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Chapitre 29

Les gens se mettent en colère tout le temps, c'est une émotion inéluctable de notre panel. Moi-même, il m'arrive parfois de la ressentir. Quand les policiers font un usage abusif et injuste de la violence. Quand les dirigeants brésiliens demeurent les bras croisés alors que la forêt amazonienne part en fumée. Quand Nate me spoil mes séries préférées. Comme avec The Walking Dead, quand il m'a raconté que... Enfin, bref. Généralement, on est soit un peu en colère, soit très en colère, soit très très en colère. En cela, la colère de Royce diffère de celle des autres. Comme une pièce de monnaie, elle possède deux faces, elle prend généralement deux formes diamétralement opposées, sans cet éventail de nuances possibles entre les pôles.

La première se manifeste physiquement dans un cocktail de violence très mal régulée. Aussi brûlante qu'un étang de lave en fusion, elle métamorphose son apparence, remodèle ses traits et fait de lui quelqu'un d'autre. N'importe quel témoin neutre pourrait la qualifier de folie furieuse. Parfaitement indomptée, elle présente un aspect toxique, tentaculaire... pareille à une meute de fauves que l'on relâche brusquement dans la nature après les avoir affamés dans les règles.

Le second versant de cette humeur est différent, mais pas moins inquiétant. Sa colère se montre alors masquée, une ombre de sa jumelle. Aussi rigide et lisse que l'autre est flexible et froissée, aussi glaciale que son double est incandescent. Cette version-là du mécanicien est un iceberg indestructible, un mur de givre hérissé d'épines gelées. C'est elle qui me guide sèchement vers l'extérieur du pub d'une main pressée entre mes omoplates. Dans mon dos, ses doigts vibrent, comme parcourus d'un violent courant électrique.

Je presse le pas pour éviter de le contrarier et, très vite, l'asphyxiante effervescence du bar est derrière nous, remplacée par les odeurs de vide-ordures et la pluie tenace qui poursuit sa chute à l'extérieur. Les gouttelettes me percutent sans relâche et rincent les preuves de ma frayeur passagère sur mon visage. Je suis trop frigorifiée pour percevoir leur température. J'ai beau resserrer les pans du blouson en cuir autour de moi, rien n'y fait. Le froid s'est créé un nid de neige dans ma poitrine et il campe sur ses positions.

On a à peine gagné le trottoir que Royce s'écarte, m'arrachant son contact. Son alter ego réfrigérant ouvre la marche, longe prestement un kiosque à journaux vandalisé, quelques bâtiments en piteux états et deux trois commerces fermés. Sous son T-shirt assombri par les trombes d'eaux qui nous assaillent, ses trapèzes contractés ondulent subtilement. Ses mâchoires sont de pierre, quelqu'un pourrait s'y fracasser les phalanges en tentant un assaut. Dans cette zone, un muscle convulse furieusement, prêt à déchiqueter la peau.

Alors que je me repasse le film du dernier quart d'heure - un horrible thriller -, Royce pile devant un énorme 4x4 en état avancé de ruine. Je le reconnais sans mal. Le monstre d'Hunter, aussi corpulent que son propriétaire, est extrêmement mal garé. Sans compter que l'un des rétroviseurs pend mollement contre la portière dans un enchevêtrement de câbles colorés et que la plaque d'immatriculation arrière est à moitié effacée. Est-ce que c'est légal, au moins ?

Le mécanicien déverrouille le véhicule d'une pression sur la clé qu'il a réquisitionné avant de quitter le pub. Il m'ouvre mécaniquement la portière passagère dans un geste qui pourrait passer pour galant chez n'importe quel autre homme, mais qu'il exécute avec une froide impatience.

- Monte, ordonne une version désincarnée de son timbre.

Où est-ce qu'on va ?

Je lève le nez et croise son regard. Non, je ne le croise pas. Je m'encastre méchamment dedans. Les abysses aux nuances argentées de ses prunelles ont été colmatés. À leur place, me toisent deux billes de plomb dépourvues de reflets, d'ombres ou de lueurs. Juste du plomb. Froid et dur. Non... pas maintenant ! Pas déjà ! Le malaise me capture, gluant. Ma salive trace péniblement sa route dans mon œsophage alors que j'interroge le mécanicien d'un regard nu, pétrifié d'angoisse. Ce n'est pas qu'il me fasse peur, mais... Bon sang, personne ne pourrait se tenir aussi près de lui en toute sérénité lorsqu'il est comme ça !

- Royce ? je souffle sans trop savoir ce que je m'apprête à lui demander.

Ça ne fait rien parce qu'il ne m'en laisse pas l'occasion. Sa main se crispe sur le cadre de la portière qu'il maintient ouverte et son visage neutre vient presque se coller au mien lorsqu'il martèle.

- Monte. Dans cette putain. De voiture.

Cette fois, je m'exécute sans discuter. Je m'agrippe au dossier du siège pour me hisser dans l'habitacle surélevé. Je me suis à peine installée que ma portière mord férocement les joints en claquant. Bon. Je dépose mon sac à dos à mes pieds, coince mes doigts tremblants entre mes cuisses et parcours des yeux l'intérieur de l'antiquité d'Hunter pendant que Royce la contourne.

Sur le tableau de bord, un carton de pizza vide, quelques canettes en aluminium et une figurine bobblehead de Barack Obama se disputent l'espace. Un stylo a été délibérément coincé dans le lecteur cassette de la vieille autoradio et mes converses sont immergées dans une marée de paires de chaussettes - propre, je l'espère - roulées en boules. Une odeur piquante et âcre, très présente, taquine mon odorat. Un arôme de... pin ? Ou de sauge, je ne suis pas sûre.

Un frisson d'appréhension cascade sur mon échine au moment où Royce prend place derrière le volant. Il met le contact et ses narines frémissent alors qu'il hume à son tour le parfum étrange du véhicule. Une très vague grimace de dédain vient tendre ses traits amorphes, juste avant qu'il ne réenfile son masque figé d'animosité.

Il démarre en faisant rugir le vieux moteur et je boucle ma ceinture d'une main fébrile. On quitte cette rue défraîchie pour en parcourir de nouvelles. Royce ne pipe mot. À voir ses mâchoires verrouillées, je me dis qu'il ne sera peut-être plus jamais à même d'ouvrir la bouche. Dire que l'ambiance est pesante serait comique tant l'adjectif est en dessous de la réalité.

"Pesante" ? Certainement pas. Nocive ? Oui. Calamiteuse, hivernale, coupante ? Aussi.

Toujours noyée dans ma veste - sa veste - trop grande, je me fais aussi minuscule que possible. Je cligne des yeux avec lenteur et seulement quand c'est strictement nécessaire, je respire sur la pointe des pieds... sans faire de bruit, quoi. Mon cœur bat vraiment, vraiment vite. Vite et fort. À ma gauche, je ressens la présence de Royce d'une manière aiguë. Cela n'a rien à voir avec ces moments où j'ai si conscience de la proximité de son corps que mes doigts fourmillent du besoin de l'effleurer. C'est très différent. Pour l'instant, il faudrait que je sois sacrément atteinte pour avoir envie de poser ne serait-ce que l'index sur lui. Il m'arrive d'être un peu déséquilibrée, mais... pas à ce point.

C'est de la pure fabulation, mais je ne peux pas me départir de l'impression que, si je le touchais... si j'osais le frôler maintenant, ma main tomberait en cendre, carbonisée net par sa fureur mutique. À moins que le contact ne me congèle les phalanges. Si on avait des auras, celle de Royce serait sombre et fumeuse. Le silence dans l'habitacle est tranchant, pénible. À tel point que, lorsque le portable du mécanicien émet un bourdonnement, quelque part dans l'une de ses poches, on croirait entendre le ventre d'un dragon gargouiller.

Il l'extirpe de son jean d'un geste saccadé et sans prévenir, s'incline brusquement vers moi. Là, j'ai un réflexe complètement stupide et incohérent qui me donne envie de rembobiner ce dernier instant. Il a tendu le bras et, durant la poignée de secondes qu'il me faut pour comprendre qu'il vise simplement la boîte à gants, je m'aplatis contre ma portière, me réfugiant à l'extrémité de mon siège. Comme si je fuyais son contact. C'est ridicule ! Je suis ridicule. Il a beau être de très - très - mauvais poil, je ne vais pas me calciner à sa simple proximité !

Mon cœur s'est figé en même temps que Royce. Le premier demeure muet, en équilibre dans son coffre de chair, alors que le second se raidit et pivote légèrement le menton pour me pourfendre d'une œillade incisive. Le temps de ce regard, son faciès glacé est détrôné par une expression perturbée. Très vite, toutefois, l'attitude stoïque est de retour alors que le fauve termine de se pencher pour ouvrir le boîtier devant mes genoux.

Il me semble qu'il prend garde à ne pas me toucher pendant la manœuvre. Je me donnerais des gifles. Pas des petites claques de copains, de vraies gifles qui font du bruit et laissent même des traces rouges en forme de doigts, façon dessins animés. Mais ce serait carrément étrange, alors je me retiens. Au lieu de ça, je me contente de regarder Royce tirer un chargeur emmêlé et un allume-cigare du rangement. Une main toujours fixée au volant, il branche son téléphone et balance l'appareil sur le tableau de bord.

Il conduit en silence et bien trop vite. Le paysage grisâtre défile à une allure folle. L'averse déroule des rideaux mouvants et quasiment opaques tout autour de nos vitres. En parfaite harmonie avec l'aspect dramatique de la situation, des larmes malheureuses ruissellent aléatoirement sur le pare-brise poussiéreux, traçant des sillons de crasse sur leur sillage. La visibilité est affreuse et chaque virage trop serré que prend le conducteur éclabousse violemment le décor. De ma place, je n'arrive pas à voir les kilomètres-heure que pointe l'aiguille sur le tableau de bord, mais c'est probablement terrifiant. Je coince ma lèvre inférieure entre mes dents pour retenir une réflexion à ce sujet.

Quand Royce "oublie" de s'arrêter à un Stop et se fait incendier par le klaxon d'une Peugeot qu'on manque d'emboutir, ma bouche reprend sa liberté dans un murmure angoissé.

- Royce, je crois que tu devrais ralen...

- Je veux pas t'entendre.

Ah.

Ça a le mérite d'être clair, à défaut d'être très courtois.

- Si on s'encastre dans un arbre, c'est sûr que tu ne m'entendras plus, m'entends-je philosopher d'un brin de voix boudeur.

Sans se donner la peine de décélérer, il m'accorde une brève œillade dépourvue de sympathie. Pour la dixième fois en l'espace de quelques minutes, mes yeux descendent scruter sa cuisse, là où la poche de son jean dissimule la missive. Ce petit bout de papier de malheur qui me donne des sueurs froides.

Jorge K. Ohara. Jorge K. Ohara. Jorge K. Ohara.

Qu'est-ce que Royce ferait de ce nom, hein ? Après tout, il doit peut-être seulement retrouver son porteur.

Oui et quand ce sera fait, il lui payera un Happy-Meal et une séance de ciné !

J'ai la gorge complètement nouée à force de ravaler une à une toutes les questions qui s'y bousculent. Je devrais me taire. Oui, je devrais. Parce que de toute évidence, Royce n'est pas disposé à m'éclairer sur la situation et qu'au prochain regard meurtrier qu'il braque sur moi, j'ai de grandes chances de me désintégrer en une pluie de particules, pulvérisée par sa mauvaise humeur.

Sa "mauvaise humeur" ?

Doux euphémisme pour qualifier cette chose venimeuse et tentaculaire qui émane par tous ses pores, dérobant au passage l'oxygène de cet habitacle. Le minuscule coup d'œil que je m'accorde vers les lignes figées de son masque féroce réduit à néant mes résolutions.

Chut ! Chut! Chut !

- Royce...

Ouch.

Ma voix paraît démesurément bruyante au milieu de cette quiétude empoisonnée. Pourtant, j'ai chuchoté son nom. Il faudrait monter le son de la pluie, je me sentirais moins seule. Le mécanicien n'a aucune réaction, si ce n'est qu'il enfonce un peu plus durement la pédale d'accélérateur. Le moteur mugit. J'enchaîne sur le même ton prudent :

- Je sais que tu es énervé, mais est-ce qu'on peut parler de ce qui...

- Je crois t'avoir dit de la fermer, tranche méchamment son timbre grave. T'as besoin que je reformule ?

Tu as besoin qu'il reformule ?

Je presse mes lèvres l'une contre l'autre un moment. Je croise les chevilles, les décroise, compte les œillets métalliques de mes converses et récite l'hymne national anglais dans ma tête. Ça demande de la concentration parce que Nate a créé une parodie de ce chant patriotique et qu'à chaque fois que j'essaie de me rappeler les vraies paroles, ce sont les grossièretés de mon ami qui me reviennent. Après avoir demandé à trois reprises au Seigneur de protéger notre reine, je craque :

- Qu'est-ce qu'il te veut ? m'entends-je questionner avant d'enchaîner devant le mutisme de mon interlocuteur. Cet homme... Je le trouve vraiment détestable. Et je ne déteste pas grand monde en général, seulement les dictateurs et les gens très méprisables. Ce qu'il a dit... la façon dont il parle de vous, c'est vraiment immonde !

"Je les ai faits", s'est vanté le Russe comme si on parlait de constructions en pâte à modeler. "Ils n'étaient rien et j'en ai fait des soldats".

Pas de réaction.

- Tu ne travailles plus pour lui, tu n'as pas à faire ce qu'il te demande, j'ajoute.

Toujours rien.

Il fallait regarder la météo. Ils annoncent des vents très forts sur les Keys.

J'espère de tout cœur que "le silence répond aux imbéciles" n'est pas une expression fondée parce que, dans le cas contraire, ça n'augure rien de bon pour mon QI. Royce donne un coup de volant et prend un angle de rue comme s'il s'agissait d'un virage en épingle à cheveux. Ça nous vaut de nouveaux coups d'avertisseurs furax.

- Est-ce qu'il a quelque chose sur toi ? je hasarde en tirant sur ma ceinture pour pivoter dans mon siège et faire face au fauve. Il te fait chanter ? Parce que si c'est ça, je crois qu'il y a un titre dans le code des Etats-Unis qui prévoit des sanctions contre ce genre d'agissements.

"Bzzz", fait une mouche imaginaire pour souligner le malaise.

Je m'apprête à tirer mon portable de ma poche pour googler "loi", "chantage" et "Etats-Unis" quand je me souviens que je n'ai plus d'appareil fonctionnel. Ça ne m'empêche pas de conclure avec espoir :

- Royce... on devrait aller au commissariat.

Ma dernière remarque a le mérite de lui tirer une réaction, bien que ce ne soit pas celle que j'espérais. Il laisse échapper un ricanement, de ceux qui ne respirent aucune forme de joie. C'est juste un son rauque et cynique, pareil à un éboulement rocheux. L'une de ses paumes reste plaquée sur le volant alors qu'il colle l'arrière de son crâne contre l'appuie-tête de son dossier. Son expression n'est plus aussi impassible, mais je crois que j'aurais préféré : à présent, on peut y déchiffrer un mélange d'incrédulité et de moquerie, le tout agrémenté d'une froide exaspération.

- Ou tu peux y aller tout seul, si tu préfères, je me dépêche de rectifier. Quand même, je pense que tu devrais raconter tout ça à un agent de police.

- Je me rappelle pas t'avoir demandé ton avis.

Je fronce le nez, mais m'entête bêtement :

- Parfois, les choses ont l'air compliquées alors qu'il y a une solution très simple, juste sous nos yeux. Je me doute que ça te paraît stupide comme idée, mais tu serais surpris de voir...

- T'as raison, c'est stupide. Retourne dans ton conte de fées et laisse les adultes gérer leurs merdes.

Je ne m'arrête pas à l'insulte sous-jacente. Sa réaction ne m'étonne pas plus que cela. En principe, les individus qui ont eu par le passé... des altercations avec la loi, ont tendance à n'accorder aucun crédit ni aucune confiance à ce parti. C'est pourtant la meilleure option ! Tant que l'on n'a rien à se reprocher, la législation est de notre côté. Elle se doit de l'être. Elle l'est... la plupart du temps.

Imperturbable, Royce continue de fendre l'averse. Il n'a même pas pris la peine d'activer les essuie-glaces.

La distance physique qui nous sépare n'excède pas la cinquantaine de centimètres, pourtant, il m'a rarement paru aussi hors d'atteinte. En ce moment, épouser Ian Somerhalder me semble plus réaliste que de prendre la main de Royce. Depuis sa prison de neige et de fureur, il est intouchable. Ailleurs. Et beau aussi. Oui, ça, il l'est tout le temps. Comme là, en ce moment. Je dois être dérangée de remarquer ça dans un pareil contexte, mais je n'y peux rien. Son profil hargneux m'incendie les rétines, outrageusement séduisant. L'animosité rend certains de ses traits plus prononcés... celui qui creuse sa joue, par exemple. Les ombres prennent son visage anguleux pour un terrain de jeu. Ça renforce l'aspect sculptural dont cette peste de Nature a doté le mécanicien. En général, la colère rend les gens laids. En général.

- Regarde ailleurs, ordonne brutalement mon voisin.

Il a jeté son injection sans m'accorder un regard, le sien demeurant rivé au pare-brise trempé. Son muscle temporal fait des pompes sous la peau. Sa soudaine requête n'a pas de sens. Confuse, j'obtempère malgré tout en envoyant mes yeux mordre la poussière. Ce n'est clairement pas le moment de le contrarier. Évidemment, ça ne dissuade pas ma bouche de commenter :

- Cet homme va te causer des problèmes, c'est sûr à cent pour cent...

Le reste se perd en chemin quand Royce pivote vivement vers moi. Le véhicule fait un écart terrifiant, mon cœur perd le tempo, mais le conducteur ne s'en préoccupe pas le moins du monde. Ses prunelles grises aux éclats de givre me pulvérisent. Les jointures de la main qui conduit toujours blanchissent à vue d'œil alors qu'il étrangle le volant. Sans me délivrer de l'emprise blessante de son regard, il investit le no man's land qui sépare nos deux places en s'inclinant vers moi. Je me tasse dans mon siège, la gorge obstruée par une encombrante émotion.

- La seule personne qui me cause des problèmes, c'est toi, siffle alors mon point faible à dix centimètres de ma figure.

Chacun de ces mots est une flèche enflammée qu'il vient de décocher. Chacune de ces flèches vient se planter dans cette entité métaphysique et dévorante qu'est mon amour pour lui. Quelle que soit l'apparence de cette chose immortelle et en pleine croissance, vu le nombre de coups qu'elle a encaissés depuis le départ, elle est forcément très mal en point. Mal en point, mais tenace. Comme de la mauvaise herbe contre laquelle tous les désherbants du monde seraient impuissants...

- P... pourquoi tu dis ça ? Je n'ai jamais rien fait qui puisse te nuire, parviens-je à contrer d'une voix faible.

Royce ne s'est toujours pas reculé, il continue de grappiller mon air et des petits bouts de mon âme. À ce stade, sa conduite et le fait que l'on n'ait pas encore terminé dans le fossé relève du miracle : il regarde à peine la route.

- T'existes. Juste ça, ça me fout dans la merde.

La souffrance que me cause cette remarque prend des allures de raz-de-marée. Je serre les dents de toutes mes forces et déglutis abondamment pour ravaler des larmes qui ne feraient que m'humilier. C'est étrange de devoir faire ça, comme si les larmes étaient dans la gorge. Je fais de mon mieux pour ne rien laisser paraître, mais je crois que c'est raté. Je suis nulle à ce jeu. Je suis obligée de cligner des yeux à toute vitesse pour les empêcher de déborder. J'ai quand même les cils humides.

Royce me fixe toujours. Il me fixe bien davantage que la route, mais je n'ai même plus la présence d'esprit de m'en soucier. Sur son front, une veine apparente trace sa route et bat spasmodiquement. En principe, elle devient visible lorsqu'il est en colère. Ou très contrarié. Je suis amoureuse de cette veine parce qu'en ce moment, elle est le dernier indice d'humanité au milieu d'un océan de vide et d'indifférence. Et aussi, accessoirement, parce qu'elle est à Royce.

- Alors ? Je te plais toujours autant ? souffle le mécanicien d'un ton dégoulinant de sarcasme alors que ses lèvres esquissent un affreux rictus.

Jamais aucun de ses rictus n'a "sonné" aussi faux. La mimique n'atteint pas ses yeux, ces derniers conservent leur aspect pierreux, inébranlable. Le mécanicien n'attend pas de réponse, il se détourne très vite.

- Oui, je confirme malgré tout.

Je ne prononce pas cette vérité par défi. Elle m'échappe en même temps qu'un soupir défaitiste. Je crois voir Royce tressaillir, mais je me fais assurément des films. Quand je l'examine avec plus d'attention, il est concentré sur la chaussée inondée. Il fait encore vrombir le moteur, passe une nouvelle vitesse et double une voiture par la droite. Génial. Je crispe les doigts sur les bords de mon siège. Bien que l'on en atteigne la limite, on est encore dans la zone Nord et la route est tout ce qu'il y a de plus irrégulier. Les nids-de-poule se multiplient, des excès de goudron s'improvisent dos d'âne et...

- Aïe.

- Quoi ? tique Royce en m'accordant un simulacre d'attention.

- Rien. Je me suis mordu la langue.

Je réprime péniblement une grimace et hausse les épaules en comptant les ridules qui sillonnent son front. Ça fait super mal et le goût métallique du sang me donne vaguement la nausée. Le mécanicien ne relève pas, mais étonnamment, il consent à ralentir sensiblement. Pas suffisamment et pas assez vite non plus.

J'aperçois le barrage de police une seconde avant de comprendre que le geste de l'un des agents s'adresse à nous. Je n'ai pas besoin d'avoir passé le Code pour comprendre que le bonhomme en bleu nous fait signe de stationner. Royce, lui, a son permis. C'est pourquoi j'ai un peu de mal à comprendre ce qu'il attend pour ralentir. Bon sang, pourquoi est-ce qu'il ne ralentit pas ?

- Royce ?

- Putain !

Le volant encaisse le coup de poing sans broncher. Logique, c'est un volant. Royce n'a toujours pas rétrogradé. Pendant une seconde terrifiante, j'ai la sensation qu'il ne compte pas s'arrêter du tout et mon sang gèle dans les conduits. Puis, il me glisse un bref coup d'œil, et, je ne saurais dire si c'est mon air paniqué qui le convainc, mais il presse finalement la pédale de frein et se range sur le bas-côté, comme à contrecœur. Il s'est garé à une bonne quinzaine de mètres du policier, obligeant le pauvre monsieur à se déplacer.

Avec une moue dépitée, je commence à suivre sa progression par ma vitre, mais Royce claque sèchement des doigts sous mes yeux pour attirer mon attention. Il s'est à nouveau penché sur moi. Quand je pivote vers lui, il est encore plus proche que je ne l'imaginais et il a l'air... nerveux ? Ou irrité. Ou nerveux. Il n'est jamais nerveux, ça n'a pas de sens. Dans le pire des cas, on aura une amende. Non, dans tous les cas, on aura une amende. Vu la vitesse à laquelle on roulait... Je me sens comme ce jour où j'ai aidé Nate à écrire ses antisèches de Chimie parce qu'il n'avait pas eu le temps de réviser, c'est-à-dire pas bien du tout ! En plus, j'ai...

- S'il te demande ce que tu fous là, je t'ai embarquée de force, débite Royce sur un ton inflexible. Tu captes où je dois répéter ?

Qu'est-ce qu'il vient de dire ? Ses yeux en titane agrippent fermement les miens qui s'écarquillent de confusion.

- Je... Non ! Hors de question ! Pourquoi est-ce que je dirais une chose pareille ?

Il tourne la tête pour jauger les quelques mètres que doit encore parcourir l'agent avant de cogner à sa vitre et s'incline davantage dans ma direction. Nos respirations s'entrechoquent et ses prunelles menaçantes se fichent au fond des miennes.

- Tu sens cette odeur ? Y a de la came plein le coffre alors si t'as pas envie d'être complice dans un trafic de drogue, tu fais ce que je dis, putain !

D'accord, ça n'a rien à voir avec ces ridicules antisèches sur les propriétés des alcanes et des alcools ! Ce serait plutôt comme... Je ne sais pas. Je n'ai pas de point de comparaison, je n'ai jamais rien fait d'aussi grave. Un peu stupidement, j'ai le réflexe de humer l'air une nouvelle fois, comme si j'avais une chance d'identifier l'arôme d'une quelconque substance addictive maintenant que je sais de quoi il s'agit. Et d'abord, pourquoi est-ce qu'il y aurait de la drogue dans le...

Hunter.

- Dis que t'as compris, me presse le mécanicien, un pli sévère entre ses sourcils bruns.

- Il n'y a pas de raison pour qu'il veuille inspecter le coffre, je tente de relativiser dans un souffle effrayé.

- Si. Dès qu'il verra ma gueule, il voudra jeter un œil. T'as compris ce que je t'ai d...

- Baissez la vitre, Monsieur, me fait sursauter le policier en toquant de l'index sur le plexiglas.

Mince, mince, mince, mince !

Les mâchoires contractées, Royce prend tout son temps pour s'exécuter. Il a appuyé le coude sur le bord de la portière et colle deux doigts à sa tempe. Il n'a pas l'air intimidé le moins du monde alors que mon cœur joue les tambours timbrés entre mes côtes. Je ne suis pas une pro du Droit Pénal Américain, mais je suis pratiquement certaine que se faire arrêter en possession de drogues n'est pas bon du tout. Et pas bon, ça rime avec garde à vue. Ok, ça ne rime pas du tout avec garde à vue, mais ça rime avec prison !

- Vous savez pourquoi je vous ai demandé de vous arrêter ? introduit le gendarme.

Il porte des lunettes de soleil alors qu'il pleut. Un vieux modèle, en plus. Si Nate était là, il ne manquerait pas de lâcher tout bas un commentaire désobligeant. Quelque chose comme "il est bloqué en 2006 ou quoi ?" ou "Il s'est cru à Ringard-land, celui-là". Sa tolérance envers les gens qui ne sont pas dans l'air du temps est très limitée. Personnellement, c'est le concept du ringard que je trouve ringard, mais peu importe.

Royce pianote distraitement sur son volant, comme si l'agent n'avait pas ouvert la bouche. Visiblement pressé de retourner se mettre à l'abri, ce dernier essuie ses sourcils trempés et abrège :

- Vous rouliez à quatre-vingt-dix sur une route à soixante. Permis et papiers du véhicule.

Toujours impassible, le mécanicien revient fouiller une seconde dans la boîte à gants, devant mes genoux. Il en tire une liasse de feuilles qu'il tend sèchement au policier avant de soulever légèrement les hanches pour extirper son portefeuille d'une poche arrière. Il récupère les assurances et carte grise du 4x4 des mains du gendarme et je suis assez observatrice pour remarquer qu'il serre les lèvres en présentant ce que j'imagine être son permis de conduire.

Ça passe ou ça...

En dépit du voilage de gouttelettes que continue de pleurer le ciel, je vois très bien Mr Lunettes-de-soleil pâlir. Il perd deux teintes. S'il était un parquet, il serait passé de "Noyer" à "Chêne clair". Et puis, le bref mouvement de recul qu'il n'est pas parvenu à réprimer est immanquable.

- Royce Walters, déchiffre-t-il à haute voix.

Bravo, tu sais lire. Passage en CP accordé.

Le stress me rend mauvaise. Le coup d'œil suspicieux que l'agent jette vers l'arrière-train du véhicule décuple mon angoisse. Mon pouls bat des records de vitesse qui feraient frémir de jalousie une Formule 1. Je n'ai même pas besoin de coller les doigts à l'intérieur de mon poignet pour le sentir s'envoler.

- Je vais vous demander d'ouvrir le co...

- Excusez-moi, s'impose ma bouche autonome sans avoir été sonnée. J'ai... vous me semblez familier. Est-ce qu'on s'est déjà croisés ?

Eh oh ! Tu fais quoi, là ?

S'il y a une chose dont je suis certaine, c'est que je n'ai jamais vu cet homme de ma vie. J'ai également une autre certitude : là, maintenant, tout de suite, Royce meurt d'envie de m'étrangler. Je le devine sans mal à la manière dont sa posture s'est violemment rigidifiée ainsi qu'aux mains qu'il crispe en deux poings rageurs sur ses cuisses. Il s'imagine sûrement refermer l'une d'entre elles autour de ma gorge jusqu'à ce que mort s'ensuive.

Comme s'il venait seulement de noter ma présence, le gendarme retire la vieillerie qui lui fait office de lunettes de soleil et passe sa tête par la vitre ouverte en prenant soin de maintenir une distance raisonnable entre le fauve et lui. Je suppose qu'il fait bien : les fauves, ça mord. Le Monsieur me scrute, les yeux plissés.

- Non, je ne crois pas. Votre visage ne me dit rien, désolé.

- Oh, ce n'est pas grave. C'est juste que mon père était lieutenant de police. Il a eu des missions sur l'île alors, parfois, je croise d'anciens collègues à lui.

Je prononce ces mots avec un aplomb feint, ça ne m'empêche pas de me sentir atrocement coupable.

- Son nom ? m'interroge le monsieur avec une pointe d'intérêt.

- Wyatt Williams.

J'ai dû mal à croire à ce que je suis en train de faire. J'utilise le nom de mon père, la personne la plus intègre que je connaisse, pour éviter que mon criminel de béguin ne se fasse prendre à transporter des substances illicites. Quelque chose ne tourne pas rond du tout, chez moi. J'ai serré les poings contre mes flancs, mais l'insignifiante douleur que mes ongles courts infligent à mes paumes est une piètre punition. Pour la première fois, j'espère que "surveiller leurs proches depuis les cieux" n'est pas une des activités que propose le paradis aux défunts.

Les yeux de l'agent s'arrondissent. Ses traits se sont soudainement radoucis. J'ai gagné, je le sais bien. Sa tension a beau être palpable, Royce garde le silence.

- Wyatt... vous êtes la fille Williams ?

- Lily. Enchantée, je lance avec entrain tandis que mon sourire de Londonienne parfaite force le chemin jusqu'à mes lèvres.

Ça peut paraître fou, mais ce sourire-là est le fruit d'un entraînement méticuleux. J'aimerais plaisanter, mais non. Vers dix ans, Nate et moi avions suivi des "cours" destinés à faciliter notre insertion dans les milieux professionnels de nos parents. Comment s'adresser à telle ou telle personne, comment orienter correctement une discussion ou se dépêtrer d'une situation dérangeante d'une pirouette, comment séduire... Bien présenter en public, c'est tout un art !

Notez l'ironie.

Je pousse le show en tendant sereinement la main dans une invitation polie. Ce savoir-vivre, cette courtoisie poussée à l'excès, c'est de la poudre aux yeux. Mais ça fonctionne. Le Monsieur s'empresse de répondre à mon geste en clignant un peu des paupières. Nos mains se rejoignent et se serrent brièvement devant le torse d'un Royce statufié.

- C'est un plaisir, m'assure l'agent. Je n'ai pas eu l'occasion de travailler avec votre père, malheureusement. Quand je suis entré en fonction, il était déjà... enfin... J'ai entendu beaucoup de bonnes choses à son sujet. C'était quelqu'un de bien.

- C'était le meilleur, je confirme en luttant contre une sensation d'étranglement.

Il acquiesce et pendant une minute, plus personne ne parle à part la fine bruine qui a remplacé l'averse et qui chuchote contre le bitume. Puis, le bonhomme bleu semble brusquement se rendre compte d'un détail. Pas besoin d'être médium pour deviner ce qui traverse son esprit lorsque ses yeux alertes exécutent plusieurs allers-retours crispés entre le conducteur et moi.

- Est-ce que tout va bien ? me demande-t-il en cherchant mon regard comme si Royce n'était pas là, juste à côté. Vous avez des ennuis ? Parce que ça ne me pose aucun problème de vous raccompagner chez vous.

- Ce ne sera pas nécessaire, merci.

À présent, il a l'air embêté. Il va insister.

Il insiste :

- Vous excuserez mon indiscrétion, mais qu'est-ce qu'une jeune fille comme vous fait dans la voiture d'un criminel notoire ? Mademoiselle, si vous avez des problèmes, il faut me le dire...

- Pas le moindre, je coupe à toute vitesse, tourmentée par la vision des doigts blanchis du mécanicien qui broient le volant du 4x4. Royce a proposé de me déposer, il travaille avec mon oncle, Chris Williams. J'étais supposée être rentrée pour dix-sept heures, mon oncle doit s'inquiéter...

- J'imagine, oui, marmonne l'homme en coulant une œillade ouvertement désapprobatrice vers Royce.

- Je suis désolée que l'on ait roulé au-dessus de la limite autorisée, ce n'est pas prudent avec cette pluie. Est-ce que vous allez nous mettre une amende ?

En lançant cette dernière question, j'ai usé d'un timbre révérencieux et d'une moue contrite, deux ingrédients qui se révèlent particulièrement fructueux dans de nombreuses situations. Comme quand on va "renégocier" sa note au bureau de l'enseignant, à la fin de l'heure : "Excusez-moi Monsieur, je crois que vous avez oublié un point, ici. Vous ne m'avez mis que cinq alors que..."

- Non, me rassure le policier sur un ton bourru. Ça va pour cette fois, vous pouvez y aller. Mais conduisez prudemment.

- C'est promis.

Je n'ai pas le temps d'ajouter quoi que ce soit si tant est que j'en ai eu l'intention parce que Royce a déjà remis le contact. Je louche sur son poignet musclé pendant qu'il passe la première vitesse. Il n'est pas inconscient au point de démarrer sur les chapeaux de roues, ce qui ne l'empêche pas de faire gronder le moteur. Il s'arrange même pour faire rouler les pneus dans la flaque monumentale qui borde la route, douchant l'agent stupéfait sur son passage.

- Je suis une délinquante, j'énonce pragmatiquement au bout de quelques minutes, les poumons gelés par cette réalité.

Royce pivote légèrement le menton pour me considérer avec froideur. Je l'esquive, concentre plutôt mon attention sur le quartier résidentiel chic que l'on traverse.

- Tu dis de la merde.

- Non, c'est vrai. Les délinquants commettent des délits et ce que je viens de faire est un délit.

- T'es pas une délinquante.

- Où est-ce qu'on va ? j'élude d'une voix atone en faisant mine de coller mon front à ma vitre.

Je me reprends cependant très vite en avisant la propreté plus que douteuse du plexiglas. Les corpuscules de poussière qui s'y sont amassés sont si nombreux que je peine à distinguer les devantures guillerettes des commerces au travers. Royce vient de s'engager dans le centre-ville et trafic s'engorge rapidement.

- On va nulle part, je te dépose chez toi. Tu devais y être pour dix-sept heures, non ? raille-t-il.

L'information a le mérite de balayer un peu plus loin ma pseudo-déprime. Chez moi comme... chez Chris ?

- Hein ? Non !

C'est insensé, s'il voulait me ramener au domaine, il est loin d'avoir choisi l'itinéraire le plus court. À moins qu'il ne vienne juste de se décider. L'affolement, peu rationnel mais foudroyant, fait fourmiller le bout de mes doigts. Je ne suis pas prête ! Je me doute bien qu'il me faudra, à un moment où un autre, affronter mon... oncle... et ma mère... et toutes les complications que j'ai lâchement laissé derrière moi hier matin. Je vais devoir faire face à tout ça, seulement... pas maintenant !

Un jour, un grand sage a décrété "Ma philosophie, c'est d'ignorer le problème jusqu'à ce que j'en sois complètement débarrassé".

Non, c'était Stiles Stilinski.

C'est la même chose et en ce moment, je suis entièrement de son avis.

- Je ne veux pas rentrer !

Royce vient de mettre le clignotant et je ne peux pas m'empêcher de trouver à l'innocent "tic-tac" des allures de compte à rebours funestes. Comme ceux d'une bombe, par exemple. Une bombe atomique.

- Je m'en tape de ce que tu veux, cingle le mécanicien en s'arrêtant au feu rouge derrière une file de véhicules.

D'accord.

Je ne prends pas vraiment la décision de quitter le navire, mais mes doigts s'en chargent pour moi. Insoumis, dotés de leur propre volonté, ils prennent l'initiative de crocheter la poignée, puis d'ouvrir en grand la portière, manquant par la même occasion de rayer la carrosserie d'une voiture voisine sur l'autre file.

- Tu fous quoi, putain ? me sermonne Royce en tendant le bras pour me retenir.

Il n'est pas assez rapide sur ce coup. Vive comme Buzz l'éclaire, je m'éjecte hors de mon siège et lui échappe. Mes semelles embrassent l'asphalte et je titube très légèrement, désarçonnée par la hauteur du 4x4. Le feu tricolore est passé à l'émeraude et des autos me dépassent dans une symphonie de klaxons outrés. Logique, je suis en plein milieu de la route... Mince ! Je suis en plein milieu de la route !

- Bordel de merde, Lily ! Remonte dans la caisse !

Le mécanicien semble particulièrement énervé, mais qu'est-ce que ça peut faire ? Il l'est presque tout le temps, après tout. Je ne lui claque pas la portière au nez, je ne suis pas ce genre de personne. Je la referme doucement et avec autant de respect que possible, juste avant de tourner les talons.

La pluie a miraculeusement cessé de tomber, laissant sur son sillage le frais parfum du petrichor ainsi qu'une grisaille mélancolique. Au temps pour moi. La mélancolie vient probablement davantage de mon moral en miettes que de la météo, si j'en crois les visages rayonnants des passants que je croise. J'ai l'impression d'être coincée dans une bulle maussade. Une bulle épaisse et insonorisée qui filtre rire, chaleur et lumière pour ne laisser que du vide.

Le cœur aussi lourd qu'un galet marin et l'âme morcelée, j'erre un moment sur le trottoir. Mes converses longent la ligne jaune qui borde le bitume, slaloment entre les palmiers, les jardinières urbaines et les Chiwawas bien apprêtés dont les maîtres se croient à Beverly Hills. Je préfère me concentrer sur le voyage de mes tennis plutôt que d'endurer les mines radieuses de mes semblables.

Où est-ce que je vais ? C'est une question pertinente à laquelle je n'ai pas de réponse. Dans le feu de l'action, je n'ai même pas pensé à prendre mon sac, le pauvre panda a dû rester au pied de mon siège, dans le tacot d'Hunter. Une idiote écervelée, voilà ce que je suis. Une idiote écervelée sans téléphone, ni portefeuille. Ce n'est pas le pire. Le pire est que je ne trouve même pas l'énergie de m'en préoccuper. Dans ma bulle, rien n'a vraiment d'importance.

Avant de me laisser monter dans l'avion, au tout début de l'été, Nate semblait réticent. Quand je lui ai demandé ce qui le chiffonnait, il a déclaré que je ne survivrai pas une semaine sans lui. Sur le moment, j'ai dû lui rire au nez ou mettre une pichenette dans la visière de sa casquette. Maintenant, je n'ai plus envie de rire et je commence seulement à réaliser à quel point il avait raison.

Je passe devant le cinéma dont un écran géant annonce la rediffusion du dernier Tarantino. Dans ce cinéma, Nathan et moi avons assisté en cachette à la tentative de séduction ratée de notre prof de tennis, une fois. Je ne me souviens plus de quel film il s'agissait. Jurassic Park, peut-être. Un cycliste se défoule sur la sonnette de son vélo pour me réclamer le passage et je m'écarte machinalement sans vraiment prêter attention à rien. Je suis dans ma bulle. Je m'imagine la faire rouler comme une de ces sphères aquatiques géantes alors que mes pas m'éloignent progressivement du centre-ville.

Sous mes semelles en caoutchouc, un sable humide se substitue aux dalles de ciment, comme ça, sans réelle transition. Par ce temps, la plage est quasi déserte. Ce n'est pas qu'il fasse froid, mais il fait triste, et les plages sont faites pour les gens heureux : les sportifs enthousiastes qui viennent jouer au volley, les filles qui n'aspirent qu'à s'étendre pour fignoler leur bronzage sous l'œil brûlant d'Hélios, les enfants qui attendent de pouvoir batifoler dans les vagues à quelques mètres de la grève...

Là, il n'y a que moi dans ma bulle. Moi, les mouettes, une demi-douzaine de cabanons à rayures colorées et la silhouette d'un couple au loin. Le sol meuble chuinte alors que j'y appose mes empreintes en gagnant le rivage. L'océan n'est pas sous son meilleur jour, la météo ne le met pas en valeur. Sans le soleil pour faire scintiller sa houle, dépouillé des attrayants reflets d'un ciel azuré, il n'est plus qu'une étendue cendrée. Il reste en dépit de tout fascinant avec ses remous mystérieux, ses tréfonds inconnus et la dentelle d'écume qu'il projette sans relâche sur le sable.

Je ne suis plus qu'à dix mètres de l'eau quand une ombre s'abat sur moi. Sans me laisser le temps de sursauter, deux mains rigoureuses me plaquent contre la paroi de... ah, de l'une de ces cabines en bois pigmenté qui imitent la forme de maisonnettes. Pas violemment, mais un peu durement. Un regard gris et pénétrant, marbré par la foudre de Zeus, me cloue sur place. Le genre de regard qui n'est pas censé hanter mes rêves, mais qui s'y incruste quand même. Ce regard fait éclater ma bulle dans un "pop" imaginaire.

- Putain, tu crois que j'ai le temps pour tes conneries ? crache Royce, l'expression remodelée par la colère.

Perpétuelle colère.

Ses doigts n'ont pas encore relâché mes épaules. Mon sac en peluche gît à mes pieds.

- Non, tu n'as pas le temps, tu dois aller zigouiller ce Jorge K. Ohara pour ton psychopathe d'ex-patron.

Mon Dieu, j'ai dit ça à haute voix ?

Royce a blêmi, donc c'est bien possible. Ses mains sont retombées le long de ses flancs et il me toise, le visage fermé. Il devrait déjà m'avoir contredit. Il ne l'a pas fait. Je me trompe ou c'est très mauvais signe ? Il est sans doute seulement agacé que j'ai retenu ce nom. J'ai grommelé ça en passant, pas pour établir une véritable hypothèse, je ne pensais pas réellement...

Je lui laisse cinq secondes pour nier, me rire au nez, me traiter de folle... n'importe quoi...

Un crocodile. Deux crocodiles. Trois crocodiles...

Dis quelque chose !

Quatre crocodiles.

Bon sang ! Je hisse le menton pour scruter le fond de ses yeux.

Quatre crocodiles un quart. Quatre crocodiles un demi. Quatre crocodiles deux tiers. Quatre crocodiles trois quarts...

Il n'a rien dit. Il ne m'a pas donné tort. L'angoisse se remet à m'étreindre, cruelle camarade. Elle me sert à m'étouffer.

- Quoi... c'est... vraiment ça ? C'est ce qu'il veut que tu fasses ? Mais tu ne vas quand même pas... tu ne vas rien faire, hein ?

- Mêle-toi de tes affaires.

Sa réponse, à des lieues de celle que j'espérais, me propulse dans un gouffre d'effroi. Un "seigneur" éraillé m'échappe alors que tout se brouille. Non seulement mes pires théories à propos de ce bout de papier se révèlent fondées, mais en plus Royce compte bien suivre les ordres. Il va tuer cet homme. Il va... La vie de cet inconnu va bientôt s'arrêter de la main du mécanicien. De mon mécanicien. Et moi, qu'est-ce que je fais ? Qu'est-ce que je dois faire ? S'il abat cet homme alors que je suis... Est-ce que je serais toujours... Comment est-ce que je pourrais...

Mon imagination s'emballe à la même vitesse que mon cœur et j'ai la sensation de ne plus pouvoir respirer. La peur et le désarroi me privent de mon souffle. Son bracelet électronique ! Il ne peut pas... La prison, voilà ce qui l'attend, s'il cède ! Je dois vraiment être quelqu'un d'horrible pour que cette éventualité m'affecte encore plus violemment que l'idée du meurtre en elle-même. Qui eut cru qu'un élan du cœur aussi pur que l'amour puisse vous rendre si laid ? D'ailleurs, où se situent les limites de cet amour ? Il y en a forcément, il doit bien exister des lignes rouges au-delà desquelles la raison et la morale l'emportent sur la folie furieuse des sentiments... Non ?

Royce me dévisage, les lèvres livides et serrées. Je n'ai pas la moindre idée de ce qu'il détecte sur mes traits, mais, quoi que ce soit, ça le fait presque frémir.

- Hé, m'appelle-t-il. T'as pas besoin de réfléchir à ça. C'est mon problème.

Plutôt que de le regarder en face et de le laisser me voir craquer, je bascule la tête en arrière pour me perdre dans les nuages. Un amas filamenteux et gorgé d'eau de nimbus menaçant. Je n'y trouve aucun réconfort, mais au moins, je peux prétendre que c'est le vent qui fait pleurer mes yeux.

- Toi, tu vas retourner chez ton oncle, faire du poney ou ce que tu veux, et tu vas oublier que t'as lu ce nom, décrète Royce en s'approchant assez pour masquer le ciel et s'imposer dans mon champ de vision.

Je vais quoi ?

Il ne comprend donc rien ?

Hébétée, je plante mon regard trempé dans le sien et me mets à débiter :

- Jorge K. Ohara. Jorge K. Ohara. Jorge K. Ohara. Jor...

- Ferme-la !

L'ordre s'imprime sur mes lèvres tellement il est proche. À présent, les prunelles du fauve abritent la banquise, mais la version désertique, sans les igloos et les sympathiques pingouins. Un ou deux ours polaires à la limite... Non, même pas. Juste des eaux troubles atrocement froides et des icebergs à perte de vue. C'est probablement à cause de ça que je grelotte.

- Je l'ai lu, c'est trop tard ! Je ne peux pas le... dé-lire. Maintenant, s'il arrive quelque chose à cet homme, qui qu'il soit, je serais en partie responsable puisque je savais. Alors vas-y, dis-moi ce que tu comptes faire ? Et puis raconte-moi comment tu comptes t'y prendre, tant qu'on y est ! Est-ce que tu vas... lui tirer dessus ? Comme Chris ? Parce que je ne te le conseille pas du tout, la balistique jouerait contre toi ! Ou alors, tu n'as qu'à l'empoisonner, c'est plus "propre", il me semble. Sinon, tu peux aussi...

- Arrête !

Mais je ne peux pas !

Et je me fiche bien de passer pour une dingue parce que c'est cette situation toute entière qui est désaxée ! Je me fiche aussi de passer pour une faible, parce que c'est ce que je suis. Si être fort signifie accepter sans broncher ce genre de... alors je préfère rester faible.

- De toute façon, il y a l'embarras du choix, non ? je m'entête d'une voix que vient briser un sanglot. Il y a tellement de possibilités. Comme... comme... la mort par strangulation, la mort par décapitation, la mort par électrocution, la mort par lapida...

Je raconte n'importe quoi, je ne sais pas qui utilise ma bouche pour débiter ces âneries, mais ce n'est pas moi. C'est pour ça que je ne réagis pas immédiatement quand Royce la fait taire en plaquant sa grande main sur mes lèvres. Ces traîtresses de larmes que je parvenais plus ou moins à maîtriser prennent ça comme un top départ. Elles sillonnent mes joues et trempent les doigts du mécanicien. Jusqu'à ce que je le repousse pour le contourner.

Sans rien ajouter, j'avale la courte distance qui me séparait des vagues. Je ne m'arrête que lorsqu'elles viennent rincer les pointes de mes converses. Après s'être enroulée autour de mes chevilles, l'eau s'infiltre à travers la toile des baskets et mouille mes chaussettes. La sensation est désagréable, mais c'est le dernier de mes soucis. C'est également le dernier de ceux de Royce, visiblement, parce qu'en plus d'immerger ses bottes, il trempe carrément l'ourlet de son jean en venant se planter devant moi.

- Tu crois que j'ai le choix ? cingle-t-il.

- Je sais que tu l'as.

On a toujours le choix.

- Tu sais que dalle.

Quelque chose dans son timbre vibrant m'interpelle assez pour me détourner de ma propre angoisse. J'essuie mes joues avec ma manche d'un geste pressé et cligne des yeux. La tempête est passée. Je me reprends.

- Alors explique-moi.

Il secoue la tête, mais je ne sais pas s'il décline ma requête ou si c'est à lui-même qu'il s'adresse. Son front est barré de plis contrariés, sa lèvre n'est plus qu'un trait sévère et, comme aimantés, ses doigts vont ratisser sa tignasse en pagaille. Une fois n'est pas coutume, ses yeux sont ailleurs, braqués plus loin et nulle part à la fois. Si je ne le connaissais pas, je le croirais indécis. Mais Royce n'est pas indécis, l'hésitation et l'incertitude ne font pas partie de son répertoire.

Sans réfléchir, j'attrape un de ses poignets. Son attention se porte immédiatement dessus et je dois lutter pour ne pas le lui rendre et me rétracter. Je ne suis pas sûre de pouvoir me permettre ce genre de geste avec lui. Avec Nate oui, mais avec Royce ? Il doit trouver ça étrange. Il paraît se demander s'il doit me céder ce caprice. Je serre les dents, prête à encaisser un rejet dans les règles de l'art, mais rien ne se passe. Le mécanicien ne tente même pas de se dégager. Son regard retrouve son chemin jusqu'au mien et s'y ancre à l'instant où il lâche :

- Je me défonçais. À l'époque où je taffais pour lui.

Lui. Vadim. Il n'a pas besoin de le formuler.

Il m'examine attentivement, à l'affût de la moindre réaction de ma part. Je n'en ai pas vraiment. Le fait qu'il ait consommé des drogues par le passé n'a rien d'une surprise. Mia y avait déjà fait allusion. Il semble attendre de voir comment je digère l'information, je hoche doucement le menton pour l'inciter à continuer.

- Il me fournissait. C'était son moyen de pression pour s'assurer que je file droit.

Je ne pense pas me tromper en affirmant que l'aveu lui coûte. En délivrant ces renseignements avares, il a l'air de mâcher du gravier. Mes doigts se resserrent légèrement autour de son bras. De l'index, je redessine "distraitement" le cheminement des veines qui s'impriment au dos de sa main, je découvre le fin duvet qui s'épanouit sur son poignet. J'ai encore du mal à croire qu'il me laisse faire. En d'autres circonstances, j'aurais sauté de joie, dans ma tête, la cohorte de Lily aurait ouvert le... jus de pomme. Royce me laisse si rarement le toucher, je trouve si rarement le courage de prendre cette initiative...

Reste concentrée, bon sang !

Oui.

Pour la millième fois depuis que je le connais, je me dresse mentalement une scène de théâtre sur laquelle je m'ingénue à jouer la pièce de son adolescence, cette période énigmatique qui m'échappe et sur laquelle je n'ai récolté que peu d'indices.

Le timbre doucereux du Russe s'immisce dans mes pensées :

"L'enfant terrible de l'île, le garçon du bordel élevé par des putains et impossible à canaliser."

- À quoi tu penses ? veut savoir Royce.

- J'essaye d'imaginer, réponds-je en jouant avec son radius.

- Imaginer quoi ?

Il s'est raidi et me jauge avec distance. Je hausse les épaules :

- À quoi pouvait ressembler le Royce de cette époque. J'essaye de me le figurer.

- Je préférerais que t'évites, commente-t-il durement.

Je n'insiste pas et vais à l'essentiel.

- Mais maintenant, tu vas bien, non ? Je veux dire... tu n'as plus de problème d'addiction ?

Une lueur fait briller une seconde ses pupilles mornes, trop fugace pour que je m'attarde dessus.

- Royce ?

- Non, je touche plus à ces drogues-là.

Autour de mes chevilles, la froideur de l'océan se fait douloureuse. Je recule pour me remettre au sec et Royce suit le mouvement puisque je m'accroche toujours à son poignet. Il me raccompagne jusqu'au cabanon à rayures, celui aux pieds duquel gît toujours mon sac à dos panda.

- Alors quel est le problème ?

Là, c'est certain, il hésite. Il m'offre son visage crispé de profil en démontant l'horizon d'une œillade réfrigérante. Son masque d'indifférence "clignote", à un cheveu de retrouver définitivement sa place. Son silence s'éternise. En attendant une explication qui ne viendra peut-être jamais, je fixe d'un œil flou le couple qui se balade près des vagues, main dans la main.

- Le problème, c'est qu'il a l'air de se dire que tu ferais un nouveau moyen de pression efficace, jette Royce, comme à contrecœur, en rapatriant son attention sur ma petite personne.

Je bats des paupières, prise au dépourvu.

Un moyen de pression ?

- Moi ? Pourquoi est-ce qu'il se dit ça ?

Royce m'arrache son poignet à la manière d'un adulte qui retire à un enfant un bibelot avec lequel il aurait trop joué, puis il fait disparaître ses mains au fond des poches de son jean.

- J'en sais rien. Peut-être parce que je t'ai laissée me traîner à cette foire à la con. Sans parler de la course, du feu de camp et de cette putain d'étoile filante. Va savoir ce qu'il s'imagine.

Je ne comprends pas...

Le mécanicien patiente. Il semble guetter une certaine réaction de ma part, mais je ne saisis pas bien laquelle. De toute évidence, mon comportement n'est pas celui qu'il attendait.

- Et alors ? je contre, toujours aussi égarée. On est sortis quelques fois, ça ne veut pas dire... ce n'est pas comme si j'étais...

- Quoi ?

Je plisse le nez, sceptique.

- Pourquoi est-ce que ça tomberait sur moi ?

Pourquoi pas Rachel ? Ou n'importe quelle blonde, brune ou rousse qui... le connaîtrait mieux que moi, je songe avec amertume.

- Il a toujours cru que les meufs sont notre faiblesse ou une connerie du style, lâche Royce en haussant d'un cran les sourcils pour savoir si cela répond à ma question.

Pas vraiment.

Pour la première fois de l'heure, le rouge me monte aux joues. J'hésite à m'engager sur ce chemin, mais Royce attend que je développe.

- Ce n'est pas ce que je veux dire. Il doit avoir l'embarras du choix, je suis loin d'être la seule fille avec qui tu... as passé du temps, je marmonne piteusement à l'intention du col de son T-shirt.

- En dehors d'un pieu, si.

Ah.

Que dire ?

J'ai les pommettes qui cuisent et mes yeux chutent de l'encolure de son haut au sable. Le sable, c'est bien. Un choix sûr. En déplaçant quelques grains du bout de ma converse, j'effleure nerveusement l'une de mes oreilles en feu.

Grandis.

- Qu'est-ce que ça change ? j'ose marmonner, le regard toujours à ras du sol.

C'est vrai, quel est le rapport ?

Royce se garde bien de m'apporter le moindre éclaircissement. Ses prunelles incandescentes sont braquées sur moi. Je n'ai pas besoin de les voir, je les sens. Elles brûlent. Quand je me décide à les croiser, j'ai la surprise d'y déceler une infime lueur d'amusement. Mais vraiment minuscule. Dérisoire. Et ça se noie presque immédiatement dans les ténèbres de son humeur funeste.

- D'accord..., je me prépare à récapituler. Admettons que Vadim parte du principe que je... enfin, que tu... que... Qu'on sort ensemble ou quelque chose du genre ? j'interroge le mécanicien en grimaçant d'excuse devant le choix de mes mots, prête à l'entendre ricaner ou m'envoyer promener.

Il ne fait ni l'un, ni l'autre.

- À quoi est-ce que je dois m'attendre ? Étant donné qu'il se prend pour une sorte de gangster des ténèbres... Qu'est-ce qu'il peut faire, dans le pire des cas ? Ce n'est pas comme s'il pouvait me tuer ou...

La brusque contraction qui durcit les mâchoires de Royce me coupe dans mon élan. Le métal de ses iris entre en fusion et ébouillante tout sur son sillage. Si cette conversation me paraît surréaliste et un tantinet mélodramatique, lui a l'air de prendre tout cela très au sérieux. Quand j'arrive à connecter deux neurones pour donner un sens à son silence éloquent, j'ai une réaction des plus puériles.

Je glousse. Pour de vrai. Je suis obligée de plaquer la paume sur ma bouche pour éteindre le son de justesse. Royce redresse un peu le menton. Ses lèvres s'entrouvrent de stupéfaction.

- J'ai manqué la blague, lance Royce en tentant de faire disparaître l'expression sidérée qu'il a oublié de réprimer.

La blague ? Mais toute cette histoire n'est qu'une vaste blague.

- Je suis désolée. Désolée, je répète en essayant de contenir le rire déplacé qui me chatouille la gorge.

Je me mords les joues pour ravaler un sourire. Royce ne parvient même plus à masquer sa confusion. Ses sourcils essayent de s'embrasser au-dessus de son nez.

- C'est juste que... c'est vraiment un guignol ! je m'explique. On n'est pas au Far-West, ni dans la Mafia. On ne tue pas des gens, juste comme ça, sans conséquences. Ou peut-être que si, dans certains milieux, me sens-je obligée de rectifier. Mais cet homme fait partie de la haute bourgeoisie, et... et moi aussi, j'ajoute plus bas avec embarras.

Le fauve m'étudie avec soin, comme s'il avait du mal à croire ce qu'il entend.

- Quand mon... quand mon père est mort, je reprends plus sérieusement, mon envie de pouffer tuée dans l'œuf, je crois que des articles ont relaté le fait jusque sur la côte Ouest. Je sais que c'est super moche dit comme ça, mais c'est ce qui arrive quand des gens... très aisés se font tuer. Ce Vadim ne prendra jamais un risque pareil. Il bluffe, c'est évident.

- Tu te sens de prendre le risque ? grince le mécanicien, plus sarcastique que jamais.

- Tu oublies que j'ai un oncle qui tue des bandits à quatre heures du matin et qu'on loge un palefrenier-ninja-roux qui enferme ces bandits dans le coffre de sa voiture.

Croisant les bras sur ma poitrine, je conclus avec autant d'aplomb que possible :

- Je n'ai pas peur de lui.

C'est presque vrai.

- De quoi t'as peur ?

Je déglutis et lui soustrais l'accès aux lucarnes de mon âme en rivant les yeux au gentil couple, un peu plus loin. Je ne réponds pas sur-le-champ. Au lieu de ça, je m'amuse à poser le pied dans la grande pointure qu'a laissé sa rangers dans le sable humide. Le contraste dimensionnel de nos deux empreintes m'arrachait presque un sourire si mon esprit n'était pas pollué d'idées sombres.

Je tergiverse, puis lui avoue la vérité dans un souffle à peine audible.

- J'ai peur... que tu retournes en prison, mais que cette fois, tu doives y finir tes jours.

La voilà la vérité toute nue et toute sale. J'ai beau suivre la voie de la morale du mieux que je peux, l'idée que Royce vole une vie a beau me rebuter au plus haut point, ce n'est toujours pas ce qui m'effraie le plus. Qu'est-ce que ça dit sur moi, au juste ? À part que je suis bien moins vertueuse et intègre que je le croyais.

Du haut de son facile mètre quatre-vingt-dix, le fauve me sonde, me dissèque. Il remue les doigts dans ses poches, ça fait frémir le denim de son jean. Sa fureur a fondu comme un tapis de neige au soleil, n'en demeure plus que des flocons épars. J'en prends seulement conscience. À présent, il paraît juste... fatigué ? Je ne sais pas si c'est le bon terme, ni s'il est déjà arrivé à ce spécimen d'éprouver une faiblesse aussi humaine que l'épuisement. Quoi qu'il en soit, il fait soudain bien plus que ses vingt-cinq ans.

- Et aussi que tu finisses avec plein de tatouages partout sur la figure comme 6ix9ine, j'ajoute pour meubler et détendre l'atmosphère.

Un frisson de malaise me traverse à la pensée de ce chanteur outrageusement vulgaire que Nate aime écouter pour me faire rougir. Le mécanicien lève un sourcil.

- Pigé. J'éviterai le visage.

Je le jure, le coin de ses lèvres a frémi. La tension redescend brusquement et je comprends qu'on enterre la hache de guerre, au moins pour le moment. L'instant se prête à un sujet plus léger et, si j'avais un gramme de cervelle, je crèverais l'abcès. Il faut croire que je suis idiote parce qu'au lieu de basculer vers quelque chose de moins dramatique, je demande :

- Tu serais triste si je mourais ?

Lily !

Quoi ?

Royce tressaille. Ses yeux anthracite s'agrandissent très légèrement avant de me fusiller.

- C'est quoi cette question, putain ?

- Même pas un petit peu ?

Il me considère avec froideur, la tension imprègne à nouveau ses traits.

Si on ne peut même plus rigoler.

- Désolée, c'était stupide.

Je ne sais même pas pourquoi je lui ai demandé une chose pareille... Enfin, si, je le sais, mais...

- Pourquoi tu me demandes ça ?

Je secoue la tête et me concentre sur le charmant petit couple. Les deux jeunes gens se sont nettement rapprochés, au point que je distingue les mèches roses de la fille et l'inscription à potentiel comique qui barre le T-shirt du garçon. Nate en porte des comme ça, aussi. Je n'ai pas l'occasion de déchiffrer la blague en entier. Je lis "Les gros sont...", puis le mécanicien agrippe sèchement mon menton pour récupérer mon attention. Tiens, ça faisait longtemps...

- Je te parle, regarde-moi.

- Quoi ?

- Pourquoi tu me demandes ça ? répète-t-il.

- Tu ne veux pas savoir. En plus, c'est débile.

- Parle.

Bon. Au point où j'en suis...

- Si tu avais répondu oui, ça aurait voulu dire que tu tiens à moi... en quelque sorte.

Un ange passe. Encore, s'il ne faisait que passer... Mais non, il faut qu'il retire ses tongs, se roule dans le sable et entame la construction d'un château.

Royce me fixe, interdit. Je me dédouane :

- Je t'avais prévenu que c'était débile.

- Je sais pas quoi te dire.

- Tu n'as rien à dire. Je plaisantais.

On va dire ça.

Il se passe une main sur le visage. Une multitude de pensées cryptées animent son regard, mais toutes m'échappent. Elles sont pareilles à des lignes de codes aux yeux d'un informaticien néophyte : indéchiffrables, mystérieuses, inaccessibles. L'embarras fait flamboyer mes pommettes, du coup je me détourne. "Les gros sont plus difficiles à kidnapper". Voilà ce que dit le T-shirt du garçon. Le plus drôle est que ce jeune homme n'a même pas un léger embonpoint.

Le moins drôle est que lui et sa copine ont l'air très amoureux, genre réciproquement amoureux, et qu'ils viennent agiter leur béatitude sous mon nez. Dans leur bulle de félicité, ils se tiennent la main comme un super couple, leurs doigts fermement entrelacés, et ils rient ensemble à quelque chose qui n'est sûrement drôle que pour eux. Je leur souhaite tout le bonheur du monde, cela va de soi. N'empêche qu'ils pourraient aller déguster ce bonheur ailleurs, comme... hors de mon champ de vision.

Royce tourne la tête. Je crois qu'il piste mon regard. Je me dépêche de le déporter vers les vagues, mais je ne trompe certainement personne.

- Je fais pas monter de filles sur ma moto, déclare-t-il brusquement.

Mon pouls encaisse un raté. Le mécanicien attend que je daigne lui faire face pour préciser :

- Ça me ralentit et j'ai horreur de les sentir m'agripper comme si j'étais leur Jules.

Il s'est adossé à la cloison en bois de la cabine, les jambes légèrement écartées et ses deux imposantes bottines noires plantées de part et d'autre de mes converses blanches. Je ne suis pas certaine de comprendre où il veut en venir, mais s'il est en train de faire ce que je pense qu'il est en train de faire, ce n'est vraiment pas nécessaire.

- Ce n'est pas la peine de...

- Si. Faut qu'on mette les choses au clair, tranche-t-il avant de tirer un peu sèchement sur le col du blouson qu'il m'a obligé à enfiler.

Ma paume se presse sur son torse en béton un bref instant, juste à temps pour m'éviter de m'écraser sur lui. Je me retrouve debout entre ses cuisses en jean, si près de son corps massif que nos vêtements bruissent en s'effleurant.

Aïe, aïe, aïe. Mon cœur.

- Je prête pas mes fringues, enchaîne Royce comme si de rien n'était, ses doigts toujours agrippés à un pan de la veste. J'ai pas envie d'empester la meuf à trois kilomètres quand elles me les rendent.

Oh.

Qu'est-ce que je dois comprendre ?

Surtout, ne t'emballe pas !

Il s'est encore rapproché. Il sent la bière et la cigarette, mais pour l'instant, je m'en fiche éperdument. Entre mes côtes tremblantes, j'ai la sensation qu'un bataillon de soldats piétine sur place avec leurs énormes bottes. C'est bruyant.

- J'embrasse pas, achève mon obsession personnelle en amenant ses lèvres dures et captivantes tout près des miennes.

Quand je bégaye un faible "pourquoi ?", ma bouche l'effleure sans même le faire exprès et des frissons s'éparpillent sur la totalité de mon épiderme. Est-il possible d'avoir chaud et froid en même temps ? La réponse est oui.

J'ai dit "ne t'emballe pas" !

- J'ai passé l'âge de rouler des pelles et je sais jamais où les bouches ont été traîner.

Euh... ok.

Le sang envahit ma gorge et contamine mon visage. Une fois de plus, Royce ne me laisse pas la possibilité de l'esquiver : son pouce presse la ligne de ma mâchoire à l'instant où j'envisage de me détourner.

- J'ai pas fini. Je te trimballe avec moi depuis hier soir alors que j'ai quinze mille putains de choses plus urgentes à faire.

J'attends la suite, complètement engourdie. Je ne sais plus quoi penser. Mon cœur flotte quelque part, je ne sais où... pas dans ma poitrine en tout cas.

- À ton avis, je suis du genre à dilapider mes soirées dans les clubs branchés de l'île au milieu de connards friqués qui peuvent pas m'encadrer ? Tu crois quoi ? Que c'est mon hobby de secourir des petites gosses de riches en détresse ?

Quelqu'un d'autre que moi aurait peut-être trouvé ça vexant. J'aurais moi-même trouvé ça vexant il y a un mois. Mais c'est Royce. Le côtoyer m'a appris à plisser les yeux et me concentrer pour lire entre les lignes. Et ce que je crois déchiffrer en ce moment entre ces fameuses lignes me plaît un peu trop. Un peu beaucoup.

Ne t'emballe p...

Trop tard.

Je reprends péniblement mon souffle, mon nez tout près d'effleurer le sien, et un sourire plein d'espoir gagne timidement mes lèvres. Royce le jauge un moment sous ses sourcils froncés pour revenir ensuite accrocher mon regard. Le sien n'a plus rien de froid ou de gelé. Il bout, s'obscurcit, s'épaissit. Ses iris sont un flot de lave métallique. J'ai mal au cœur tellement il travaille dur pour m'oxygéner. C'est une douleur délicieuse.

À cet instant, on a presque notre bulle à nous, comme ce super couple. La nôtre est savonneuse et excessivement fine. Ses parois irrégulières sont bien trop fragiles. C'est pourquoi, lorsqu'un raclement de gorge se fait entendre derrière nous, elle ne tient pas une seconde avant d'éclater en mille morceaux invisibles.

Je me retourne en sursaut, le cerveau encore dans le mauvais sens et...

Mince.

Mes poumons s'affaissent, réduits à l'état de deux noix périmées. Ma respiration se tarit. Une espèce de défaite me cloue sur place. Debout dans le sable à quatre pas de distance, exagérément distingué, parfaitement immobile et impassible, Chris nous observe.

Chris m'a retrouvée.

Échec et mat.

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Hey!

J'espère que vous allez bien !

Pas de faux espoirs (je ne suis pas sadique à ce point), il n'y aura pas de second chapitre aujourd'hui. En fait, c'est même plutôt le contraire. Je voulais juste vous prévenir que, malheureusement, je ne pourrais pas poster la semaine prochaine. J'ai pas mal de choses à gérer et cette année, j'ai fait le choix de ne pas faire de pause pendant mes partiels. J'ai même succombé à vos petites bouilles adorables (bon c'est vrai, je ne vous vois pas vraiment, mais vous m'avez comprise) et posté deux chapitres d'une traite à plusieurs reprises. Je dois maintenant en assumer les conséquences, à savoir être débordée. Du coup, j'ai besoin de cette semaine pour régler certaines choses et me remettre à jour dans d'autres. J'espère que vous comprenez.❤️

Évidemment, on se retrouve mercredi dans deux semaines (mercredi 23/03), même heure (13h30 heure française) ! Au final c'est comme une mini-pause d'une semaine. Ce qui est certain, c'est que vous me manquerez énormément la semaine prochaine ! 

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