Chapitre 1
C'est comme flotter dans l'un de ces rêves complètement déjantés que l'on fait parfois. De ceux qui distordent la réalité, l'étirent et la pervertissent pour en construire une autre, absurde et irrationnelle. Comme d'être prisonnier des errances nocturnes de notre cerveau endormi. Enfermé dans un gros nuage pluvieux. Les symptômes sont là, les impressions aussi. Les images et les sons se succèdent sans transition ni logique. Tout porte à croire que je me suis assoupie et que mon esprit divague, confiné entre les murs poreux d'un songe. Le genre de songe qui vous paralyse de la tête aux pieds, vous fait trembler comme les feuilles mortes en automne. Également ceux qui, au réveil, vous semblent parfaitement aberrants. Insensés. Déments.
Je viens de me réveiller.
Métaphoriquement parlant.
Et tout me parait soudain aberrant. Insensé. Dément.
Je retrouve la raison au milieu de cette même foule effervescente et avide de ragots devant laquelle le cauchemar a débuté. Je reprends subitement mon souffle, comme après une apnée déraisonnablement longue. Mes poumons se gorgent d'un oxygène saturé d'excitation et de secrets.
Exactement comme après un rêve, je tente tant bien que mal de démêler le vrai du faux, de séparer la réalité du délire. Je n'y parviens pas. Les opposés se sont frôlés de trop près et maintenant, ils sont entortillés comme une pelote de laine. Mais je ne laisse pas le doute s'infiltrer une seconde. Je lui claque toutes les portes au nez. Je ne permettrais pas à Matt de gagner, d'injecter son venin dans mes pensées.
Engluée dans ma torpeur, le cerveau engourdi, je croise un regard bleu Antarctique, tellement puissant que mon cœur semble se retourner dans sa tombe. Un spectre. C'est à cela que ressemble mon oncle en ce moment, avec son teint blême, son corps raidit et ses traits tirés.
Ça ne veut rien dire.
Il est simplement inquiet. Horrifié que quelqu'un vienne de balancer une atrocité pareille, calomniant sans scrupules notre famille par un affreux mensonge, et ce devant toute la haute société de l'île. Je ne réagis pas, toujours coincée dans mon nuage et mon oncle se détourne enfin pour tonner :
- La fête est terminée. Merci de vous être déplacés.
Une vague de soupirs de protestation et de grommellements outrés remplace les chuchotements fébriles qui secouaient la foule. Cette dernière se met tout de même en mouvement, à contre-cœur, mais repue de scandale. Les jeunes héritiers rangent les portables qu'ils avaient sortis pour immortaliser la scène. Les vidéos vont probablement circuler sur Snapchat dans l'heure avant de tourner en boucle sur Twitter dès ce soir.
Les adolescents s'éloignent en traînant des pieds sur les pas de leurs parents. Aaron Wise entraîne rageusement son fils ivre et couvert de sang vers la sortie. Les discussions et les spéculations à peine discrètes suivent les convives jusqu'à leurs véhicules. Les portières claquent une à une, les moteurs ronronnent et les voitures quittent le parc en file indienne.
Au bout de dix minutes, il ne reste plus grand monde. Les serveurs effacés s'affairent discrètement autour des tables et des restes du buffet, les employés de la propriété discutent derrière leurs mains sous la marquise de leur bâtiment. Tous sauf Jace, qui s'éloigne d'un pas empressé, son téléphone vissé à l'oreille, devant un bref signe de tête de mon oncle. Je ne sais pas à qui il parle et je m'en moque. Son expression grave, son air exceptionnellement affairé et l'absence de surprise sur ses traits devraient m'interpeller, mais mon esprit écartelé ne s'arrête pas là-dessus.
Ma mère est là, plus pâle que son fond de teint, mais le menton dressé dans un signe de défi. J'essaye de ne pas songer au fait qu'elle a cette même expression lorsqu'elle est surprise en train de commettre une faute.
Royce n'a pas bougé non plus, mais je ne cherche pas à croiser son regard que je sens pourtant m'incendier le front. Oui, les regards ont cet effet, parfois. Celui du mécanicien, en tout cas. Le mien effleure une seconde ses mains souillées du sang de Matt, puis je me détourne, les termes crus de l'article et l'inquiétante photo qui les accompagnait gravés dans mes rétines.
- Tu devrais y aller aussi, lâche Chris dans sa direction d'une voix un peu désincarnée. Tout de suite, ne m'oblige pas à me répéter, ajoute-t-il parce que son mécanicien s'attarde.
Royce malmène la patience de mon oncle quelques secondes de plus. Ses prunelles continuent de vriller mon visage avec instance pendant un long moment et je fais mine de ne pas le remarquer. Puis il tourne simplement les talons, prenant bien soin de bousculer l'épaule de son employeur avec une gratuite insolence. Je suis sa grande silhouette des yeux alors qu'il prend la direction du garage. Il disparaît dedans un instant. Ensuite son énorme moto quitte la propriété dans un tonitruant vrombissement et une montagne de poussière.
Ne restent plus que ma mère, mon oncle et moi. Chris me dévisage en silence. Seul son regard de glace est bruyant, mais je ne sais pas ce qu'il crie. Mon oncle est raide comme la justice dans sa chemise de costume qu'il a froissée dans la mêlée. Quand je fais un pas vers lui, ses yeux s'arrondissent subtilement, sa poitrine se soulève et il se redresse, dans l'expectative.
- Tu devrais..., je commence avant de me racler la gorge pour en chasser l'inexplicable boule d'angoisse qui prend rapidement de l'ampleur. Tu devrais porter plainte contre lui. Contre Matt. Tu sais, pour... pour diffamation ou quelque chose dans le genre.
Chris se fige, son torse se dégonfle comme un ballon, ses épaules s'affaissent légèrement. Sans lui laisser le temps de m'interrompre, je débite à toute allure.
- Il ne peut pas s'en sortir comme ça ! On ne peut pas le laisser s'en tirer ! Il faut que tout le monde sache que ce qu'il a raconté n'est qu'un tissu de mensonges avant que ces inepties ne deviennent virales. Sinon, les gens vont vraiment croire que papa n'est pas... tu sais comment ça marche sur cette île ! Ils vont croire que papa n'est pas mon père et ça, ça ne peut pas arriver, d'accord ? Il faut qu'on... tu devrais prendre un avocat ou... je ne sais pas...
Je me tais, essoufflée et intérieurement terrifiée par le silence qui suit mon petit laïus.
Ça ne veut rien dire.
Rien du tout.
Ma mère s'évente avec sa main pour dissimuler un malaise gros comme un Antonov 225. Chris ne prononce pas un mot. Pour la première fois depuis que je le connais, il a l'air dépassé par la situation. Je me noie dans un bain d'angoisse. Glacé, le bain. Terrible, l'angoisse. C'est le genre de panique sur laquelle je ne suis pas prête à donner un sens. Pas encore. Le doute est tout proche. Comme un animal... un ovipare tout près d'éclore pour ensuite me dévorer. Je le sens. Il cogne contre sa coquille.
- Tu m'entends ? j'insiste d'une voix plus forte. Chris !
Toujours rien. Dans son mutisme, il me dévisage intensément et ses yeux semblent refléter une version voilée et déformée de ma propre détresse. Où est passée sa maîtrise infinie ? Où sont son sang-froid à toute épreuve et son impassibilité d'homme d'affaire ? C'est de cet homme là que j'ai besoin maintenant ! Mais il a l'air tellement... tellement...
Ça ne veut rien dire.
Non. Ça ne signifie rien.
Mais il faut qu'il se reprenne. Qu'il redevienne l'oncle neutre et implacable, l'homme-glaçon qui résout tous les problèmes sans ciller avec une facilité enfantine, juste en claquant des doigts.
- Dis quelque chose ! je m'exclame d'une voix tremblante.
- Lily...
C'est tout ce qu'il dit et l'œuf se fissure brusquement, la panique s'engouffre par tous mes pores. Non ! Certainement pas ! Chris fait un pas hésitant dans ma direction, je recule aussitôt de trois. Il s'immobilise. Je le pointe d'un doigt tremblant et grimace d'horreur.
- Arrête ! Qu'est-ce que tu... Ne dis rien, surtout... surtout ne dis plus rien, s'écrie ma bouche que mon cerveau court-circuité ne dessert plus.
- Elisabeth, coupe ma mère sur un ton mordant en désignant du menton la tripotée d'employés qui nous épie toujours de loin. Si tu permets, je préférerais que l'on ait cette conversation dans un endroit plus discret.
Ce que tu préfères, je m'en contrefiche, crache la Lily la plus venimeuse, dans un coin reculé de mon esprit.
- Quelle conversation ? Quelle conversation, bon sang ? Chris ! Vous me faites peur, là ! À quoi vous jouez, ça ne me fait pas rire du tout !
- Elisabeth, qu'est-ce que je viens de te dire...
- Je m'en fiche des autres ! Ils ont déjà tout entendu ! Et maintenant il faut qu'ils sachent que ce n'est qu'un énorme malentendu ! De votre bouche ! Ils doivent vous entendre dire que ce garçon délirait ! Et moi aussi, je veux l'entendre !
- Tu veux bien te calmer, me réprimande sévèrement ma mère.
- Je veux l'entendre ! je m'emporte comme jamais je n'ai osé le faire face à des adultes. Tout de suite ! Je veux t'entendre dire que Matt a tout inventé. Dis que papa est mon père ! Dis-le, maman. Maman !
La boîte de pandore était juste là, encore à moitié fermée, le couvercle en équilibre. Je viens de donner un coup de pied dedans, déversant son contenu visqueux.
Maman pince les lèvres et baisse les yeux pour balayer le sol avec, exactement comme ce jour maudit où je lui ai demandé si elle me soutiendrait face à Gareth. La réponse était négative. Je connais la moindre de ses expressions par cœur, je sais toutes les lire. Je discerne sa jubilation dans ses petits tressaillements de lèvres hautains, son étonnement dans ses subtils haussements de sourcils, son courroux lorsqu'elle plisse imperceptiblement les yeux. Et je reconnais sans difficulté l'expression qu'elle affiche en ce moment.
C'est de la culpabilité. Une culpabilité bien laide. Une culpabilité toute sale.
Bon sang ! Ça veut forcément dire quelque chose...
Mes yeux s'embuent sous l'horreur de ce que mon esprit commence à assimiler malgré lui. Je me prends un violent coup à l'estomac et me plie presque en deux, les mains appuyées sur mes cuisses pour récupérer le souffle que la douleur vient de m'arracher. Je me redresse et croise le regard impuissant de mon oncle.
Mon oncle. Mon oncle. Mon oncle.
Quand il tente une nouvelle fois de m'approcher, je recule brusquement en titubant, aveuglée par les larmes qui s'accumulent à nouveau devant mes globes oculaires, mais refusent de couler. Ça n'a pas le moindre sens ! Papa est mon père, il ne peut pas en être autrement ! Wyatt Williams est mon père, un point c'est tout. Tout le monde le sait ! C'est comme un axiome, une évidence, une vérité qui n'a pas besoin de la moindre démonstration. C'est pareil que de dire que le soleil se lève à l'Est ou que les marmottes hibernent.
Je lui ressemble tellement. Je ne compte plus le nombre de personnes qui me l'ont répété, avec amusement lorsque papa était toujours en vie, puis avec mélancolie et réserve après son départ. J'ai ses boucles plus pâles que le blond qui ne foncent pas avec l'âge. J'ai hérité du bleu délavé de ses iris et je partage avec lui le petit v entre les sourcils qui marquait son inquiétude. J'ai même écopé de ses cils couleurs blé. Personne ne lui ressemble autant que moi !
Personne à part...
Non !
Non, bon sang !
Par pitié, non...
Haletante, je m'écarte davantage des deux membres de ma famille dont les rôles se brouillent subitement, ombrés par un énorme point d'interrogation.
- Vous... vous êtes complètement fous ! Si vous pensez une seconde que je vais avaler... que je vais croire que...
Je m'interromps, incapable de terminer ma phrase. On est dans la cinquième dimension.
- Elisabeth, je n'ai pas l'intention de rester là si tu comptes nous faire une scène.
- Victoria ! la coupe brutalement mon oncle d'une voix menaçante.
Maman l'ignore.
- On parlera quand tu seras disposée à avoir une conversation d'adultes, me cingle-t-elle.
Je renifle sans élégance et m'essuie les yeux du dos de la main.
- Est-ce que c'est vrai ?
Ça y est. J'ai posé la question. Et j'attends, en suspens au bord de la falaise, le bout des orteils déjà dans le vide. J'attends qu'ils me poussent dans le ravin. J'attends de me blesser comme jamais.
J'attends, mais rien ne vient.
Maman jette des coups d'œil angoissés vers les employés attroupés à une quinzaine de mètres, sûrement inquiète que notre conversation soit surprise par des oreilles indiscrètes. Ce n'est pas comme si la bombe avait déjà explosé devant une foule entière. Chris ne dit rien, il me fixe en silence, le visage pâle et tendu.
- Répondez, c'est oui ou c'est non !
- C'est vrai, lâche finalement ma mère à voix basse et à contre-cœur, enfonçant le dernier clou de ma tombe. Tu es contente ?
Si je... si je suis contente ?
Rouille. Sang. Poubelles. C'est l'odeur purulente qu'ont les secrets de famille lorsqu'ils sont déterrés.
J'ai l'impression que le ciel vient de me tomber sur la tête avec ses gros nuages gorgés de pluie, ses astres écrasants et ses météorites. Maman a croisé les bras sur sa poitrine. Chris est aussi figé qu'une image. Moi, je les fixe, la bouche entrouverte par le choc et le cerveau paralysé, jusqu'à ce que leur vue me devienne trop insupportable.
Je leur tourne le dos et croise mes mains tremblantes derrière ma nuque en cherchant mon souffle. Je ne le trouve pas. Pendant un moment qui ne dure hélas pas très longtemps, j'éprouve la sensation d'être anesthésiée, je ne parviens plus à réfléchir. Rien n'a de sens et c'est aussi bien ainsi. Mon cœur ralentit et les interrogations se succèdent à un rythme lent.
Qu'est-ce que cela veut dire ? Comment une chose pareille aurait pu arriver ? Maman et... Chris ? Chris et maman ? Seigneur. Je plisse fort les paupières essayant de réfléchir à ce que cette infâme vérité signifie, mais toutes mes pensées me semblent molles, comme une matière collante et très peu fluide. Alors ils ont... tous les deux, ils ont... Mais papa et maman étaient déjà mariés quand ils m'ont eu, ils se sont unis très jeunes, je songe vaguement. Maman a dû lui être infidèle, je prends conscience avec un hoquet d'horreur. Chris aussi, en quelque sorte.
Et puis je réalise brusquement. J'entre en collision avec la réalité, comme dans un accident de voiture. Sans ralenti ni aucun moyen de freiner. C'est presque aussi douloureux. Papa n'est pas mon père. Il est mort alors qu'il n'était pas mon père et il ne l'est toujours pas. Il ne l'a jamais vraiment été. Mon cœur se serre brusquement, écrasé par un poids énorme, fauché par un chagrin immense dont je ne saisis pas encore toute l'ampleur. C'est comme si... comme si on m'avait volé quelque chose. L'un de mes trésors les plus précieux. Mon trésor le plus précieux. Et je sais que je ne le retrouverais jamais.
C'est comme s'il mourrait une deuxième fois.
Je chancelle, prise de vertige et plaque une main sur mes yeux pour faire barrage au flot de larme qui s'en échappe. Mais elles poursuivent leur chemin et tracent des ruisseaux de chagrin sur mes joues. Une main ferme m'effleure l'épaule. Celle de Chris. Je me dégage sèchement et pivote sur moi-même comme une furie pour lui faire face.
Lui !
Son regard cherche le mien, je le lui offre. J'y insuffle toute ma souffrance et tout mon dégoût. Du dégoût, c'est ce que je ressens. Pour ce qu'il a fait à papa. Pour ce qu'il m'a fait à moi. Les questions se bousculent à un rythme insoutenable entre mes oreilles, mais aucune ne passe la barrière de mes lèvres crispées. Je les laisse me ronger de l'intérieur. Comme des mites infectes.
Pourquoi ? Si c'est vrai, s'il est vraiment mon... si je suis réellement le fruit de l'une de ses gamètes et que, de toute évidence, il est au courant, pourquoi ne m'a-t-il pas élevée lui-même ? Pourquoi ne pas s'être occupé de moi ? Pourquoi ne jamais m'avoir revendiquée ou reconnue ? La réponse est tellement évidente que la Lily rationnelle éclate d'un rire cynique à l'intérieur de ma tête.
Il ne voulait pas de toi.
Je tremble, à présent. Pourtant, il ne fait pas froid. L'air moite de cette fin de matinée emplit mes poumons atrophiés. Maman non plus ne voulait pas de moi. Elle n'était même pas sûre de vouloir m'offrir la vie, pas sûre que le jeu en vaille la chandelle. Papa était le seul à m'aimer. Il a toujours été le seul. Et il n'est même pas mon père.
Mon Dieu.
- Comment est-ce que c'est arrivé ? je crache en fusillant les anciens adultères du regard, une main agrippée à mon cœur par-dessus ma robe pour l'empêcher de défaillir.
Les mâchoires serrées, Chris cligne plusieurs fois des yeux. Il ouvre la bouche, mais la referme presque aussitôt et demeure silencieux, ses prunelles aussi dures, lointaines et froides que les glaciers qui peuplent les pôles. C'est ma mère qui me répond sur un ton supérieur.
- Qu'est-ce que c'est que cette question, Elisabeth ? C'est arrivé, voilà tout. On ne va pas te faire un cours de biologie.
Je sursaute et serre les poings.
- Non mais... ce n'est pas ce que je demande ! Ce que je veux dire, c'est comment est-ce que vous avez pu..., je commence rageusement avant de changer de direction. Je veux faire un test de paternité !
Du coin de l'œil, je vois Dallas obliger les employés à rentrer dans le bâtiment pour nous laisser de l'intimité. Qu'est-ce que je ne donnerais pas pour aller me jeter dans ses bras et humer son odeur rassurante de foin et de café ? Maman soupire sans relever. Mon oncle se racle la gorge.
- Tu peux, mais ça ne sera pas concluant, il m'avertit d'une voix blanche, presque robotique. Ton p... Wyatt et moi, on a le même ADN. Le test trouverait une correspondance avec nous deux.
- Comment est-ce que vous pouvez en être sûrs alors ? Comment tu peux savoir que je suis ta... que tu es... que c'est toi qui m'a conçue ?
Je dis cela avec une involontaire moue de répulsion. Il tergiverse, grimace imperceptiblement avant de redevenir impassible.
- Parce que... les dates ne trompent pas, déclare Chris.
- Les dates ? je répète stupidement.
- Oui. La date estimée de ta conception, par exemple.
J'ai la nausée.
- Ces trucs-là ne sont jamais très précis, je contre pour entretenir la mince flammèche d'espoir qui continue tant bien que mal de brûler, à l'intérieur de moi.
Mon oncle se passe une main lasse sur le visage et semble hésiter à me répondre. Il le fait quand même.
- Wyatt n'était pas là. Il était retenu en Angleterre pour affaire. Victoria, elle, était ici. Elle a passé plusieurs mois ici.
La suite est sous-entendue et elle me soulève le cœur.
Quand je pense que l'on venait ici tous les étés. Que l'on dormait tous dans la même maison et que Victoria et mon oncle mangeaient à la même table que papa comme si de rien était. Que Chris m'ignorait les trois quarts du temps.
Il m'ignorait les trois quarts du temps !
- Comment papa a fait pour ne pas s'en rendre compte, dans ce cas ? je l'interroge en insistant consciencieusement sur le « papa ». Il aurait facilement pu faire le calcul, lui aussi.
D'abord, personne ne me répond. Chris soupire et fixe l'herbe sèche à nos pieds pendant quelques longues secondes. Mes poumons se refroidissent et un mauvais pressentiment me souffle que la suite est encore pire, si tant est que ce soit possible.
- Il le savait, déclare enfin mon oncle en reportant ses yeux ternes sur moi.
Non.
Non !
- Quoi ? Comment ça ? je bégaye.
- Wyatt savait que tu n'étais pas de lui.
- Non ! C'est faux, tu mens ! Vous mentez tous les deux, je m'étrangle.
- Il le sait depuis le début, souffle mon oncle, faisant voler en éclat mes derniers espoirs, brisant l'ultime lien qui me reliait solidement à papa.
Il le savait ! Cette vérité creuse une nouvelle estafilade le long de mon cœur. Je voulais qu'il soit parti en pensant être mon père parce que, d'une certaine manière, cela en aurait fait une réalité plus forte que le reste. Plus puissante que les données rationnelles. Du moment que lui y avait cru, qu'il était mort en y croyant dur comme fer, alors je pouvais m'en remettre. Je pouvais écarter une vérité biologique qui n'a pas le moindre sens, pas la moindre valeur. Mais il savait. Il savait avant même ma naissance et il n'y a pas eu une seconde, pas une seule, où il a réellement été convaincu d'être mon père.
Ma mère et son ancien amant me scrutent en silence, dans l'attente d'une réaction de ma part. Je ne sais pas s'ils se rendent compte que mon existence se délite, juste là, sous leurs yeux. Mes souvenirs s'encrassent, perdent leur sens et leurs saveurs alors que je les réinterprète un à un. Mon père ne m'a jamais semblé aussi loin, aussi hors d'atteinte, pas même les jours qui ont suivi sa disparition. Et j'ai à nouveau mal. Je ressens son absence avec une brutalité inouïe, comme si cette vieille plaie cicatrisée s'était violemment rouverte pour se remettre à saigner, à l'intérieur.
Je ne pose pas d'autres questions dont les réponses ne feraient que m'enterrer plus profondément. Je regarde Chris et maman, tour à tour. À cet instant, je les déteste. Tous les deux. Je les hais d'avoir fait ça à papa. Je les hais de m'avoir fait ça à moi. Je les hais pour ce qu'ils viennent de m'arracher.
- Allez au diable, tous les deux.
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