
15. Epychriso
J'ai envie de me coucher, et dormir. Sans que personne ne me réveille. Jamais.
- Jasen !
- Jasen ? Comment ça, Jasen ?
À travers un voile, je vois une silhouette tomber le long de la falaise. On dirait plutôt qu'elle glisse, sans effort. Après, elle se met à marcher rapidement, jusqu'à être suffisamment près pour que je la reconnaisse.
- Jasen ! Ça va ? Qu'est-ce qui s'est passé ?
- Salut, Eléa. Ne t'inquiète pas, ce sont juste des égratignures.
- Je ne suis pas inquiète, mais en colère. Tu es parti, seul, et tu as risqué ta vie pour... quoi ? L'orgueil ? La fierté ? Pouvoir dire que tu as gagné contre une bête sauvage ? C'est stupide ! Tu es stupide, Jasen Klex, et irresponsable. Si seulement tu pouvais grandir...
J'arrête de l'écouter. Ce n'est pas qu'elle m'ennuie, mais nous sommes sur le sol, près de la forêt, éclairés par les lunes, et je viens de battre un croma. Ce qui n'annonce rien de bon, surtout en sachant que ces animaux chassent en meute. Tout ça pour dire qu'Eléa me réprimandant n'est pas mon plus grand problème.
Un oiseau s'envole. Il est vraiment gros... et pressé.
- Eléa, retourne sur la falaise.
Je m'attends à ce qu'elle se mette à dire que je n'ai pas d'ordres à lui donner, sauf qu'à la place, elle se tait et se tourne vers la forêt.
- Maintenant.
- Vas-y d'abord.
- Je suis plus rapide.
- Et moi plus agile.
Je me concentre, toutes traces de fatigue parties, oubliées, remplacées par de l'adrénaline. Un léger bruissement, presque inaudible, se fait entendre. Je saisis le bras de ma paire, la pousse derrière moi, et lui demande une dernière fois de monter. Elle ne semble pas vouloir changer d'avis, posant sa main sur mon épaule.
Je le sens. Il est tendu, ses muscles bandés, sa posture souple, dégageant une aura de prédateur. Je vois un de ses yeux briller faiblement. Face à lui, je me mets en position, décidé à le retenir le temps qu'Eléa se mette à l'abri.
- Jasen ! Tu m'écoutes ?
Au même moment, comme s'il s'agissait d'une danse, nous nous élançons l'un vers l'autre. Aucun de nous deux n'a le temps de penser que déjà nous engageons un duel. Je me baisse vivement, il feinte, je pare, lui envoie une droite, il esquive et riposte. En quelques secondes, j'ai le temps de voir sa technique et ses enchainements vifs. Il fait sans doute la même chose que moi, puis nous nous écartons brusquement, tournant lentement, nous testant du regard.
C'est une sorte de reptile, comme un lézard, mais de taille humaine, se tenant sur deux longues pattes musclées, avec des griffes à la place des mains, et une grande queue large se terminant en pointe. Il est recouvert d'écailles rouges foncées, chacune grande comme ma paume, en accord avec ses yeux vermeils qui paraissent briller. Son museau est allongé, semblable à celui d'un loup, et je vois des crocs jaunâtres qui saillent de sa gueule. À la place d'oreilles, ce sont des espèces de nageoires qui se tiennent, écartées. Elles sont fines, et ne bougent pas, je me demande bien à quoi elles peuvent servir...
Il bondit. Je fais de même, et nous repartons dans une parodie de danse. Cette fois, la créature est plus vive, je n'arrive pas à l'atteindre. À l'inverse, quand c'est elle qui m'attaque, je me retrouve obligé de parer par reflexe, au dernier moment, ce qui fatigue mes bras et permet au lézard de m'infliger des coupures. Minimes, mais qui saignent tout de même. Il ne faut pas que le combat dure, sinon je risque de ne pas réussir à tenir.
- Jasen ! Ecarte-toi !
Je fais un bond en arrière, prenant de la distance. Une boule blanche, du feu et de l'eau jaillissent de la falaise, frappant la bête de plein fouet. Je vois le sol onduler, puis se mettre à aspirer l'animal.
Je me concentre. Réfléchir à ce qui vient de se passer ne se servirait à rien, pas dans l'immédiat, alors que le lézard peut encore bouger. À la place je me baisse, utilisant l'azote, l'oxygène, le méthane et d'autres éléments présents dans l'air pour former une arme. Rapidement, mais aussi proprement, je transforme ces molécules en un alliage fait de fer et de carbone, faisant apparaître une lame solide, large, tranchante, avec une poignée en cuir. Un cri strident jaillit de la gorge de la créature. Je me saisis de l'épée, me relève, et vais vers l'animal. Il est pris dans le sol, se débattant pour en sortir. Une partie de ses écailles sont noires, brulées, à l'instar de son œil droit, devenu d'un blanc laiteux. Ses oreilles-nageoires vibrent. Il a mal, ce qui le rend plus dangereux qu'avant, puisque son instinct de survie se manifeste, alors que jusque-là il m'attaquait de sang-froid. Sa queue fouette l'air, elle incline sa trajectoire dans ma direction, me gardant ainsi à distance. Je l'observe. Le sol continue d'onduler, toujours en train d'essayer d'absorber la bête. Celle-ci, pourtant, parait réussir petit à petit à s'extirper de la terre. Il ne reste plus beaucoup de temps.
Je fixe le lézard dans les yeux. Il plonge son regard dans le mien. J'avance. Sa queue me fonce dessus. Je saute. Accélère brutalement. Réalise un mouvement souple avec l'épée. Il arrête de se débattre, son corps est agité de spasmes, avant de finalement s'immobiliser. Sa tête se trouve un peu plus loin, détachée du reste de son corps.
Des bruissements résonnent dans la forêt. Je ne perds pas de temps, laisse l'épée retourner à l'état d'air, cours, saute, déforme la paroi de la falaise pour qu'elle m'offre des appuis. Je continue à grimper, jusqu'à atteindre le promontoire qui donne accès aux tunnels. Là, je découvre tout le monde, la classe me faisant face, certains me félicitent, d'autres sont plus méfiants, mais aucun d'entre eux ne semble avoir compris que nous ne sommes pas en sécurité, dehors, visible. En fait, nous représentons même une proie de choix, et je viens sans doute d'énerver plusieurs des bêtes sauvages, en tuant un lézard.
Un bourdonnement plutôt aigu s'élève depuis le sol. Je me retourne, et aperçois une dizaine de reptiles, tous dressés dans notre direction, leurs oreilles-nageoires vibrant rapidement. Je me concentre. Mes bras me lancent, les saignements ne se sont pas encore arrêtés. Je dois en faire abstraction, et vite, sinon je ne pourrai pas utiliser ma particularité, et les créatures ne vont pas tarder à passer à l'offensive.
J'inspire. J'expire. Profondément. Ensuite, je recule de deux pas. Du coin de l'œil, je vois Eléa qui m'imite. Je me concentre. Déforme la roche au-dessus de nos têtes. Elle referme l'ouverture du tunnel, nous plongeons dans le noir, tandis que des griffes résonnent sur la paroi de la falaise.
Une sphère de lumière apparaît dans la main de Jonathan. Elle s'envole, se rapproche du plafond, afin de tous nous éclairer. Je vois Julien rire avec Lia, Eléa prendre Samuel par les épaules, Julie ignorer Fabrice, Théo discuter énergiquement avec Steph... Depuis quand est-il là ?
J'ai mal. Pas seulement aux bras, mais aussi à la jambe gauche, et dans le dos. Je suis exténué, je n'aurais pas dû utiliser autant ma particularité. Je n'y suis pas habitué.
Comment je suis arrivé à genoux ? C'est plus confortable qu'être debout. C'est presque agréable...
Je ferme les yeux. Et perds connaissance.
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- ...faire quoi ?...
- ...pour le...
- ...grave, mais...
- ...il faudrait, sauf que...
De quoi parlent-ils ? J'ai envie de savoir. Je voudrais ouvrir les yeux, me lever, bouger. En fait, pourquoi je suis couché ?
Ça me revient. Le croma, le lézard, les créatures. Il faut vraiment que j'apprenne à mieux utiliser ma particularité.
J'ai mal. Surtout dans la jambe, mais aussi dans le bas du dos, non, du ventre, et un peu au niveau des bras. J'ouvre les yeux. Le plafond illuminé par le feu de la grotte se dresse, seul élément de la pièce que je peux voir. Alors je tente de me lever, ou en tout cas de m'assoir. Je réussis à peine à bouger le torse avant qu'un douloureux élancement dans l'abdomen me fasse me recoucher.
- Jasen ? Tu es réveillé ?
Julie se penche au-dessus de mon visage. Elle a l'air inquiète.
- Laisse-le respirer.
- T'as pas d'ordre à me donner !
- Julie, tu comptes soigner ses blessures ? Si c'est pas le cas, écarte-toi.
- Ah bon, parce qu'y a que Madame qui peut l'approcher, maintenant ?
Malgré ses provocations, elle finit par s'écarter, laissant sa place à Lia et Eléa.
- Comment tu te sens ?
- Ça va.
Ma voix est rauque, faible. Je me racle la gorge.
- Qu'est-ce que j'ai raté ?
- Rien d'important. Tu t'es évanoui, Eléa t'a fait flotter jusqu'ici, on a nettoyé tes plaies, bandées, et installé ici. Ah, et Julie n'a pas arrêté de te tourner autour, en demandant si tu allais bien, si c'était grave, quand tu te réveillerais... Ce genre de chose. Sans jamais aider.
Lia soupire. Elle n'a pas l'air de l'aimer.
- Ta plaie au ventre est la plus profonde, il vaudrait mieux que tu évites les mouvements brusques.
- Ok. Et mes bras ? C'est superficiel ?
Elle hoche la tête.
- Ils risquent d'être douloureux un moment, mais rien de grave. Rah, ça m'énerve, si on était à l'infirmerie tu serais guéri en quelques minutes ! Pourquoi on est ici et pas là-bas ?
Eléa pose sa main sur le bras de Lia. Elle prend une grande inspiration, retrouvant son sang-froid.
- Désolée, c'est juste que je ne comprends pas, et ça m'énerve.
- Pas grave. Je ressens la même chose.
Nous restons en silence un moment. Je remarque que le tas de bois pour le feu est presque épuisé, alors je me concentre, presque sans y faire attention, démultiplie la quantité de combustible, sépare la matière pour en faire des buches, jusqu'à ce que je considère qu'il y en a assez. À peu près en même temps, je dirige une partie d'ischys dans mon corps, refermant mes plaies, réparant les lésions dans ma peau et comblant la quantité de sang qu'il me manque. Je l'ai déjà fait deux fois auparavant, ça ne me demande pas beaucoup d'énergie, c'est rapide, mais par contre ça n'enlève pas la douleur.
Je me redresse, ignorant l'élancement qui part de mon abdomen.
- Jasen, reste allongé !
- Pas besoin, Lia.
- Tu n'as pas le choix. Eléa ! Retiens-le !
Assis, je me tourne vers les deux filles, voyant Eléa qui fixe le tas de bois, la main de Lia sur l'épaule.
- Tu ne devrais pas utiliser ta particularité pour des choses aussi futiles. On peut simplement aller rechercher du bois.
- C'est vrai, mais j'ai besoin d'apprendre à canaliser et à réguler la quantité d'ischys que j'utilise, et pour ça j'essaye d'activer souvent ma particularité. Tu ne crois pas ?
Elle me dévisage, suffisamment longtemps pour que je pense qu'elle ne va pas me répondre.
- C'est possible, mais si tu continues ainsi, tu finiras soit par ne plus avoir d'énergie, soit par l'utiliser à tort et à travers, oubliant qu'il existe d'autres moyens.
- Ça ne risque pas d'arriver.
Je me lève, sous les protestations de Lia et le regard appuyé d'Eléa. Ma jambe me lance, j'en fais abstraction, avançant en direction de l'eau.
- Jasen !
- Je me retourne, juste à temps pour entr'apercevoir Julie avant qu'elle ne m'enlace. Quoi ? Pourquoi fait-elle ça ?
- Jasen, j'ai eu tellement peur !
Je la prends par les épaules, l'éloignant de moi. Elle s'agrippe à ma main.
- Ne me refais plus jamais ça ! D'accord ?
- Je sors.
- Non, reste, je t'en prie ! Je ne supporterais pas de te perdre...
Elle prend une voix désespérée. Qu'est-ce qui lui prend ?
- Soit tu viens, soit tu lâches ma main.
Julie ouvre grand ses yeux, me tire le bras et viens se coller contre moi.
- Je reste avec toi, quoi qu'il se passe !
Je soupire, et décide de l'ignorer. Ce sera plus rapide.
Me détournant, je vais vers la paroi, à côté de la cascade, et récupère sans douceur mon bras. J'entends Julie se plaindre, l'ignore, cherche le repaire et finis par le trouver. Alors je me baisse, glisse mes doigts dans une sorte de fissure, et soulève une plaque, qui révèle un tunnel. Je me glisse dedans.
- Attends-moi !
J'avance dans le noir, suivant les murs avec mes mains. Des pierres roulent dans mon dos.
C'est par ce chemin que Julie et moi sommes arrivés dans la grotte. Nous l'avons découvert par hasard, et je ne l'ai pas utilisé une deuxième fois, puisque je ne voyais pas l'utilité de revenir sur nos pas. Maintenant que Théo a trouvé le lieu lunaire, assez dangereux pour nous empêcher de l'explorer sans danger, il faut trouver une solution. Je suis certain que le moyen de quitter cet endroit est là-bas, et j'ai besoin d'aide pour y arriver. C'est pour cette raison que je reviens.
- Ralentis, s'il te plait ! Je n'arrive pas à suivre !
- Personne ne te force à le faire.
- Jasen !
Elle continue de me parler, je ne fais pas plus attention à elle. A un moment, elle trébuche, produisant un son qui résonne loin dans le tunnel. Plus tard, Julie me rentre dedans, je ne sais pas si c'est volontairement ou non, mais ça lui donne plus de raisons encore de parler. Si quelqu'un nous surveillait, il n'aurait pas de difficultés à nous suivre.
Au bout de plusieurs longues minutes, et après deux tournants, j'aperçois une rai de lumière, filtrant à travers la plaque d'égout. Quelques instants plus tard, je me trouve en-dessous, prends appui contre la terre et la soulève. Elle est lourde. De la rouille me reste sur les mains. Ensuite, je m'agrippe à une racine, m'assure de sa solidité, et sors du passage souterrain.
- Aide-moi, Jasen, je n'y arrive pas !
Je marque un temps d'arrêt.
- Tu n'as pas essayé.
- Mais euh ! Je ne ferais que me ridiculiser !
- Utilise ta particularité, si tu veux paraitre élégante.
- Je ne vais pas canaliser de l'ischys pour ça !
- Alors salis-toi les mains.
Je m'éloigne de quelques pas, suffisamment pour ne pas devoir faire attention à sa particularité, le feu, au cas où elle l'utiliserait.
- Cordax ?
- Oui ? Tu es toujours en vie ?
- Pas grâce à toi.
- Je m'en doute bien.
Un bruit sourd fait légèrement vibrer le sol. Je me retourne brièvement, découvrant Julie, qui a réussi à quitter le tunnel.
- C'était quoi ?
- Un croma.
- Seul ?
- Oui. Et il y avait une sorte de lézard, sur deux pattes, un peu plus grand que moi. Il était entièrement rouge. Rapide. On dirait qu'il m'étudiait.
- Et maintenant, il est où ?
- Dans la vallée lunaire. Décapité.
- Eh bien... J'imagine que c'est toi.
- Tu sais de quelle espèce il fait parti ?
- Je dirais kokino, mais je n'en suis pas sûr. Ils sont très ressemblants aux epichrysos. La différence la plus notable, c'est que les kokinos sont agressifs envers tous, sans exception, alors que les epichrysos ne se battent que contre ce qu'ils ne connaissent pas.
- Alors, on fait quoi maintenant ?
Depuis quand Julie est à côté de moi ?
- Il avait aussi des sortes de nageoires à la place des oreilles, et il les a fait vibrer vers la fin du combat. D'autres de sa race sont arrivés juste après, nous nous sommes abrités derrière un mur.
- Dans la vallée lunaire ? Plusieurs epichrysos, au moins un croma... Quelqu'un a dû les rassembler là, ou faire de sorte de protéger cet endroit. Il n'existe presque plus d'endroits dans le monde où ces animaux sauvages peuvent vivre.
- Tu penses qu'il y en a d'autres ?
- Sûrement. Je dirais des chelonas, des ktitikos, des mammalias, et autres.
- Des quoi ?
- Tu es où ?
- Près de l'égout.
- Je suis vers le lac, on se retrouve près de la salle où tu as atterri ? En haut de la falaise ?
- Ok. Tu peux me décrire les chetrucs, kititis, mamanmachins et autres, s'il te plaît ?
- On va commencer par répéter les noms.
- Bonne idée.
- Eh, tu vas où ?
Je me tourne vers Julie. En discutant avec le dralik, j'ai complétement oublié qu'elle m'accompagnait. Il faut vraiment que j'apprenne à rester conscient de ce qui m'entoure, sinon il pourrait m'arriver quelque chose de grave. Surtout dans le lieu lunaire.
- Suis-moi.
- Je ne fais que ça, depuis tout à l'heure ! Tu ne voudrais pas m'expliquer ? Au moins me dire pourquoi on est venu jusqu'ici !
- Tu sais ce que c'est, un croma ?
Elle me regarde attentivement.
- Bien sûr, il y a pleins d'illustrations dans les livres d'histoires. Mais tu ne viens pas du monde des banos ?
J'acquiesce.
- Alors comment tu sais qu'ils existent ?
- Il y en a un de l'autre côté de la falaise.
Elle s'arrête. Et trottine pour me rattraper, en voyant que je ne l'imite pas.
- Mais tu as tué un epichryso, pas un croma !
- J'en ai vu un.
- Qui es-tu vraiment, Jasen ?
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