Chapitre 11
- Une dinguerie ! enchaîne la fille surexcitée. Franchement, je compatis à mort, meuf ! Ça doit être trop bizarre !
Je crois que je suis blême, à présent. Aussi pâle que ces T-shirts immaculés qu'ils utilisent pour les publicités de lessive à la télévision. Je serre les poings tellement fort que mes ongles creusent de douloureux croissants de lune dans mes paumes. Je me doutais que les évènements de la matinée ne demeureraient pas bien longtemps privés, mais je m'attendais à avoir au moins une soirée de répit avant de devoir y faire face.
- De quoi vous parlez ? s'enquiert Hunter, le regard soudain pétillant de curiosité.
Oh non...
Même Diego a incliné la tête sur le côté et scrute la fille dans l'attente d'une explication, explication qu'elle s'apprête à servir avec joie, si j'en crois son expression enthousiaste. Je ne peux même pas lui en vouloir. Je suppose que de l'extérieur, ce calvaire que j'ai enduré pendant la réception fait une bonne histoire à raconter et les ragots n'ont jamais été un crime. Ce qui fait le malheur des uns alimente les discussions des autres. Je déglutis et fixe mes genoux en attendant qu'elle me crucifie. Mais c'est Royce qui ouvre la bouche le premier. Son timbre coupant fend l'air comme le sabre d'un samouraï :
- T'es pas payée pour faire la causette, il me semble. Alors boucle-la.
Je retiens de justesse une onomatopée choquée. Au moins, à présent, je suis fixée quant à la profession de cette fille. Je me demandais d'où elle sortait. Elle se tait dans la seconde et je ne peux pas m'empêcher de me sentir mal pour elle. Je ne sais pas si Royce l'a fait taire pour moi où s'il voulait simplement extérioriser sa mauvaise humeur, mais je suis presque certaine qu'il y avait un moyen plus sympathique de lui intimer de garder le silence.
- Eh man, relax ! Qu'est-ce qui te prend ? s'offusque Hunter sans perdre sa bonne humeur. Vas-y, poupée, tu peux y aller, ajoute-t-il en pressant les reins de la femme pour lui faire comprendre qu'elle est libre de disposer.
Elle déguerpit sans demander son reste, visiblement secouée par l'attitude glaciale du mécanicien. Contrairement au blond, le latino se dispense de tout commentaire. Je note cependant qu'il observe attentivement la mine revêche de son ami. Royce n'ajoute rien. Il fixe le vide, toise les danseurs sans vraiment les voir.
Soulagée d'avoir évité une crise, je m'affale à nouveau dans la banquette et entreprends de reproduire celle d'en face. Je trace rapidement l'assise, puis balaye d'un œil professionnel ses occupants. Je vais commencer par Hunter. Il a le genre de physique que je maîtrise sur le bout des doigts depuis que je me suis inscrite à l'atelier Comics, en quatrième. Sa corpulence est un savant mélange entre la musculature de Superman et... celle de... eh bien, de Hulk. La balance penche d'ailleurs vers ce dernier.
Je trace la "charpente" de son corps en quelques mouvements de crayon bien placés.
- Je rêve où t'es en train de me tirer le portrait, s'émerveille le colosse en voyant mon regard exécuter des allers-retours éclair entre lui et ma feuille.
Oui. Mais non.
- Comment ça se fait que tu sois plus musclé que les autres ? je le questionne pour éluder sa propre interrogation, mais également parce que la curiosité me démange depuis un moment.
- Les autres ? répète le blond, bouche bée.
- Oui. Royce et Diego, par exemple, je précise en inscrivant sur le papier les limites de son T-shirt.
Je n'évoque même pas Michael parce que, bon... sans jugement aucun, je ne pense pas qu'il soit dans la course. Je lève les yeux juste à temps pour voir le colosse embrasser son biceps gauche.
- Ouh ! Chaud ! Désolé, les mecs. Donc tu admets que je suis mieux foutu que Royce ?
Je me concentre de toutes mes forces sur le croquis pour ne pas rougir. J'y parviens de justesse malgré l'attention du mécanicien qui me carbonise le visage.
- Non. Et arrête de contracter tes muscles, tu vas fausser mon dessin, je me moque gentiment.
- Quoi non ?
J'esquisse les ombres sur son vêtement, puis je creuse les muscles de son bras. Je laisse son visage pour la fin, de toute façon, dans le méli-mélo de néons, on ne verra pas grand-chose de ses traits.
- Tout ce que j'ai dit, c'est que tu es le plus massif. C'est une donnée objective, je n'ai pas apporté mon avis personnel, je m'explique à contrecœur parce que je sens qu'il va continuer à me faire son expression de chiot abandonné et que c'est plus ridicule qu'attendrissant.
- Mais ça revient au même. Être le plus musclé, c'est être le plus caliente, prononce-t-il dans un espagnol approximatif qui tire un ricanement au latino.
- Si tu le dis, j'abandonne, peu encline à me lancer dans un tel débat devant quatre hommes.
Je reproduis du bout de ma mine les épis décoiffés de ses cheveux coupés court.
Une foule de mèches pâles sur son large front. Une moquette de poils plus sombres sur la mâchoire.
- Quoi ? T'es pas d'accord ?
- Je ne veux pas te vexer.
Deux points bruns, à peine visibles sur l'esquisse, pour ses yeux si expressifs.
- Balance.
Une ligne incurvée pour son sourire diaboliquement enfantin.
Je ne sais même pas pourquoi je lui réponds. Je le fais, c'est tout. Avec un peu de chance, il arrêtera de gigoter si je satisfais son intarissable curiosité.
- Eh bien... je n'aime pas vraiment quand c'est trop... enfin trop quoi.
Je dis ça en pensant à tous ces spécimens bodybuildés qui décorent les murs des salles de sport pour motiver les membres. Ou pire, les catcheurs en culotte qui font semblant de se battre sur SkySport. Nathan aimait bien regarder à une époque. Moi je l'embêtais en levant les yeux au ciel et en faisant semblant de dégobiller dès que l'un de ses mastodontes exécutait une figure ridicule. Les monstrueux muscles saillants striés de paquets de veines en spaghettis, je trouve ça plus inquiétant que charmant.
- Vous savez où est Mia ? je demande en parcourant brièvement la foule avant de me remettre à ma besogne.
- Trop quoi ? insiste mon modèle.
Deux grandes mains sagement croisées. Vicieux trompe-l'œil pour faire croire à un enfant de cœur. Personne n'est dupe.
Je hausse les épaules.
- Trop... gros, je conclus en esquissant les bracelets qui grouillent aux poignets du blond.
Il n'en a pas autant que moi, mais...
Hunter éclate de rire et je perds tous mes repères. Je n'avais même pas fini son bras droit !
- T'as entendu ça, mec ? Elle aime pas quand c'est trop gros, s'esclaffe-t-il, les sourcils frétillants, en s'adressant à Royce.
Je ne trouve pas cela si drôle, mais Michael et Diego doivent être d'un autre avis parce qu'ils ricanent dans leurs barbes. Royce se contente de secouer légèrement la tête, les commissures des lèvres agitées d'un discret tressaillement. Décidément, les hommes sont des créatures bien étranges.
- Alors ? Comment ça se fait que tu sois aussi massif ? je relance en m'attaquant à Diego de la pointe de mon crayon.
La tâche est plus ardue, mais le contraste entre la teinte caramélisée de sa peau et celle, plus claire, de son voisin blond, devrait donner un rendu satisfaisant.
- C'est de naissance, déclare Hunter avec un énorme sourire.
Avant même qu'il ne se donne la peine de développer, j'ai compris que je n'aurais pas droit à une vraie explication. J'écoute d'une oreille distraite ses fabulations.
- Je suis sorti de l'utérus de ma vieille et j'avais déjà des abdos de bébé, des pecs de bébé, des biceps de bébé... À la maternité, tous les bébés meufs voulaient me pécho. Je me souviens qu'elles pleuraient dans leurs berceaux parce qu'elles avaient flairé mon sex-appeal de bébé. Ma mère a été fécondée par Zeus, je suis le résultat d'une partie de baise avec un Dieu, tu captes ?
Je ris. Je ne peux pas m'en empêcher, il est génial, je trouve !
- Ce serait plutôt Dionysos, non ?
Diego porte une chemise rouge à moitié déboutonnée sur son torse. La lumière dessine des sillons rose pâle sur sa peau mate et sur le tissu. Les zones éclairées sont plus difficiles à coucher sur le papier que je le pensais.
- Qui ça ?
Un bandana bien attaché. Des boucles sombres qui coulent à flots par-dessus le bandeau. Deux épais sourcils volontaires.
- Peu importe. Tu te considères comme un demi-dieu ?
- J'en suis un ! C'est pour ça que j'ai autant de qualités, se rengorge Hunter, et je n'arrive pas à savoir s'il joue un rôle où s'il est vraiment... ainsi.
Il est également possible que le cannabis et le mojito ne fassent pas très bon ménage.
- Lesquelles ? je continue de le faire parler parce qu'il est drôle et que l'entendre jacasser m'occupe l'esprit.
Un visage tout plein d'ombres qui détonne avec les lumières de la boîte. Des pommettes saillantes, comme celles de Pocahontas. Mais une Pocahontas masculine, bien sûre !
Royce vient de se rapprocher. Son bras est appuyé sur le dossier, derrière mon dos, et il est penché sur mon épaule pour examiner le dessin. Il est tout proche. Je veux dire, vraiment très proche. Si lui n'a pas l'air de s'en rendre compte, ce n'est pas mon cas. Moi je m'en rends très très compte ! Sa proximité ne gêne pas mes mouvements, techniquement parlant. Toutefois, son souffle chaud qui s'échoue sur ma joue à chacune de ses respirations et son odeur masculine me grillent les neurones un à un. Ils explosent dans un bruit de cuisson de pop-corn.
Pop... Pop... Pop...
L'espace de quelques longues et embarrassantes secondes, je demeure complètement paralysée, le crayon en suspend à deux centimètres de mon carnet. Si j'étais dans Grey's Anatomie, c'est le moment où Meredith, Cristina ou n'importe quel autre médecin crierait "patient en tachycardie !". Mon électrocardiogramme s'emballerait et ce serait la panique à bord. Mais on n'est pas dans une série télévisée et je suis donc la seule à me rendre compte de l'état critique de mon rythme cardiaque. En tout cas, je l'espère !
Au bout d'une éternité, je comprends que le mécanicien n'a pas l'intention de bouger et je me fais une raison.
Inspire. Expire.
- Je suis charismatique, charmant, habile de mes doigts, débite Hunter en comptant ses charmes sur ses doigts. Je suis aussi hyper intelligent et... Quoi ? Me regarde pas comme ça. Des fois, je lis des livres sans image !
Tu m'en diras tant...
- Qu'est-ce que tu lis ? je l'interroge poliment avec un petit sourire.
- Des romans de meufs, des trucs à l'eau de rose, il affirme du tac au tac.
- Tu déconnes ? se réveille mon modèle provisoire qui, jusque-là, sirotait sa bière en me surveillant du coin de l'œil.
Il a la prévenance de ne pas changer de position pour interroger le blond du regard. Je me concentre pour reproduire avec le plus de détails possible le sillon coloré de ses tatouages.
Une version bien amochée de Mickey Mouse - Walt Disney se retourne et cauchemarde dans sa tombe. Deux épées qui croisent le fer. Une charmante tête de mort. Une portion de la fameuse chouette de Mia...
À l'haleine tiède de Royce, se mêle un parfum inconnu. Quelque chose qui ressemble très vaguement à du miel, mais en moins sucré et en plus... je ne sais pas. J'en déduis que c'est l'odeur de la boisson alcoolisée qu'il vient d'ingérer. Le "scotch". Ce n'est pas désagréable.
- Même pas, lance Hunter. T'as pas idée de ce qu'on trouve dans leurs bouquins. Derrière les couvertures à paillettes, c'est du porno pur ! Tu vois de quoi je parle, Lily ?
Je m'empresse de nier d'un mouvement de tête négatif.
- Non, je réfute honnêtement sans réprimer la moue vaguement écœurée qui me vient naturellement. Je ne lis pas de romans d'amour. Et encore moins de ce genre.
Royce incline la tête et promène sur moi un regard intrigué. Pourquoi est-ce qu'il donne toujours l'impression que je raconte quelque chose d'intéressant quand je baragouine sur ma futile existence pour combler un blanc ?
- Pourquoi ? s'étonne le blond.
Je réponds sans lever le nez de mon dessin.
- Je ne sais pas... c'est ennuyant, je trouve. Et puis, c'est encore moins réaliste que les histoires fantastiques ou les livres de science-fiction.
- Tu parles de cul, là ?
Pardon ?
- Mais non ! je le détrompe vivement.
- Mais non ! répète Hunter en essayant d'imiter mon accent anglais.
Je dis bien "en essayant".
- Arrête !
- De quoi tu parles, alors ?
- Je parlais des hommes.
- Quoi les hommes ?
Bon sang. Je ne devrais pas me laisser entraîner là-dedans ! Mais les quelques millilitres de vodka que j'ai ingérés semblent agir comme un sérum de vérité. À moins que ce ne soit la musique tonitruante qui m'ait abrutie. Quoi qu'il en soit, je m'entends raisonner à haute voix en coloriant le cuir à la fois sombre et illuminé des banquettes.
- Dans les livres ils sont... droits, honnêtes, fidèles et... compréhensifs. Et aussi patients, romantiques, éperdument amoureux... enfin, tout ça quoi.
- Et alors ?
Comment ça "et alors" ? C'est évident, non ?
- Et alors, dans la vraie vie, ils ne sont rien de tout ça.
Vous n'êtes rien de tout ça.
Ce n'est pas vraiment ce que je voulais dire, mais je suppose que c'est en sous-texte de mes propos.
Un silence accueille mon affirmation pleine de certitudes. Quand je dis "silence", il va de soi que je ne fais pas référence à une absence totale de bruit dans un endroit paisible et calme. La voix fortement amplifiée de Jason Derulo continue d'inciter le monde à danser et lâcher prise. Et le monde continue de l'écouter, ici du moins.
- Qu'est-ce que tu fais de ton petit copain anglais ? demande alors Royce sur un ton neutre.
Je cligne des yeux et pivote pour chercher son regard, surprise. Son expression est désertique, mais ses yeux brillent d'intensité. C'est peut-être simplement l'éclairage qui rebondit sur le métal de ses iris.
- Nathan n'est pas mon petit copain, je martèle pour la cent trente-septième fois.
- Il doit bien avoir quelques-unes de ces qualités, non ? suppose Royce avec un petit rictus amer.
Je suppose que oui, mais je n'ai pas le temps d'y réfléchir très sérieusement parce qu'Hunter me devance.
- Mais je suis tout ça moi ! Je suis tous les trucs que t'as dit ! Et je suis aussi tendre, indulgent, galant et altruiste !
- Altruiste ?
- Ouais ! Je partage plein de trucs avec plein de monde. Ma thune, ma caisse, ma bouffe... même mes meufs !
Hein ?
J'entrouvre les lèvres, ahurie. Je ne sais pas s'il plaisante ou non. Avec lui, je ne sais jamais.
- Quoi ? Tu partages tes petites amies avec... d'autres garçons ?
Il se gratte la tempe.
- Euh... ouais, voilà, mes "petites amies". Eh, les gars, vous vous souvenez de Candy ?
À côté de moi, Royce se raidit. Je le sens. Sa posture devient rigide et son genou s'agite sensiblement contre le mien.
- Mets la paille dans ta bouche et ferme ta gueule, conseille Diego en poussant vers Hunter son cocktail entamé.
Le blond obéit. Il snobe la paille et vide le reste de sa boisson d'une seule traite.
- Candy, c'est son vrai prénom ? j'ose demander en me promettant de ne plus jamais me plaindre du "Elisabeth" que je me coltine comme un boulet au pied sur ma carte d'identité.
- Non, mais on l'appelait comme ça parce que tous les gars du quartier y avaient goûté. Ou alors parce qu'elle avait la chatte sucrée, je sais plus trop.
Mon estomac se révulse de malaise et je me détourne du petit groupe en feignant de n'avoir rien entendu. Je fuis les regards des quatre hommes, morte d'embarras. La façon dont Hunter parle de cette pauvre fille... je suis peut-être vieux jeu, mais je trouve ça irrespectueux. J'ai tendance à oublier que je fréquente des personnes aux mœurs très différentes des miennes. De temps en temps, comme à l'instant, cela me revient brutalement et je me retrouve perdue. Retour à la réalité. J'ai la sensation de ne pas être à ma place. Du tout.
Hunter n'a pas l'air de réaliser que je ne suis pas le public approprié pour ce genre d'histoire parce qu'il enchaîne joyeusement :
- Cette meuf savait tailler une pipe, elle trichait pas. Pas comme celles qui sont là avec leurs petits coups de langues... Elle, c'était un neuf ! Eh, mec, tu te rappelles ? Tu l'as eue avant ou après moi, je me souviens plus ?
J'avale ma salive de travers et toussote pour ne pas m'étouffer avec. C'est à Royce que le colosse vient de s'adresser ! J'entends le mécanicien soupirer, à ma gauche. Oh mon Dieu ! Je me crispe de la tête aux pieds. Le sang délaisse mon visage, j'ai l'impression d'avoir les joues gelées. Très sincèrement, je me serais bien passée d'une pareille information.
Alors ils... Hunter et Royce... ils partageaient vraiment leurs... je ne sais même pas comment appeler ça. Leurs conquêtes ? Ils... quoi ? Est-ce qu'ils passaient à tours de rôles ? Pourquoi ? Pour échanger des commentaires, partager leurs expériences ? Un neuf ? Qu'est-ce que cela veut dire ? C'est une... c'est une note !
Seigneur...
Ensuite les mêmes éternelles questions reviennent me hanter et c'est comme si elles étaient décidées à ne jamais me laisser en paix. Moi, si je continue à m'accrocher lui comme je le fais, est-ce que c'est ce que je vais être ? Une conquête ? Avec un peu de chance, je n'aurais jamais droit à un titre pareil.
Je me sens mal. Vraiment mal. Je me redresse légèrement pour chercher Mia dans la cohue. Je ne la vois nulle part. Je veux qu'elle revienne. Je veux m'en aller d'ici !
- Lily, pourquoi tu... je voulais pas dire que... t'inquiètes, même si tu couches avec lui, on va pas..., tente maladroitement de se rattraper Hunter en percevant mon changement d'humeur.
- Mets-la en sourdine, putain, le coupe sèchement Royce.
Le blond fait immédiatement silence, mimant une fermeture éclair sur ses lèvres. Ça ne change rien, maintenant je ne peux plus m'empêcher de penser à cette fille qui a un nom de sucrerie et que je ne sais combien de personnes autour de cette table ont connue... au sens biblique du terme. J'avais raison pour les hommes dans les romans d'amour. Bien que je n'en lise pas, je suis pratiquement sûre que les spécimens masculins de ces histoires ne s'échangent pas les filles qui atterrissent dans leurs couches. Ils en tombent éperdument amoureux et les épousent.
J'ai l'impression d'avoir un énorme morceau de parpaing coincé en travers du gosier. Je referme doucement mon carnet et le range au fond de mon sac. Je n'ai plus le cœur à l'art. Je n'ai plus le cœur à rien. Je me demande à quoi ressemble cette Candy. C'est idiot, je le sais bien, mais je ne peux pas m'en empêcher. Je me demande aussi pour la millionième fois avec combien de filles Royce est sorti et si j'ai envie de faire partie du lot, quitte à être un numéro supplémentaire perdu au milieu d'un océan Atlantique de surnoms qu'il a peut-être tous oubliés. Ça aussi, c'est bête parce que ça me déprime. Je me sens presque aussi triste que lorsque j'ai quitté la maison, il y a quelques heures.
La maison...
Quelle maison ? se moque ma petite voix intérieure avec cruauté.
Je renifle discrètement et me mords l'intérieur de la joue, j'y plante fort mes molaires pour me reprendre. En plus, Royce me fixe. Je le sais, j'ai d'étranges frissons quand il me regarde. Ils ne veulent pas disparaître. Peu importe ce que j'apprends sur son compte, ils sont toujours là, à me chatouiller la nuque. Ils m'embêtent !
- Hé, m'appelle doucement le mécanicien.
Je fais semblant de ne pas l'entendre. Je continue de fixer sans vraiment la voir la piste de danse déchaînée, même quand je sens sa grande main presser mon genou. Encore, ces satanés frissons ! Royce ne m'oblige pas à lui faire face comme il en a la mauvaise habitude. Il se penche sur moi et me rassure à voix basse :
- Il est con et bourré, écoute pas ses conneries.
Je hausse les épaules sans le regarder.
- Je m'en fiche.
Je continue de scruter la foule à la recherche de mon amie. Pour ne rien arranger, mon portable choisit cet instant pour se mettre à bourdonner contre ma cuisse. Sans surprise, le nom de mon... oncle s'inscrit en haut de l'écran, accompagnée de cette photo de Chris que j'ai prise sur le vif, sans consentement, un jour où je l'ai croisé en coup de vent dans la cour.
Le cliché est un peu flou, on l'y voit avec des lunettes de soleil noires, penché sur l'écran de son téléphone, la même mine sombre et concentrée qui parasite ses traits durs à longueur de temps. Je tente sans succès de ravaler la balle de baseball qui m'obstrue la trachée et coupe le mode vibreur à la troisième sonnerie. Les yeux bioniques du mécanicien me grillent la tempe quand j'éteins carrément mon portable.
Je l'évite, je regarde partout ailleurs. Et comme si la situation n'était pas assez pénible, j'ai le malheur de croiser sans le vouloir le regard de Michael, qui était resté étrangement muet jusqu'ici. Il se redresse et ses lèvres s'étirent lentement pour m'adresser une promesse silencieuse. Je n'y comprends rien. C'est comme si je réveillais ses instincts les moins charitables. Il ne lui en faut pas plus pour décider d'apporter son grain de sel :
- Vous savez, je me souviens pas de Candy, mais je me rappelle de Summer. Vous vous rappelez de cette meuf ou pas ? Elle jouait les saintes nitouches et les vierges effarouchées à fond, c'était écœurant. Tous les mecs du quartier lui bavaient dessus jusqu'à ce qu'ils la chopent à se faire sauter par le concierge de son immeuble.
- Si t'as un truc à dire, tu parles clairement ou tu la fermes, le rabroue sévèrement un Royce visiblement à bout de nerfs.
- Moi, tout ce que je dis, c'est que les meufs sont jamais aussi innocentes qu'elles veulent le faire croire.
En parlant, il a posé sur moi ses prunelles sardoniques. J'encaisse le coup sans broncher. Le message subliminal éveille un sordide écho en moi. Parce qu'il a une part de vrai, d'une certaine manière. Même si je n'ai jamais essayé de faire croire quoi que ce soit à qui que ce soit. Mon reptile se réveille pour la première fois depuis des jours et change de position dans mon estomac, c'est sa façon de se rappeler à mon bon souvenir. De me faire comprendre qu'il sera toujours là, qu'il ne me quittera jamais. Je pose ma joue sur le sommet de mes genoux repliés et tente de faire le vide dans mon crâne encombré.
- Prends Lily, par exemple...
- Un mot de plus et on va terminer cette conversation dehors, siffle Royce sur un ton menaçant.
- Tu trouves pas que...
- Je suis sérieux. Si tu veux pas que je t'éclate la tête sur un trottoir, tu la fermes.
Le mécanicien n'a pas élevé la voix, mais on l'a tous entendu. Les lèvres entrouvertes pour expulser une expiration étourdie, je pivote un peu le menton et parcours des yeux ses traits tendus par une colère noire.
- Ça va, mec, le prends pas comme ça, je...
- T'es sourd ? Je veux plus t'entendre !
- Ok. Eh Lily ! m'appelle quand même l'albinos d'une voix faussement amicale. Ça va ? T'as pas l'air bien. Bois ça, tu te sentiras mieux, tu verras.
En parlant, il fait vivement coulisser vers moi l'un des six shooters de tequila que Mia a délaissés. J'ai conscience qu'en me faisant cette proposition, l'albinos s'apparente étrangement au diable. Lucifer qui entre dans votre tête avec sa voix tentante et cherche à vous corrompre pour vous réserver une cellule en enfer.
- Bois ! Bois ! Bois ! Bois ! Bois ! chantonne Hunter en tapant du plat de la main sur la table pour battre le rythme de ses injonctions.
Je fixe la boisson miniature d'un œil méfiant. Je ne suis pas sûre d'en avoir envie, mais je ne sais pas non plus ce qui me retient. C'est vrai, qu'est-ce qui m'en empêche ? Je suis dans une boîte de nuit. Je n'ai pas de restrictions comme la plupart des jeunes de mon âge, aucun parent responsable qui attend mon retour en se faisant un sang d'encre pour moi. Seulement deux presque inconnus qui doivent s'agacer de mon comportement et comploter un plan diabolique pour me renvoyer en enfer...
Que je le fasse ou non, qu'est-ce que ça change, au fond ? Il paraît que l'alcool est le remède à tous les maux, je songe avec ironie. En plus, ce verre est vraiment riquiqui, ce n'est pas comme si j'allais perdre tous mes moyens en le buvant.
Je ne sais pas...
J'ai l'impression d'attendre que quelqu'un vienne prendre la décision à ma place. Je lève des yeux interrogateurs vers Royce pour voir s'il a l'intention de m'en empêcher. S'il le fait, je n'insisterais pas, je n'en ai pas assez envie pour ça. Ça n'a pas d'importance. Il m'observe, les lèvres pincées d'une évidente désapprobation.
- T'as mangé quelque chose, au moins ? grince-t-il, sourcils froncés.
Oui. Deux macarons, ce matin.
- Mec, arrête un peu de la fliquer, râle Hunter. Elle est avec nous, il peut rien lui arriver. Elle va jamais se lâcher si t'es sur son dos H24 !
Le mécanicien l'assassine du regard pour le faire taire, puis se retourne vers moi et plante ses prunelles au fin fond des miennes.
- Je suis pas ton vieux. Tu fais ce que tu veux, exprime-t-il froidement.
Je lorgne encore une fois sur le breuvage.
Bois-le, qu'on en finisse, s'impatiente ma conscience en roulant des yeux avec dédain.
Après tout, pourquoi pas ? J'attends qu'une bonne raison de ne pas le faire me vienne en tête, mais mon cerveau me paraît soudain complètement vide. Au diable les bonnes résolutions ! Je me penche pour m'emparer du verre, mais Royce m'arrête avant.
Je déglutis avec peine quand il attrape mon poignet, puis je le regarde ramasser la petite salière que la serveuse a déposée sur la table. Il verse la poudre sur le dos de ma main, à la jonction entre mon pouce et mon index. Je le laisse faire. J'ai déjà vu des gens boire comme ça dans les films, je ne pensais pas que ça m'arriverait un jour. La Lily d'avant me croirait sûrement dingue. Elle me traiterait d'idiote et elle aurait bien raison.
- Lèche, m'enjoint le mécanicien en me relâchant.
Je crois entendre Hunter ricaner discrètement, en face, mais je n'y prête pas attention. Je m'exécute sans discuter comme un bon petit soldat sous les prunelles ténébreuses du mécanicien. Je plisse les lèvres et le nez quand le goût du sel me picore la langue. Royce me tend le shot sans un mot, un très léger creux entre les sourcils, et je m'en empare sous les regards ridiculement attentifs de ses amis.
- Cul sec, répète Hunter en m'adressant son sourire d'ogre. Allez, je la bois avec toi !
Il attrape lui-même un verre microscopique et m'attend. J'approche la boisson de mon nez. Le liquide jaune a la même odeur que l'éthanol sur lequel on travaillait parfois, en chimie. Bon. Je bascule la tête en arrière et vide le tout dans ma bouche. Je le regrette. C'est mauvais. Ça a un goût de terre ou... de bois... C'est trop sec. Je n'aime pas du tout. Je plisse les yeux, grimace et toussote en avalant.
- Mords, lâche Royce en approchant de ma bouche la tranche de citron décorative que j'avais retiré du verre.
Trop concentrée sur l'arôme désagréable de la tequila, je ne songe même pas à rougir en approchant mes lèvres de ses doigts. Je croque dans le quartier et aspire tout le jus du fruit. Bizarrement, l'acidité semble atténuer le goût de l'alcool.
- Alors ? demande Diego avec un petit sourire diverti.
- C'est dégueu !
- Encore un, m'encourage Hunter en poussant un nouveau shooter vers moi.
- Non, je n'aime pas.
- T'es pas censée aimer. Allez, la tequila, c'est comme le sexe : la deuxième fois, c'est meilleur.
- Tais-toi.
- Bois, si t'es cap !
S'il pense m'avoir comme ça !
- Ça ne marche pas, ce truc ! Je ne suis pas un bébé.
- Alors bois.
Je lève les yeux au ciel, mais ramasse une seconde dose de poison. Je me pince le nez entre le pouce et l'index et bois d'une seule traite, les yeux fermés. Eurk ! J'ai oublié le sel. Hunter a quand même raison, c'est moins mauvais que la première fois. Une sensation de chaleur se diffuse dans tout mon corps et me réchauffe le ventre, mais peut-être que je l'ai seulement imaginée. Je m'essuie la bouche d'un revers de la main et mords la nouvelle tranche de citron intact que me présente mon mécanicien. Je lui souris sans trop savoir pourquoi. Juste parce que j'en ai envie. C'est une bonne raison, non ?
- Un dernier pour la route ? tente le grand blond en faisant claquer un peu trop fort son shot vide contre la surface en verre de la table.
- Non.
- Allez, il en reste que deux. On va pas les laisser tous seuls, les pauvres.
- Tu exagères, je m'esclaffe.
- Si tu bois le dernier avec moi, je me fais tatouer ton nom sur une fesse !
Là, j'éclate de rire.
- Je ne veux pas que tu te fasses tatouer mon nom ! Encore moins à cet endroit !
- Ok, alors si tu me laisses terminer ces paf tout seul, je me ferai tatouer ton nom sur le cul ! il scande, la mine victorieuse. Je vais vraiment le faire, Lily !
Au point où j'en suis...
- Non, je n'ai pas envie..., je le feinte avant de lancer à toute vitesse. Le-dernier-qui-finit-son-verre-est-une-poule-mouillée !
Et je vide le mien d'un coup. Je m'étouffe à moitié avec son contenu en avalant trop vite et le paysage se met à vaciller très légèrement, mais tant pis. Je lève quand même en l'air le poing de la victoire.
- Gagné ! je m'égosille pour couvrir le boucan ambiant au moment où Hunter termine son propre shot. T'as vu ? J'ai gagné, je répète à l'intention de Royce.
- J'ai vu.
Il me regarde en souriant un peu. J'adore quand il sourit. Je n'ai pas le temps de le lui dire parce que Mia débarque pile à ce moment.
- Hey ! Lily, putain, faut que je te dise ! Tu devineras jamais sur qui je suis tombée !
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro