XIII - pluie fine, aura fantomatique
Précédemment : Eikan a revu Edo, un surveillant du foyer dans lequel il a vécu après le décès de ses parents. Edo a tenté d'abuser de lui mais Nox est apparu mystérieusement pour le sauver, et a tué Edo.
J'ai enfin réussi à me calmer.
Mes yeux se promènent partout dans la ruelle, depuis le ciel noir et la chape polluée qui l'occulte, jusqu'aux pavés luisants de pluie. Assis contre un mur, recroquevillé lamentablement, je laisse mes doigts se promener dans la fourrure noire de l'énorme loup qui me fixe de ses yeux rougeoyants, tout en jetant de fréquents regards vers l'obscurité pour monter la garde.
Mon souffle se ralentit peu à peu, grâce à la présence de Nox. Mes frissons se raréfient et je peux enfin faire le point.
Le cadavre d'Edo gît sous la pluie, à quelques mètres. Je n'ai pas eu la force de tenter de le déplacer, alors Nox l'a éloigné pour me permettre de me reprendre. Allongé à mes côtés comme si c'était la chose la plus normale, le Sentoki me fait profiter de l'étrange chaleur qui émane de son corps massif. Un balcon étroit au-dessus de nos têtes empêche les gouttes glacées de me toucher, alors je reste là, immobile, face au mur immense qui me sépare du Panthéon et de ses quartiers aisés.
La nuit avance. Je reste muet, écartant un à un les souvenirs qui me sont revenus avec violence lors de l'apparition d'Edo. Méticuleusement, je les enferme à double tour dans un coffre au fin fond de mon esprit. Je ne veux plus jamais les revoir.
Ce passé dans ce foyer, je l'ai oublié à dessein. Il représente une partie de ma vie que j'aimerais ne jamais revoir. Je n'aurais pas dû passer par ici pour aller chercher Zaïr, mais c'est le seul accès à cette ruelle que je connaisse et où les Fantômes ne passeront pas à cette heure-ci. Je dois éviter les patrouilles, car si près du Panthéon, ils montent la garde.
Je prends une profonde inspiration et décide de bouger. J'ai trop attendu.
Nox a sans doute intercepté ma pensée, car il se lève et s'ébroue un instant, véritable masse de force animale aussi sombre que la nuit. Ses iris si lumineux fouillent brièvement la pénombre, et je le vois se tendre.
— Fantômes, me souffle-t-il mentalement, avant de me pousser avec ce que je pourrais qualifier de délicatesse.
Je me retrouve pressé contre un mur, dans un renfoncement de la façade, disparu derrière le corps immense du Sentoki. Je sens ses flancs vibrer, alors que son grondement s'élève doucement dans la ruelle. Je lui souffle de se taire et passe une main dans sa fourrure d'ébène, brutalement conscient qu'il s'inquiète pour moi. Il ne veut pas que je sois emmené.
La loyauté sans faille que je perçois en lui me touche énormément. J'ai considéré, la majorité de ma vie, que j'étais seul. Seul à la mort de mes parents, seul lorsque j'ai été chassé après le Test, puis à nouveau seul lorsque Zaïr a été emmené. Mais la présence de Nox me donne soudainement une confiance que je n'avais pas éprouvée depuis longtemps.
Mes doigts se ferment sur ses poils chauds et j'y presse ma joue, comme un enfant.
— Il y a quelque chose, ici.
La voix d'homme provient de l'entrée de la ruelle, vers la droite. Je ne vois rien, protégé par Nox, mais je perçois le bruit de leurs pas, de leurs bottes impeccables sur les pavés boueux. Je le sais, leurs capes blanches ondulent à chacun de ces pas, leurs yeux clairs comme le ciel balaient l'obscurité. Peut-être même ont-ils une vision thermique, des gadgets spéciaux... Les technologies sont légions, mais voilà, il faut être né au bon endroit pour en bénéficier.
— Je vois une forme, là, lance l'un d'eux.
Ils avancent, ils approchent. Et s'ils avaient vu Nox ? Il est brûlant, tout contre moi, il dégage une chaleur impressionnante... Faites qu'ils n'aient pas de lunettes thermosensibles...
— Un cadavre.
Ils ont trouvé Edo. Le soulagement commence à m'envahir, mais je garde à l'esprit que je ne suis pas tiré d'affaire pour autant.
Ils paraissent le fouiller, des bruits de froissements de tissus emplissent le silence, puis les Fantômes trouvent une perle d'identité, qu'ils scannent. Un petit "bip" signale que l'appareil a trouvé son dossier dans la banque de données.
— Edo, c'était un surveillant du foyer A. Bon, on en informe les supérieurs, mais ils ne feront rien, alors venez, on signale la position du corps et on continue.
Ils approuvent tous en silence et peu après, s'éloignent. Moi, un goût amer me reste en bouche. Ils abandonnent même les cadavres des leurs. Edo était un parfait connard, mais il reste un membre du Panthéon, même dans les plus bas niveaux. Les Fantômes l'ont pourtant traité comme n'importe quel habitant des bas-fonds. Ils ont demandé aux ordures de passer le chercher, somme toute.
Nox se décolle de moi lentement, renifle quelques petits coups dans l'air humide. Les gouttes de pluie partent en fumée dès qu'elles touchent sa fourrure, l'enrobant d'une aura de vapeur. Il est vraiment impressionnant... Tout bien pensé, même si les Fantômes nous avaient vus, j'aurais eu une chance de m'en sortir grâce à lui.
— Comment as-tu pu sortir en dehors du Skehrr ?
Le loup tourne la tête vers moi et semble ne pas comprendre ma question.
— Tu m'as appelé.
— Mais... Je n'ai rien fait...
— Je ne peux pas sortir de la sphère seul, Eikan. Tu m'as forcément appelé.
— Mais les Sentokis ne peuvent pas survivre hors des arènes, ils ne sont que pixels et codes ! m'exclamé-je, avant de me taire pour éviter d'attirer quelqu'un avec des éclats de voix.
Je lâche un soupir et clos les paupières. Pour l'instant, je ne peux pas répondre à cette énième question. Autant continuer. Je dois suivre mon plan, aller chercher Zaïr.
Mes poings se serrent et je redresse la tête, balayant toute la hauteur du mur de mon regard à nouveau déterminé. Bien. Je dois trouver le passage.
Alors que j'avance vers les énormes pierres qui constituent le mur, j'évite de poser les yeux sur le cadavre non loin, couvert d'une bâche blanche. Je préfère essuyer les gouttes qui ruissellent dans mes yeux et tâter la roche taillée à la recherche d'un certain indice.
— Eikan, quelqu'un vient.
Je me tourne vers Nox et le vois gronder, ramassé, en direction d'une silhouette sombre et indéfinissable. Je plisse les yeux et me rapproche de lui. L'inconnu avance furtivement dans l'ombre des bâtisses, à pas fluides et souples. Lorsque j'aperçois son masque à la faveur d'un rayon de lune, je reste perplexe. Que fait-elle là ?
Lorsque Bastet voit Nox, elle se fige et paraît retenir son souffle. Je glisse mes doigts sur le flanc du loup et le dépasse, décidé.
— Bastet.
Je fais attention à rester trop loin pour qu'elle puisse voir mes traits. Néanmoins, elle reconnaît ma voix, sans aucun doute. Le prouve sa réaction : elle croise les bras sur son torse et penche la tête.
— Okami. Je pensais effectivement te trouver ici. Par contre... (elle semble observer les alentours) en compagnie d'un cadavre, ça, c'est une surprise. Et... C'est Nox ? Vraiment ?
— Tu me cherchais ? m'étonné-je sans m'attarder sur la présence du loup et du macchabée.
— C'est une longue histoire... Par contre, tu n'as pas ton masque ? Etonnant. Tu en as besoin si tu rôdes dans les bas-fonds.
— Pourquoi te répondrais-je ? Tu n'es pas dans ton quartier habituel, toi non plus, j'aurais des questions à te poser.
— Certes. Mais je sais des choses qui me donnent le droit de te poser des questions.
Je fronce les sourcils. De quoi pense-t-elle être au courant ?
Nox réagit à mon changement d'humeur et s'approche, me frôlant doucement. Je m'appuie inconsciemment contre lui et reprends la parole, sur mes gardes.
— Quelles sont ces choses ? Et que fais-tu ici ?
Je pourrais presque voir son sourire sous le voile. Bastet est sûre d'elle, je peux le sentir. Elle est persuadée d'avoir le dessus dans cette situation, mais... A-t-elle oublié la présence de l'immense loup noir à mes côtés ?
— Si tu me jures de ne pas me lancer ton loup à la gorge, alors, je te le dirai.
Visiblement, non, elle ne l'a pas oublié. Un court instant, j'essaie d'analyser la situation.
Je pourrais supprimer Bastet facilement, j'en suis sûr. Mais... Pourquoi voudrais-je ? Pourquoi le ferais-je ? Elle n'est pas comme Edo, elle n'est pas menaçante au point que je devrais... la tuer.
Néanmoins, si elle me voit entrer au Panthéon... Elle en déduirait que je suis de mèche. Et ça, je le refuse. Je ne suis pas l'un des leurs.
Je camoufle un soupir.
— Bastet... D'accord. Je retiendrai Nox. Maintenant, dis-moi.
— Pas ici.
— Où, alors ? Je suis pressé, Bastet.
— Pressé d'aller rejoindre tes amis au Panthéon ? persifle-t-elle.
— Pour la dernière fois, Bastet, je ne suis pas l'un des leurs, sifflé-je. Viens.
Je fais demi-tour et me glisse dans un coin de la ruelle, où le noir insondable devrait nous cacher d'un potentiel regard indiscret. Bastet me suit lentement, je la sens légèrement tendue à l'approche de Nox, mais elle l'ignore et me rejoint. Dos à elle, je pioche un foulard dans mon sac et m'en couvre le bas du visage. Autant éviter qu'elle ne connaisse l'entièreté de mes traits.
Puis, je m'installe dos au mur et Bastet me fait face, silencieuse. Nox se poste à mes côtés, gardant dans sa vision à la fois la joueuse et la ruelle. Pour l'instant, nous sommes en sécurité, mais nous ne devons pas traîner. Quelqu'un va venir ramasser le corps et je dois pénétrer dans le Panthéon avant le lever du soleil. Pour Zaïr.
Je ne vois pas Bastet, mais je sais qu'elle regarde Nox d'un air intrigué. Puis, son attention se reporte sur moi.
— Okami. Alors, première question : pourquoi n'es-tu pas déjà au Panthéon ?
Une goutte de sueur froide dévale ma nuque. De quoi est-elle au courant exactement ?
— Comment ça, déjà au Panthéon ?
— Tu es recherché. La personne qu'ils ont emmenée l'autre jour, ils l'ont prise pour toi, ils venaient sûrement te chercher, mais ils ne t'ont pas eu puisque tu es là. Donc je m'attendais à te voir au Panthéon.
Elle parle de Zaïr. Et comment sait-elle que je suis recherché ? Je ne l'ai dit à personne !
— Eh bien, effectivement, ils se sont trompés. Je n'y suis pas encore.
— Alors pourquoi veux-tu aller au Panthéon ? C'est du suicide.
— Pourquoi dis-tu cela, qui te dit que je désire y entrer ?
— Que ferais-tu ici, autrement ? Tu es hors des bas-fonds.
— Toi aussi.
Je peux presque sentir son sourire.
— Okami... Vraiment, tu as réponse à tout. Eh bien, je suis ici car je te cherchais.
— Quoi ? Mais... Pourquoi ?
— Tout simplement car à cause de toi, le bar a dû fermer. Momentanément, mais tout de même. Tu aurais dû nous dire que tu étais recherché activement par le Panthéon. Par ta faute, les Fantômes ont fait une descente et ça a été la débandade.
Une profonde nausée me retourne l'estomac. Alors, l'enlèvement de Zaïr est vraiment de ma faute, en plus de cet incident chez les Warriors. Sa voix est clairement accusatrice... et elle a raison de l'être.
— Je veux donc savoir pourquoi. Pourquoi le Panthéon t'accorde autant d'importance. Et tant qu'on y est, pourquoi tu veux aller au Panthéon et pourquoi Nox semble bel et bien de chair et de sang.
Je reste silencieux un moment. Que dire ? "Tu as raison, Bastet, tout est de ma faute, je suis désolé" ? Non. Car même si je suis désolé, ce n'est en rien totalement ma faute. La vraie culpabilité se trouve derrière ce mur, au sein du Panthéon, chez la personne qui a décidé de me traquer pour une obscure raison.
Quant à ses autres questions, elles recevraient une réponse identique. A l'exception d'une seule.
— Je n'en sais rien, Bastet. Et c'est la vérité. Je ne sais pas pourquoi ils me cherchent et je ne sais pas pourquoi Nox peut se... matérialiser.
La joueuse soupire, paraît changer de position, puis reste silencieuse, paraissant statuer sur la véracité de mes dires.
— Je vais choisir de te croire. Mais tu ne m'as pas dit pourquoi tu voulais entrer au Panthéon, Okami.
— C'est simple. Je vais chercher la personne qu'ils ont sans doute confondue avec moi.
— Tu es au courant que depuis le temps, ils s'en sont sûrement aperçu. Ils l'ont peut-être tué.
— Le tact, c'est vraiment ton fort, murmuré-je.
Elle semble s'en rendre compte et souffle. Un air de culpabilité a sans doute pris place sous son masque, car je crois en percevoir un écho dans sa voix.
— Cette personne est importante pour toi, hein ? Désolée. Je parle parfois sans réfléchir.
— C'est... C'est rien. Mais et toi ? Que fais-tu là ? Je pense que tu n'es pas juste venue pour moi, ce serait trop d'honneurs.
— Tu commences à me cerner. Evidemment que je ne suis pas venue pour tes beaux yeux. Disons que j'aimerais aussi faire délivrer quelqu'un...
— Qui ? Et pourquoi me chercher ?
— Ashes m'a permis de m'échapper, mais ils l'ont pris. Je me suis dit que la moindre des choses serait de m'aider pour te racheter. Après tout, c'est de ta faute. Et c'est aussi ton mécène.
Je reste muet quelques secondes, pensif. Effectivement, s'ils ont pris Ashes, il est logique que Bastet veuille le délivrer. Et je ne vois pas pourquoi je refuserais, mais... Il reste une zone d'ombres.
— Pourquoi ne pas aller le chercher toi-même ? Tu es débrouillarde.
— Oui, mais je ne connais pas la vie au Panthéon. Et même si tu t'en défends, tu connais ces gens, leurs manières de vivre, leur monde, au moins en partie. Tu as été éduqué comme eux pendant un temps, non ? Alors tu es capable de les infiltrer.
— Je ne compte pas tellement les infiltrer, juste passer inaperçu.
— Je sais me faire discrète. Je t'accompagne, décide-t-elle d'un ton sûr.
— Bastet, soupiré-je.
— Tu n'as aucune bonne raison de refuser.
Je me mords la lèvre. Effectivement, mais pas question d'accepter si rapidement.
— Tu sais que si tu te fais attraper, je ne viendrai pas t'aider ? Je suis là pour récupérer mon cousin, et uniquement cela. Tu sais que ta valeur à mes yeux ne surpassera jamais celle de mon cousin ou ma volonté de rester en vie.
— C'est réciproque, Okami. Chacun pour soi si ça tourne mal, ça me va. C'est l'histoire de ma vie, alors...
Une brève pensée me souffle que sa vie à elle n'a pas dû être rose non plus. Cependant, je ne fais aucune réflexion, préférant toucher plus juste.
— Pourtant, tu vas aider Ashes.
— C'est vrai. Mais je ne fais que rembourser ma dette ; il m'a sauvée, je le sauve. Je ne suis pas du genre ingrate.
Je hoche la tête, puis plonge une main dans mon sac, pour en ressortir une petite perle nacrée.
— Tu vois, cette perle ? C'est celle de l'espion qui est venu le soir du show. Elle me servira pour passer. Toi, as-tu pensé à un laissez-passer ?
— Oui, j'ai la perle de ma mère.
— Ta mère ? m'étonné-je en replaçant la petite sphère dans ma sacoche.
— Ma mère est servante dans une famille bourgeoise. Elle a le droit de passer dans certains quartiers du Panthéon, alors je peux passer les portes. Mais ça ne m'aurait servi à rien sans toi pour passer inaperçue une fois à l'intérieur.
J'acquiesce, puis poursuis.
— Donc, nous entrons par le passage, puis nous trouvons des vêtements pour nous fondre dans la masse, expliqué-je. Ensuite, on file au quartier général et on se débrouille pour trouver où sont enfermés les prisonniers.
— Noté.
— Et quand c'est terminé... Tu passes par les portes avec ta perle, et moi je me débrouille.
— Et pour faire passer Ashes ? Il n'aura pas de perle, lui.
— Tu pourras dire que c'est ton apprenti dans la maison où tu travailles, et qu'il n'a pas encore la sienne. Ou alors, tu décides de passer en force et tu cours le plus vite possible vers les bas-fonds.
Un coup de truffe me fait détourner les yeux de l'emplacement de la joueuse, pour voir que Nox s'est levé et pointe ses oreilles dans une direction bien précise.
— Les gens pour le corps vont arriver.
— D'accord. Bastet, on y va. Maintenant.
— Comment... Il t'a parlé ?
— C'est pas le moment, on doit y aller, insisté-je en me levant pour traverser la ruelle.
La pluie s'est transformée en un rideau fin, formé de gouttes légères qui ne font que gêner la vue. Je pose mes mains sur les pierres de la muraille et l'effleure un peu partout, cherchant le mécanisme.
— Comment connais-tu ce passage ?
Le visage d'un petit garçon roux apparaît dans mon esprit, et je repense à ce gosse éjecté du Panthéon à cause de ses parents, qui avaient été condamnés pour une infraction. Il avait dû payer pour eux et s'était retrouvé avec nous, les pestiférés, les enfants "en sursit". Puis il a raté le Test et on n'en a plus jamais entendu parler.
— Quelqu'un me l'a dit. Allez, où est-il, murmuré-je en fronçant les sourcils.
La pulpe de mes doigts tâte les briques proches du sol et le stress commence à grimper. Les ramasseurs de cadavres, ou tout autre nom qu'ils portent, peuvent arriver d'un moment à l'autre.
Roche, brique, pierre, roche... Rien que cela.
Là. Je presse sur la surface métallique de tout mon poids. Elle cède.
Et m'avale dans les profondeurs.
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