs, ce tombeau terrifiant et embrumé que d'autres connaissent sous le nom de « mémoire ». Il semblerait qu'à la suite de cet épisode cauchemardesque qui a déchiré mon existence en deux à la façon d'un vulgaire post-it inutile, mon esprit avait bâti pour moi une sorte de geôle putride et, dans les mois qui ont suivi la fin brutale de mon enfance, il suffisait du plus infime stimulus extérieur pour m'y reconduire.
Ça pouvait être n'importe quoi. Une chanson de Bruno Mars diffusée à la radio ou fredonnée à tue-tête par un camarade. Un coup de tonnerre particulièrement explosif. Une étiquette qui gratte la nuque. Le chant lugubre d'une ambulance qui déambule dans les rues de Londres ou l'éclat brutal, aveuglant et palpitant, de gyrophares de polices. Un timbre de voix mal dégrossi, masculin et excessivement agressif. L'apparition fugace au coin d'une rue d'un blond massif dont la stature rappelait approximativement celle de papa. Un inconnu qui cogne à la vitre de mon chauffeur avec un poil trop d'entrain pour lui signaler qu'il n'est pas autorisé à stationner à cet endroit.
Mais j'ai guéri... En quelque sorte. Parce qu'il n'y a pas - ou peu - de blessure que le temps ne puisse soigner, au moins en surface. J'ai séché mes larmes une bonne fois pour toutes, j'ai recommencé à sourire aux gens, à écouter de la musique gaie et j'ai arrêté de sursauter pour tout et pour rien parce que personne n'a envie d'être la fille qui a assisté au meurtre de son père pour toujours. Cette fille est déprimante et on la fuit comme la peste ou le choléra. Je l'ai mise au placard.
Je me suis rétablie, mais parfois, il arrive que certains imprévus ruinent mon travail de bricolage. Comme par exemple, me retrouver à l'exact endroit où tout a basculé sept ans plus tôt, en plein milieu de cette vieille scène de crime, lieu de tournage de mes pires cauchemars. Sueurs froides. Une chair de poule immonde galope sur ma peau. À l'intérieur de ma poitrine, on est en plein hiver. L'air oscille entre fardeau et privilège inaccessible.
La portière voisine fait dix fois plus de bruit qu'elle ne le devrait lorsque le conducteur l'ouvre sèchement pour s'extirper de son siège, son claquement m'extirpe quelques battements de cœur anarchiques. Le conducteur... Royce ! J'ai tué dans l'œuf à temps le réflexe idiot qui voulait que je tende le bras pour m'agripper à son T-shirt et le prier de ne pas sortir. Je ne peux pas faire ça. J'en ai pourtant très envie. Pourquoi est-ce qu'on... Qu'est-ce qu'on vient faire ici ?
Pas du macramé, c'est certain. Au hasard... prendre de l'essence, non ?
Je n'ai pas envie de rire. J'ai mal au ventre depuis qu'une sensation aussi irrationnelle qu'atroce de mort imminente s'y est sournoisement logée, l'impression qu'une de mes artères va se rompre sous la pression sanguine et me retapisser l'intérieur d'un agressif carmin. Je gèle et je transpire. Des frissons me dévorent la nuque. Ma vue s'aiguise dans le noir. Le dos et les doigts enfoncés dans le cuir de mon siège, je scrute le coquillage jaune emblématique de la compagnie pétrolière. Il brille dans la pénombre, démoniaque apparition.
Ce n'est qu'une station-service, remets-toi.
Elle ressemble affreusement à mon souvenir... Et aussi à toutes les autres stations-service du monde, j'imagine. Sauf que c'est celle-ci et non une autre.
Maintenant que j'y songe, je ne saisis pas comment j'ai pu passer un mois sur l'île sans en voir la couleur. Jace et Chris ont dû s'arranger pour m'épargner ça, d'une manière ou d'une autre. À moins que ce ne soit une simple coïncidence. À quelle fréquence les voitures doivent-elles être approvisionnées en carburant ? Et quelles sont les probabilités pour que deux catastrophes se produisent sur le même lieu ? Faibles, hein ? J'ai lu quelque part que la foudre ne frappe jamais deux fois au même endroit.
Quand la réalité se délitait autour de moi, mon postillonnant, mais sympathique psychologue, me conseillait de m'ancrer à des choses tangibles. Je tente tant bien que mal d'appliquer son conseil.
Ok.
Le contact mi-tendre, mi-rugueux, des poils du berger allemand sur mes cuisses, ça, c'est tangible. La grande silhouette ténébreuse de mon mécanicien qui s'active près de la pompe à essence, tire sur le pistolet de distribution et ouvre la trappe à carburant de sa Camaro, puis les chiffres fluorescents qui grimpent en flèche sur l'afficheur de volume et de prix. On ne peut plus tangible.
Et surtout, ne pas baisser le regard, ne pas parcourir le bitume sombre pour chercher un cadavre qui n'y est pas. Ne pas imaginer de tracés sanglants sur le goudron propre. Ne pas surveiller la lunette arrière en guettant l'apparition d'un véhicule suspect qui ne viendra pas. Ne pas anticiper de coup de feu... Ne pas...
Bon sang !
Je veux que Royce remonte dans la voiture tout de suite, qu'il appuie sur le champignon et que l'on mette les voiles ! Je remue sur mon siège tandis que mon niveau de stress pratique l'escalade à haut niveau. De combien de temps ont besoin les voitures pour se rassasier ? Cinq minutes ? Deux ? Je peux tenir. Je ne vais pas fondre en larmes, ni me ridiculiser. Qu'est-ce que c'est, deux minutes au fond ? Même pas l'occasion pour un personnage Disney de terminer une chanson. Sébastien, Ariel et Polochon auront à peine entonné « Sous l'Océan » que l'on aura quitté cette station de malheur.
J'entonne mentalement l'air enjoué que je maîtrise sur le bout des ongles pour passer le temps. De toute façon, mon mécanicien est comme une sorte de champ de force contre tous les dangers du monde : il ne peut rien arriver de mal tant que Royce est là.
Voilà. Royce est juste là. Royce est juste là. Royce est juste... Royce...
Royce s'en va.
Quoi ?
Il vient de terminer de faire le plein et là, le voilà qui tourne les talons sans l'ombre d'une explication. Atterrée, les côtes traversées par une brise polaire, je regarde son ombre imposante lui emboîter le pas tandis qu'il s'éloigne. Quitter la sécurité relative de l'habitacle ne me dit rien. Ça ne me retient pas de précipiter ma tête par la vitre entrouverte pour le retenir :
- Attends ! Où est-ce que... tu vas ?
Question peu pertinente : selon toute vraisemblance, il se dirige vers la boutique de la station, il ne part pas en randonnée au bord de l'autoroute. D'ailleurs, il ne s'arrête même pas de marcher pour me répondre :
- Pisser. Tu veux m'accompagner ? décoche-t-il en usant de cette voix qu'ont les adultes lorsqu'on leur tape sur le système.
- Oui !
C'était un cri du cœur.
Pour le coup, il s'immobilise tout net et, sans se retourner, me lance un coup d'œil par-dessus son épaule. L'aura agressive du lampadaire le frappe pile où il faut et je peux saisir au vol l'effarement qui repeint son visage. Les deux traits noirs de ses sourcils s'envolent de surprise, juste avant que son sempiternel air revêche ne revienne en force, comme un élastique étiré au maximum qui reprend inévitablement sa place en claquant.
Je me secoue, trop tétanisée de peur pour avoir la décence de rougir :
- Je veux dire... Non ! Je ne veux pas... Est-ce que je peux juste venir et t'attendre dehors ?
La sentence tombe comme un couperet.
- Non.
Si !
- S'il te plaît, j'insiste, en désespoir de cause, les doigts douloureusement crispés sur la vitre.
Je l'entends distinctement jurer.
- Putain... Tu me laisses respirer, deux minutes ?
Sur ces belles paroles, il reprend son chemin, le dos et la démarche raides comme la justice. Pourquoi est-ce qu'il est énervé, déjà ? Je ne sais même plus. Ses sautes d'humeur - chutes d'humeur serait plus adéquat - sont si fréquentes que je finis par en oublier la source. Ce que je sais, en revanche, c'est que plus sa silhouette s'amenuise à mesure qu'il prend de la distance, plus les ombres semblent gagner du terrain. Elles engloutissent voracement la voiture... Et moi avec.
J'ai lâché la vitre pour éviter de laisser des traces de doigts sur le plexiglas, Royce détesterait. Maintenant, mes mains s'entortillent dans le pelage tiède du Berger Allemand qui m'interroge du regard.
Je ne peux pas ! Tant pis si je dois endosser le rôle de la pire des casse-pieds, je ne resterai pas ici ! Le cœur en déroute, je me détache, cherche à tâtons la poignée de ma portière et m'entête :
- Ok, mais est-ce que tu pourrais respirer plus tard, quand on aura quitté cet end...
Clic.
C'est ça, le bruit que ça fait quand votre cœur s'arrête brutalement de battre ?
Non. Ça, c'est le bruit de l'activation par une clé magnétique du verrouillage automatique des portes.
Effectivement, quand je trouve enfin la poignée et tire dessus, l'insolente refuse de m'obéir. J'ai beau la secouer, rien n'y fait !
Qu'est-ce que...
- Reste dans la voiture, conclut le mécanicien de loin, passablement excédé.
Reste dans la voiture...
« Lily ! Qu'est-ce que j'ai dit ? Tu ne bouges pas ! Tu restes dans la voiture ! ».
L'avertissement de papa retentit à mes tympans avec un degré de réalité effroyable.
Oh non ! Non, non, non !
Je tressaille, je m'étouffe avec ma salive, et j'appelle :
- Royce ? Attends ! Royce !
Mais je crie dans le vent, il n'est même plus là. Il n'y a plus que moi.
Et papa, un peu.
Peut-être même l'autre.
Non, juste toi. La réalité, le tangible... Tu te souviens ? Reste sur terre.
Oui. Royce. Royce est réel, alors c'est sur lui que je me concentre. Sur son profil impérieux que j'entrevois à travers les grandes vitres illuminées du bazar de la station. Il a menti. Il n'est pas aux toilettes, mais au téléphone dans la boutique d'équipements et accessoires automobiles. Il a sûrement dit ça pour me tenir éloignée et ne plus m'avoir dans les pattes. J'ignore qui est l'interlocuteur à l'autre bout du fil, mais il doit passer un sale moment, confronté à la douce humeur du mécanicien. Je me focalise si fort sur lui, m'empêchant même de ciller par peur de me retrouver dans le noir, que mes cornées se mettent à picoter.
Ensuite, il disparaît dans les rayons ainsi que de mon champ de vision, me laissant seule avec mes spectres. Mon souffle s'accélère, s'embouteille. On n'entend plus que lui et le concerto endiablé que joue mon pouls. J'enfile la capuche de mon sweat-shirt et tire sur les manches longues pour faire disparaître mes mains à l'intérieur. J'essaye comme je peux de me distraire, je trompe l'anxiété et tiens les monstres à distances à coups de questionnements sans intérêt, ni réponses. Du genre : à quelle espèce d'animaux appartient T'choupi ? Est-il même un animal ? Pourquoi est-ce qu'il n'a pas d'oreilles ?
Piètre subterfuge. Je ne peux toujours pas respirer sans boire la tasse.
Je suis enfermée dans une voiture. Papa est mort ici, quelques mètres plus loin, sur le goudron luisant, dans une flaque grossissante de sang noir.
Pourquoi les cuisines ont parfois des faux tiroirs et les jeans des fausses poches ? C'est stupide.
C'est là qu'il s'est... évanoui. Là qu'il a cessé d'exister. D'être. De vieillir. De m'aimer. De me protéger.
Chut.
Quelles sont les premières personnes qui, en découvrant les huîtres, ont été prises de l'envie d'ingérer la matière visqueuse - très similaire en apparence à un écoulement nasal -, que ces mollusques renferment ?
Les gens meurent. C'est ce qu'ils font, c'est comme ça. Je pourrais mourir, moi aussi. Peut-être même aujourd'hui. Peut-être même maintenant.
Pourquoi est-ce qu'Eragon 2 n'est jamais sorti en film ? Et Percy Jackson 3 ?
J'ai l'impression que je vais mourir. Est-ce que les mauvais pressentiments se révèlent parfois fondés ? Si je tarde trop à mourir, est-ce que je risque d'être plus vieille que papa quand on se retrouvera au paradis ? Est-ce que papa loge vraiment au paradis ou est-ce qu'il n'est juste... plus ?
Pourquoi est-ce que Royce ne revient pas ? C'est vrai, qu'est-ce qui lui prend autant de temps ? Ils sont en rupture de cigarettes ? Quand est-ce qu'il est parti, déjà ? Il y a quelques minutes ? Quelques heures ? Et pourquoi diable est-ce qu'il fait nuit à ce point ? Le ciel est-il toujours d'un noir aussi profond ou est-ce seulement ce soir ? Il me semble qu'il faisait également très sombre quand...
Des phares puissants illuminent l'habitacle de la Camaro lorsqu'un véhicule inconnu se gare juste derrière nous.
« Mets tes mains derrière la tête ! Je déconne pas ! Mets tes putains de mains derrière ta tête ! »
L'intonation agressive vient de partout et de nulle part. Comme une enfant un soir d'orage, je me condamne mes oreilles à deux mains. Ça ne sert à rien parce que tout est dans ma tête, je suis encore juste assez rationnel pour le savoir. Je tremble dans mon siège. Comme une feuille d'arbre croustillante et maltraitée par l'automne. Je tremble malgré Rambo qui a enfoncé son museau humide dans les replis de mon sweat-shirt, malgré papa qui me rassure comme il peut dehors.
« Ça va aller, Lily. Tout va bien. Reste dans la voiture, tu m'as compris ? Ne bouge pas de là, d'accord ? ».
Son timbre à lui fait encore plus de dégâts que celui du meurtrier, il me laboure les entrailles comme une machine agricole.
Ce ne serait pas différent s'il se tenait tout près de moi, sur le point de tomber une seconde fois sous mes yeux. D'ailleurs, il est là... En quelque sorte. De l'autre côté de ma vitre sur laquelle je n'ose plus poser les doigts. Seulement les yeux. Je le perçois. Dans l'obscurité confondante, je distingue presque ses contours fantomatiques. Le polo sombre qu'il portait cette nuit-là, ses boucles pâles qui juraient avec la nuit et son maintien droit... même face à la mort.
Papa...
Il n'y pas de papa. Papa n'est pas là, il n'est plus qu'un corps décomposé qui repose six pieds sous terre, dans cette tombe sur laquelle tu ne vas jamais déposer de fleurs.
Recroquevillée, le menton soudé au sternum, j'étouffe un sanglot dans mon col. Soudain, j'ai à nouveau onze ans, je me noie le sel de mes larmes comme dans cette affreuse veste de baseball girly dont l'étiquette m'irritait la nuque et je me retrouve seule dans le noir face à la tragédie... La vraie, l'horrible.
Une souffrance mentale telle que je n'en ai plus connu depuis des années me vrille la poitrine. Et Nathan n'est même pas là pour calmer la douleur et me rappeler de respirer. Je veux Nathan ! Je le veux immédiatement ! Je veux ses paroles réconfortantes mélangées à son haleine de pain d'épice, son sourire plein d'assurance, ses yeux gorgés de soleil, ses étreintes réparatrices et aussi la vieille capuche toute douce qui lui servait secrètement de doudou.
Entre mes jambes, le Berger Allemand s'agite nerveusement et escalade à moitié mes genoux, contaminé par mes mauvaises ondes. Seule son odeur un peu agressive me permet de garder un lien - ténu - avec le moment présent. Il sent davantage le gasoil que le chien. Dehors, papa négocie de sa voix calme et sereine de super-héros mortel.
« Tu toucheras pas à ma fille, on est d'accord ? »
Le chagrin, la terreur et l'horreur ne sont rien de moins que des ogres impitoyables. Réunis, ils vous détruisent avec autant d'efficacité qu'une grappe de dynamite enfouie entre vos deux poumons. Je suis obligée de me serrer dans mes bras pour empêcher ma cage thoracique d'éclater sous la pression.
Nolan Foster perd patience.
« Où tu la mis, putain de merde ? »
Mis quoi ? De quoi est-ce qu'il parle ? Quoi qu'il veuille, donne-le-lui, papa !
« Lily ! Qu'est-ce que j'ai dit ? Tu ne bouges pas ! Tu restes dans la voiture ! »
S'il te plait papa, ne...
Et soudain, l'illusion n'en est plus une.
Ma supplique mentale se dissout dans un nuage gris de frayeur pure alors que l'obscure silhouette du meurtrier se dessine brutalement à ma vitre. Réelle. Juste de l'autre côté de la séparation transparente... à une respiration de distance, mais je ne respire plus. Du tout.
Dehors, l'homme en noir actionne la poignée de ma portière qui refuse de s'ouvrir, je me mords accidentellement la langue. La douleur explose en même temps que mon pouls tandis que l'intrus s'acharne. Il est si grand que je ne distingue pas son visage qui doit dépasser au-dessus de la voiture.
Je ne veux pas mourir !
Immense, terrifiant, tels sont les adjectifs qui me viennent pour qualifier le poing monumental qui cogne maintenant à ma portière, au même rythme suffocant que mon cœur. À la cacophonie des coups frappés contre ma vitre et mes côtes viennent s'additionner les jappements furibonds de Rambo, le chien peinant à se décider entre aboiements rauques et grognements. J'ai ramené mes genoux contre moi, je les étreins aussi fort que je peux pour occuper le moins de volume possible.
C'est sans doute présomptueux, seulement, je crois que la plupart des gens traversent leur existence sans goûter à la vraie peur, ce frémissement de l'âme, cette émotion brute qui assombrit le décor, la douleur thoracique qui l'accompagne, le besoin urgent de disparaître, les inspirations gelées qui vous glacent la trachée, la lumière qui...
La lumière ?
Une lumière barbare m'éblouit complètement et, dans ma confusion, je me demande si c'est ce que ressentent les délinquants lorsqu'un agent de police pointe sa torche sur leurs rétines.
- Mademoiselle Williams ? Mademoiselle Williams ! Vous allez bien ?
Mademoiselle Williams ?
C'est tellement... tellement cérémonieux. Personne ne m'appelle comme ça. Enfin si, mes enseignants le faisaient. Et mon chauffeur, aussi. Sans compter les employés de Chris... J'étrécis les yeux pour m'épargner une cécité précoce et distinguer au mieux les traits du malfaiteur courtois, qui a enfin la courtoisie d'abaisser la... le téléphone portable qui lui sert de lampe.
Des taches lumineuses perturbent encore mon champ de vision, mais je finis par reconnaître le monsieur. Lui ainsi que son double, qui patiente légèrement en retrait. Timon et Pumba, aka les deux cerbères qu'a engagés mon oncle il y a une semaine pour camper devant notre portail et effrayer mouettes et visiteurs indésirables. Chris m'a donné leurs vrais noms, mais ils me sont sortis de la tête et impossible de réfléchir avec le berger allemand qui joue toujours des cordes vocales tout près de mes oreilles.
- Mademoiselle Williams, pouvez-vous déverrouiller la voiture ? demande patiemment le demi-géant, une pointe de compassion dans sa grosse voix de garde du corps.
Lui, c'est Pumba et il me semble beaucoup moins affable que son homonyme phacochère. Il a des airs de sauvageon comme l'acteur d'Aquaman alors que son compère possède une pilosité bien organisée. Qu'est-ce qu'ils font là, tous les deux ? Ils nous suivaient ou quoi ? Ne devraient-ils pas être en train de dormir ?
Je resserre le nœud de mes bras autour de mes jambes repliées. Les revenants ont déserté les lieux. Au fond de sa cage de givre, mon cœur ralentit enfin sa course, il s'accorde même une pause bien méritée pour boire de l'eau et reprendre son souffle, si tant est que les cœurs fassent ce genre de trucs. Je n'ai plus peur, je me sens juste... étrangement vide, comme un Tupperware abandonné. Comme le bocal d'un poisson mort. Comme si mes émotions avaient déteint, éclaboussées d'eau de javel.
Timon se renfrogne en me voyant secouer la tête. Ma réponse se perd entre deux aboiements musclés.
- C'est Royce qui a les clés, je livre d'une voix fragilisée en traversant le parebrise du regard au moment où l'intéressé émerge de la boutique comme un diable de sa boîte.
Il pousse la porte du complexe si fort que le battant va valdinguer contre la façade, c'est pourtant le genre de porte trop massive contre lesquelles les humains lambda doivent lourdement presser l'épaule. Il n'a aucun délai de réaction en découvrant les deux ombres colossales postées près de son véhicule, il a dû les apercevoir depuis la boutique. De la fumée n'est pas loin de lui sortir par les naseaux.
Tendu comme un ressort, il trace dans notre direction avec l'aplomb d'un bulldozer prêt à déboiser des hectares de forêt. Il n'atteint toutefois pas la Camaro, les subordonnés de mon oncle se redressent comme un seul homme et le rejoignent à mi-chemin, l'air presque aussi furibond que le mécanicien.
À partir de là se joue pour moi une pièce de théâtre muette. Je ne perçois rien de plus que des éclats de voix masculins, graves et chargés de colère des deux côtés. Rambo est repassé en mode silencieux. Le menton en équilibre sur mes genoux remontés, j'effleure son crâne en observant la scène qui se déroule sous mes yeux, délimitée par le rectangle du pare-brise plutôt que par des rideaux pourpres.
Je regarde surtout Royce, qui a la bonne idée de se mettre à dos deux mastodontes, croisements mythologiques improbables d'Hercule et d'un titan. Son front est très proche de celui du barbu, comme s'il prévoyait de lui envoyer un coup de tête. J'apprécierais qu'il évite.
Même à cette distance, même en pleine nuit, je n'ai pas de mal à deviner son expression. Je vois ses poings qui se ferment et se serrent, l'un d'eux froissant méchamment le sac en plastique qui contient ses achats, ses yeux se changer en deux torches ravageuses et brûler d'animosité dans le noir. Je soupçonne le muscle mécontent à sa mâchoire de faire de la corde à sauter.
Quand est-ce qu'on part ?
Je le regarde parler – vociférer. Puis écouter. Et enfin se pétrifier comme pour encaisser un choc, reculer d'un pas et se dévisser le cou pour poser les yeux sur sa voiture... Sur moi ? Lorsque le plus téméraire des deux colosses ose enfoncer un index accusateur dans la poitrine du mécanicien, je bloque mon souffle, prête à assister à un déferlement de violence.
Mais non.
Après avoir repoussé le garde du corps avec un regard mauvais, Royce leur tourne le dos et rejoint sa Camaro, qu'il s'empresse de déverrouiller. Très vite, avant que j'aie pu me recomposer une expression à peu près sereine ou ne serait-ce qu'y songer, il se matérialise devant ma portière et l'ouvre avec encore plus de brusquerie qu'un personnage de GTA en plein car-jacking.
Il ne dit rien. Il reste planté là, grand et droit comme un poteau de rugby ou un building américain, les prunelles grouillantes de mauvaises pensées. Est-ce que j'ai pleuré ? J'espère bien que non. Déjà que je dois ressembler à l'un des personnages des « Noces funèbres » de Tim Burton : toutes mes couleurs ont déserté mon visage, je le sens. Celui de Royce est également anormalement pâle, comme si l'on était à Moscou et non en Floride. Les traits qui creusent ses joues livides et celui, acerbe, de ses lèvres, ne tranchent que plus fort sur le reste. Je remarque tout ça en deux secondes à peine, je ne m'autorise pas à croiser son regard plus longtemps.
Je baisse presque immédiatement les yeux sur son avant-bras, un terrain plus sympathique et inoffensif que son expression. La boussole d'encre indique sagement le nord au milieu des flammes, sur sa peau encombrée. Pendant ce temps-là, lui me dissèque de son regard trop intense. Sous son examen, je m'aperçois que mes semelles s'enfoncent toujours dans le cuir du siège. Guidée par un heureux instinct de survie, je repose mes pieds en murmurant des excuses à l'intention du creux de son coude. Bien que le dessous de mes tennis soit relativement propre, une certaine personne – suivez mon regard - n'apprécie sans doute pas de me voir profaner de la sorte son bien de collection.
Rambo est le premier à rompre le silence en poussant un unique jappement, ensuite le timbre caverneux et bas du mécanicien prend le relais :
- Tu veux rentrer chez toi ? propose-t-il, austère, en désignant d'un geste un peu mou les deux portes de prison qui contractent les biceps derrière lui. Ils vont te ramener.
Avant même qu'il n'ait fini sa phrase et sans prendre la peine de me consulter, ma tête est déjà en train de dodeliner de gauche à droite, puis de droite à gauche, pour décliner l'offre. Face à son air perplexe, je l'éclaire :
- Je veux...
Pourquoi est-ce que ma voix a l'air d'être passée au rouleau compresseur ? Je chasse le chat que j'ai dans la gorge et reprends :
- Je veux rester avec toi.
Royce ne relève pas. Est-ce qu'il va m'obliger à monter avec eux ? J'ai du mal à déchiffrer ses traits. Deux plis d'incompréhension forent son front partiellement dégagé et ses doigts blêmissent autour de ma portière. Quand il finit par la refermer doucement après un laps de temps interminable, une espèce de dégoût marquant son faciès hostile, je laisse échapper un soupir de... Un soupir, c'est tout. Qu'est-ce que les hommes de Chris sont allés lui raconter ?
Mes yeux oscillent entre eux, qui prennent leur mal en patience, leurs bras en forme de saucisses croisés dans l'expectative, et Royce qui contourne son véhicule sans leur accorder la moindre attention. Une fois de retour derrière le volant, il répartit sèchement le contenu de son sac de course, jetant un bidon rempli de liquide fuchsia sur la plage arrière – « liquide de refroidissement » dit l'étiquette – et le reste de ses achats sur le tableau de bord. Des cigarettes de sa marque favorite et un sachet de donuts industriels. Je ne le pensais pas être du genre à aimer les donuts.
Une brutale torsion de clé dans le démarreur et un ronflement de moteur plus tard, la station essence se met à rétrécir dans le rétroviseur. Elle désenfle en même temps que mon mal-être. Puis il me faut à nouveau batailler pour faire entrer l'oxygène parce que je me souviens avoir regardé de la même façon ce lieu maudit disparaître dans la glace du Pick-up de Dallas.
À moitié consciente sur le siège passager du Texan, j'avais malgré moi gravé dans ma mémoire ce remue-ménage funèbre et à peine réel. Les taches de couleurs rouges et bleues que formaient les véhicules de polices et d'ambulance derrière mes larmes, les rubans jaunes qu'on déployait pour sécuriser le périmètre comme s'il s'agissait d'une scène de série policière et pas des ruines fumantes de mon existence, le blanc immaculé de la chemise de Chris et sa haute silhouette pâle, immobile, inébranlable, dressée au milieu du chaos.
Je renifle en laissant mon regard se perdre à l'extérieur sans m'attarder sur rien en particulier. Je ne demande pas non plus où l'on va. Je compte les intervalles entre chaque lampadaire que l'on dépasse à vive allure. Je colle ma langue contre mon palais et la décolle une fraction de seconde quand on double un poteau électrique. Ensuite, je la recolle jusqu'au prochain poteau. Ça m'occupe. La vitre n'est ni chaude, ni froide, ni tiède contre mon front. Elle n'a juste pas de température. La zone près de ma bouche devient opaque à cause de la condensation de ma respiration, je finis par effacer la buée d'un revers de manche sans rien écrire dedans.
« Où tu la mis, putain de merde ? », enrage le souvenir du tueur, dans ma tête.
Je ne me souvenais même pas qu'il ait dit ça. D'ailleurs, est-ce qu'il l'a vraiment dit ou est-ce que ma mémoire me joue des tours en se prenant pour Martin Scorsese ? Et c'est bien réel, est-ce que c'est important ? Oui. Ça l'est forcément... Le motif du meurtre avancé à l'issue de l'enquête était celui d'un règlement de compte. Quelqu'un qui veut régler ses comptes ne pose pas de question, mais l'homme a dit « où tu l'as mis », j'en suis presque sûre. Et il a fouillé les poches de papa. Est-ce que la police a jugé ce détail non pertinent pour l'enquête ? Mon esprit s'emballe et part au triple galop, martelant mon crâne de ses grands sabots et m'infligeant une migraine du diable.
Dans la boutique du tatoueur, ce scorpion avec un nom bizarre... Horse ! Il a dit que papa possédait quelque chose que beaucoup de gens convoitaient ! Pourquoi est-ce que je n'ai pas cherché à en savoir plus ? Je suis bête ou quoi ? Je ne le reverrai probablement plus jamais ! Je tente de me rassurer en me disant que s'il y avait vraiment eu quelque chose à trouver, le groupe d'enquêteurs chargé de l'affaire aurait forcément mis la main dessus. Après tout, ce sont eux les professionnels, ils ont des techniques hyper développées, des équipes scientifiques formées pour tout analyser... Je ne suis pas Sherlock Holmes, moi, je ferais bien de descendre de mes grands chevaux.
« Où tu la mis, putain de merde ?
Est-ce que j'ai répété cette phrase aux enquêteurs, au moins ? Oui. Probablement. Je crois. Je l'ai fait, non ?
Bon sang, je ne sais plus... Je ne me rappelle plus, je réalise avec horreur en tirant sur la ceinture qui m'étrangle.
Je me rappelle le brouillard qui me suivait partout dès le lendemain. Les policiers sans visage qui me répétaient les mêmes questions, inlassablement, dans une pièce terne et triste comme le monde en essayant de m'amadouer avec des biscuits dont je me fichais éperdument jusqu'à ce que maman ne dise stop. Je me rappelle qu'elle a décidé de rentrer en Angleterre sur un coup de tête, juste après l'enterrement auquel elle a refusé que les enfants assistent.
Je me rappelle que Nate pleurait à l'Aéroport, qu'il pleurait parce que je ne pleurais pas, parce que je ne parlais pas, parce que personne ne voulait rien lui expliquer, à part que son « oncle Wyatt » était monté au ciel et qu'il devait « laisser Lily tranquille ». Je me rappelle que les deux filles devant nous dans l'avion regardaient LOL USA sur grand écran et que j'avais les yeux rivés sur Miley Cyrus quand je me suis rendu compte que je n'avais même pas eu le temps de dire au revoir à Chris.
Voilà tout ce dont je me rappelle. Et si j'avais oublié de fournir des informations cruciales pour l'enquête ? Si à cause de moi, le dossier avait été refermé trop vite ? C'est l'enfer. Je me sens... Je me sens...
De frustration et d'impuissance, je tire sur les lacets de mon sweat-shirt, resserrant la capuche que je porte toujours de manière grotesque, jusqu'à faire presque disparaître mon visage à l'intérieur.
C'est comme une cape d'invisibilité sauf que je suppose que ça ne me rend pas invisible. Je me retrouve dans le noir. Rien qu'un instant, parce qu'après, une main d'homme me retire de force ma cape d'invisibilité, détendant le cordon. Dans le mouvement, des doigts rêches m'effleurent le front. Contact éclair.
Des éclairs, il y en a plein dans les yeux de Royce. Pas des vrais, évidemment, mais on les devine malgré tout au milieu du gris et de la tourmente. Comme toujours, surveiller la route en conduisant semble être une option facultative pour lui, au même titre que le français ou le water polo dans mon ancien lycée. Il me scrute en dessous de ses sourcils froncés à vie et je ne sais pas s'il m'interroge du regard, mais je m'explique quand même :
- J'ai de très mauvaises pensées, je souffle en buvant la tasse dans l'argent fondu de ses iris. Tu fais quoi, toi, quand ça t'arrive ? Pour les chasser.
Il met trois ans et demi à répondre. Je suis sérieuse, j'ai le temps de trouver un appartement dans le Coral Gables et d'être pratiquement diplômée avant qu'il ne débite platement :
- Je passe du bon temps avec des blondes miniatures trop indulgentes et je leur pourris la vie en récompense. Tu veux que j'allume la radio ?
Le ton est las, presque monocorde.
Haussant les épaules devant l'improbable suggestion – il n'allume jamais l'autoradio, jamais, jamais – je médite sans bruit sur ses paroles. Il parle de moi. Est-ce que je suis trop indulgente ? Je ne me suis jamais vraiment posé la question. Les filles normales sont-elles moins clémentes, plus rancunières ? Je me fâche quand Nate grimpe sur mon lit avec ses chaussettes de la journée et il m'est déjà arrivé de l'ignorer pendant plusieurs heures après qu'il m'ait manqué de respect, donc je ne pense pas être trop indulgente. Je ne pense pas non plus que Royce me « pourrisse la vie ». Même si c'est sûr qu'il la complique.
Il a allumé la radio, finalement.
Ses longs doigts triturent les boutons alors qu'il cherche une chaîne « potable ». Il zappe une émission sur le plaisir féminin avant même que j'aie le temps de le réclamer ou de me sentir mal à l'aise, une pub pour un rasoir masculin ultra performant et un morceau de rap qui me donne envie de grincer des dents. Après avoir baissé un peu le volume, c'est sur une chaîne de musique pop qu'il abandonne le poste. Un titre romantique assez mièvre chanté par un garçon encore épargné par la mue s'échappe des enceintes de la Camaro et je mettrais le bout de mes phalanges à couper que Royce déteste. Il doit se dire que c'est le genre de choses que j'écoute. Et il aurait raison.
Mon rythme cardiaque se tempère de lui-même, comme pour aligner ses battements sur le tempo mélancolique du refrain. Quand j'ouvre la bouche pour parler, les yeux sur mon rétroviseur occupé presque en entier par une Dodge métallisée dont j'identifie sans mal les occupants, je suis forcée de couper la parole au chanteur.
- Ils vont vraiment nous suivre toute la nuit ? je marmonne dans mon col alors que le jeune homme demande à sa bien-aimée de le laisser tomber en douceur, de lui montrer un peu de sympathie. C'est ridicule, qu'est-ce qu'ils s'imaginent qui pourrait m'arriver ?
- J'en sais rien. Un abruti pourrait t'enfermer dans sa caisse et t'abandonner pile à l'endroit où t'as vu ton père se faire plomber la cervelle, rétorque froidement le mécanicien.
Ah.
Le choix de mots me tire une espèce de grimace. En général, les gens évitent de me rappeler que mon père s'est fait « plomber la cervelle ». Après coup, Royce doit s'en rendre compte parce qu'il secoue faiblement la tête et que ses lèvres se contorsionnent dans une discrète mimique écœurée. N'empêche, je me disais bien que les deux molosses de Chris n'avaient pas su tenir leurs langues. Mon oncle a engagé des commères. Je reste étonnée que Royce ait eu besoin de ça pour savoir, il me semblait que l'île au complet avait eu vent de l'affaire, outre les quelques détails sordides maintenus confidentiels pour nous épargner. Le journal fait-il partie des nombreux luxes dont le milieu carcéral vous prive ?
Je souffle et continue de surveiller le véhicule qui nous course avec une moue contrariée. Et sans pouvoir m'en empêcher, je précise dans un murmure à peine audible, mais audible quand même :
- Je ne pense pas que tu sois un abruti.
Royce délaisse le parebrise sur lequel il avait enfin décidé de se focaliser pour braquer toute la puissance de son regard sur moi. Écrasée par son intensité, je me tasse dans mon siège. Il établit sèchement son diagnostic en s'arrêtant au feu rouge - une fois n'est pas coutume.
- Ta mère t'a bercée trop près du mur, t'as les réflexes en vrac. Si quelqu'un me bouclait dans sa bagnole, t'as une idée de ce que je lui ferais subir ?
Je hausse les épaules en fixant un Rambo assoupi, roulé en boule entre mes converses.
- Tu l'étranglerais. Mais, seulement après lui avoir cassé le nez.
- T'as envie de me casser le nez ? s'enquiert Royce d'une voix neutre, l'air... absent.
- Bien sûr que non !
Quelle idée !
Je crois l'entendre soupirer, mais le cliquetis des clignotants m'empêche d'en être certaine. On contourne le quartier résidentiel endormi à cette heure comme le reste de l'île. Sur ma gauche, de l'autre côté de la vitre de Royce, se multiplient pelouses luxuriantes délimitées dans une implacable géométrie, palissades immaculées et bâtisses assiégées de palmiers.
Ici, les tons pastel sont de rigueur. Les maisons sont des versions miniatures de celle de Chris et, même privé de soleil, l'endroit m'évoque un village de poupées à taille humaine. Très mignon. Très Américain. S'il faisait jour, je m'attendrais presque à voir une quadragénaire bien conservée, un tablier des années 90 noué autour de la taille, sortir embrasser son mari sur le porche pour lui souhaiter une bonne journée au travail.
Ambiance Desperate Housewives.
L'avantage, c'est que je peux faire semblant d'admirer l'architecture de style Conch avec ses revêtements en bois coloré, ses fenêtres à guillotines et son design marin alors qu'il n'y a que Royce qui m'intéresse. Seulement lui.
Là, par exemple. J'ai l'air de contempler par-dessus le bras du conducteur une charmante habitation rose et bleue que je soupçonne d'héberger un personnage de Lego Friends. En réalité, c'est surtout le profil figé du mécanicien qui retient mon attention. Son muscle temporal qui se débat sous la peau. Ses joues peu colorées et creusées par la crispation de son visage. Son regard tranchant et fixe sur lequel ses paupières ne clignent que rarement. Ses lèvres dures qui s'entrouvrent lorsqu'il demande brusquement sans desserrer les dents :
- T'as dit que c'était quoi son blaze ?
Il est repassé au point mort. L'étroite allée sur laquelle on circule est encombrée par un minivan chargé comme un mulet. Une famille ensommeillée s'affaire à décharger le véhicule, les bras hissés vers le coffre de toit. Correction : les parents s'affairent à décharger le véhicule pendant que leur jeune descendance se lance dans un combat à mort, armée d'oreillers de voyage. Je regarde les enfants se courser dans la rue, piétinant les parterres de fleurs sans égards pour les jardiniers, et je nous revois, Nate et moi, au même âge.
Est-ce que Royce vient de me parler ? Je me recentre sur lui. L'indulgence ne faisant définitivement pas partie de son répertoire, je suis surprise qu'il n'ait pas encore klaxonné pour disperser la petite troupe. Qu'est-ce qu'il vient de me demander, déjà ?
- Euh... quoi ?
J'ai du mal à me concentrer avec ses doigts qui pianotent un air saccadé sur le volant, les tics d'impatience lui ressemblent peu. S'il ne s'agissait pas de Royce Walters, un homme bâti à chaux et à sable - le plus inébranlable que je connaisse -, je dirais qu'il a l'air nerveux. C'est possible ?
- Le nom du type qui a abattu ton père, m'aiguille-t-il sans états d'âme.
C'est la douche froide. Un peu comme celles que l'on nous se force à se coltiner avant un cours de natation. À part qu'aucun bassin accueillant et gorgé de soleil ne m'attend. Mes épaules se voutent, aussi réticentes que moi à aborder le sujet.
- Ah. Je ne l'ai pas dit.
Dehors, les deux garnements ont enjambé la clôture de leurs voisins et jouent avec le système d'arrosage automatique, sourds aux remontrances de leurs parents. Dans leur Dodge peu discrète, les gardes de Chris sont également à l'arrêt, à quelques mètres de notre pare-choc.
- Foster. Nolan Foster.
J'ai divulgué ce nom si bas qu'il manque être balayé par le timbre suave de The Weeknd, ça n'empêche pas le patronyme de m'écorcher la langue. Je déglutis pour faire passer un mauvais goût imaginaire.
Si je peux affirmer sans faux-semblants être le genre de personne qui ne s'épuise pas à nourrir d'animosité envers quiconque, Nolan Foster est l'exception qui confirme ma règle. Je sais bien qu'on ne doit pas penser de mal des morts, mais celui-ci est l'un des rares êtres humains à m'inspirer de la haine. J'ai mémorisé ses traits comme un poème abstrait que l'on apprend par cœur pour l'école, contraint et forcé, et je les invoque de temps à autre, lorsque j'ai besoin de quelqu'un à haïr cordialement. Parfois, comme cette nuit, j'entends sa voix. Ou une version déformée par mes vieux souvenirs de sa voix.
« Mets tes mains derrière ta tête ! Mets tes putains de mains derrière ta tête ».
Royce redémarre sans commenter. Perdue dans mes pensées, je ne me suis même pas rendu compte que le couple a rangé sa voiture et disparu dans la maison avec ses deux sioux. Je cherche à croiser le regard du mécanicien, mais le sien se perd du côté de sa vitre et je n'ai plus accès qu'à sa nuque dégagée et à l'angle prononcé et un peu barbu de sa mâchoire.
C'est à ce moment-là que germe la pensée. Une mauvaise pensée, pour changer. Elle ne germe pas, elle tombe du ciel, voir de plus haut... Une sorte de débris spatial qui entre violemment en collision avec mon esprit et le taille en pièce.
Est-ce que...
Coucou !
Le chapitre vous a plu ?
Je sais qu'on ne reçoit pas forcément les notifs des annonces, alors je vous résume ça ici :
1 - Je posterai approximativement un chapitre par semaine à partir de maintenant (s'il y a un jour qui vous arrange, mettez le moi en commentaire, sinon ce sera sans doute le mercredi aprèm comme avant). Mon rythme de travail s'est davantage corsé cette année, donc je ne peux pas vous promettre une régularité exemplaire, même si je ferai de mon mieux ! Tout ça pour dire que si je ne publie pas à temps une semaine, pas de panique, je ne me suis pas faite écraser par une voiture, seulement par une montagne de travaux à rendre et de fiches de révision !
2 - Insta a désactivé mon ancien compte sans vraiment donner de raison, j'en ai donc créé un nouveau après avoir digéré la déconvenue : @cocoblood777_ (c'est comme avant, il y a juste un tiret du bas bien moche en plus). Je remettrai petit à petit mes anciens posts pour qu'ils ne soient pas perdus, mais j'ai aussi prévu de nouveaux concepts !
Très bonne fin de journée !
Update : À la demande de quelques personnes qui se sont manifestées en MP et en commentaire, je posterai finalement les chapitres le Samedi, dans l'après-midi ! À Samedi !
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