Prélude: Polaire
Syrin Urandir regarda ses écrans. L'opération était plutôt bien engagée, mais elle avait appris à se méfier. La neutralisation des sites nucléaires avait été sa priorité première, via une série de frappes précises et coordonnées. Elle avait ensuite dû gérer la réaction des forces aériennes : les engins des autochtones avaient beau ne pas faire le poids face à des intercepteurs transorbitaux, ils en alignaient beaucoup.
La flotte d'attaque avait déjà perdu près d'un tiers de ses appareils atmosphériques, mais elle avait au moins pu faire avancer ses croiseurs assez près pour pouvoir lancer des attaques sur des objectifs au sol et commencer la prise de contrôle des réseaux de communication : plus aucun satellite n'était opérationnel.
Malgré tout, sa situation n'était pas enviable : la planète comptait sept milliards d'habitants très énervés et un écosystème fragilisé. Les destructions avaient déjà provoqué des catastrophes collatérales et, fondamentalement, elle doutait fortement qu'une occupation militaire puisse être la solution. Cela dit, ce n'était pas son problème immédiat.
Son regard se perdit dans l'affichage tactique. Les icônes lumineuses et les statistiques froides cachaient sous un habillage abstrait le spectacle incroyablement violent d'une invasion planétaire. Plusieurs millions de morts résumés par quelques symboles colorés. Une couche de glace sur un volcan, pensa-t-elle.
Ces Terriens n'étaient peut-être qu'à l'âge pré-spatial, mais ils étaient franchement ingérables.
— Pause.
La voix derrière Syrin était familière, elle arrêta la simulation. À l'Académie des combattants, on disait qu'elle pouvait également arrêter des vraies batailles.
Arinjaël Rijkanaël avait, pour une fois, revêtu la tenue traditionnelle des équipages de combat, frappée du monogramme de son clan. Même dans un environnement où la taille moyenne frôlait le double mètre, sa stature dépassait la plupart des têtes et, si ce n'était pas suffisant, sa peau couleur café la plaçait à part. Dagorhiel – fille de la guerre, d'une lignée née des amours interdites entre représentants des deux nations ennemies de la Guerre stellaire il y a quelques millénaires.
Mais, surtout, représentante du Dagarantar, le commandement suprême de la nation.
Syrin essaya de ne pas être impressionnée ; après tout, elles se connaissaient depuis l'Académie.
— Ton rapport ?
— Environ vingt-cinq pour-cents de pertes, dont quinze définitives. Dommages importants à l'écosystème, mais rien d'irrémédiable. Environ deux millions de victimes sur la planète.
— Je vois, dit-elle en hochant la tête. C'est le mieux que tu puisses faire ?
— Oui et non. Syrin laissa échapper une grimace de frustration, puis continua : en affinant la stratégie, on peut espérer réduire encore les pertes et les dommages à la planète, mais pas de façon significative. À moins d'un changement de paradigme majeur, comme une campagne de sabotage ou de démoralisation, toute action militaire contre cette planète de cinglés ne peut se finir que dans le sang et les larmes.
Arinjaël sourit :
— Toi, tu ne t'es pas encore remise de ton premier essai...
Syrin sourit elle aussi, malgré elle. Lors de sa première simulation, elle avait tenté de lancer immédiatement ses deux croiseurs en orbite, espérant un effet de choc psychologique. En fait de choc, c'est plutôt elle qui y avait eu droit : les nations majeures de la planète lui avait lancé tout leur arsenal nucléaire. Plus de cinq mille ogives, lancées de façon coordonnée, avaient fondu sur sa flotte.
Les vaisseaux de guerre étaient conçus pour se défendre contre des projectiles nucléaires, voire y résister, mais même un équipage expérimenté ne pouvait rien contre des milliers de missiles. L'attaque avait causé des dommages considérables – sur la flotte comme à la planète en dessous. Syrin n'en avait pas dormi pendant deux jours.
Elle coupa complètement la simulation. Les écrans disparurent et la passerelle reprit son apparence habituelle : celle d'une navette militarisée et non d'un croiseur de commandement. Avec la disparition de l'environnement martial, la tension retomba et Syrin s'adossa à la console, épuisée. Elle avait déjà participé à des campagnes militaires dans la Frontière, lors de conflits claniques ou lors d'opérations contre des pirates, mais rien de comparable. Elle respira lentement, puis lâcha :
— Cet exercice... ce n'est pas vraiment une simulation, n'est-ce pas ? Vous n'avez pas l'intention d'envahir Erdorin ?
Arinjaël haussa les épaules – une attitude typiquement terrienne, qui amusa Syrin.
— Disons que son but premier n'est pas militaire.
Syrin hocha la tête. La manœuvre consistait à faire admettre aux éléments les plus excités du Dagarantar, le commandement militaire, que leurs fantasmes de mise sous tutelle d'Erdorin entraîneraient des coûts inacceptables. Trois mille ans auparavant, à la fin de la Guerre stellaire, une opération similaire avait failli provoquer une guerre civile.
— Au mieux, nous pourrions neutraliser leurs forces nucléaires et clouer au sol tout ce qui vole et peut-être sérieusement endommager leurs infrastructures militaires sans provoquer trop de dommages collatéraux. Et nous perdrions la bataille morale : si la moitié de ce que j'ai vu sur l'état d'esprit des Terriens est vrai, la seule chose positive qu'une intervention militaire obtiendrait, c'est l'unification de la planète. Contre nous.
— Je suis aussi de cet avis, surtout après avoir vécu quelques décennies sur place. Et je suis certaine que je ne veux pas avoir la population de cette planète qui nous déteste. Quand ils détestent, ils ont tendance à être brutaux. Bon, récupère les données, on rentre sur le Silvantir ! Je compte d'ailleurs sur toi pour le rapport.
Syrin grogna. Même si les à-côtés étaient souvent amusants, les réunions n'étaient pas l'aspect préféré de sa charge.
***
Syrin flottait. Au-dessus d'elle, la lumière, filtrée par les épaisses frondaisons de la clairière, changeait subtilement, passant des derniers feux orangés de la journée aux teintes bleues du crépuscule. La luminosité de l'écospace avait beau être artificielle, elle se prenait à y croire, portée par les eaux sombres et fraîches du bassin. Surnommée par l'équipage « la clairière de commandement » (et d'autres noms, beaucoup moins flatteurs), elle occupait un espace préservé au cœur du vaisseau.
L'ambiance aurait pu être parfaite s'il n'y avait pas eu les éclats de voix :
— Pour la dernière fois, je ne suis pour rien dans cette affaire !
Sayrin. Son quasi-homonyme et quasi-exacte opposée : brune de cheveux et de peau, de petite taille, avec une hérédité humaine – enfin, Atalen – marquée, elle poursuivait une conversation avec Maën sur le bord de la pièce d'eau. Enfin, « conversation » était un terme qui tenait de l'euphémisme.
Syrin se laissa couler et, d'une poussée, se propulsa vers le bord. Son entraînement en déplacement zéro-G avec les commandos lui conférait une aisance quasi-surnaturelle sous l'eau et elle réapparut soudainement derrière Sayrin et l'enfonça sous l'eau. Elle adressa un sourire à Maën :
— Seigneur Cediar, cette roturière t'ennuie ? Veux-tu que je la noie pour ton bon plaisir ?
Maën eut un bref rire, la surprise passée, et répondit sur le même ton suranné :
— C'est très aimable de ta part, Protectrice, mais nous étions en pleine discussion.
— Oh, répondit Syrin en ignorant les bulles qui s'échappaient en rafales de plus en plus énervées.
À force de se débattre, Sayrin finit par s'extirper de la prise et refit surface, puis entreprit de se venger. Maën savait par expérience que l'Atalen était certes capable de se défendre, mais elle ne faisait pas le poids face à une combattante entraînée – si tant est que le corps-à-corps qui se déroulait sous ses yeux avait une prétention martiale ou même sérieuse. Il observa, amusé, l'empoignade aquatique se transformer en une étreinte d'un autre type, avant d'interrompre les ébats :
— Ce n'est pas que le spectacle ne me réjouit pas, mais il se trouve que j'avais à parler à Sayrin...
— Ah oui, répondit cette dernière, tentant de remettre un semblant d'ordre sans sa chevelure.
— D'accord, je vous laisse, mais...
— Non, tu peux rester. À vrai dire, c'est une question qui peut te concerner... indirectement.
Syrin regarda son ancien mentor d'un air étonné. Il y a quelques décennies, Maën était en charge des Forces de défense de l'Elyantura et elle avait appris à se méfier de ses cheminements de pensée. Comme, par exemple, celui qui avait conduit à l'évacuation de plusieurs dizaines de milliers de Terriens en utilisant des transports militaires, il y a deux siècles de cela.
Maën servit une autre coupe d'une bière terrienne qui avait l'air redoutable ; Syrin goûta et grimaça : l'amertume était brutale, mais elle était immédiatement suivie par les effluves d'agrumes. Ça avait clairement le goût d'une bière, mais pas de celle dont elle avait l'habitude – et elle lui paraissait fortement chargée en alcool.
Comme s'il suivait son raisonnement, Maën expliqua :
— Ça vient d'une brasserie artisanale pas très loin de là où j'habite.
Syrin approuva poliment ; ce n'était pas sa boisson préférée, mais elle appréciait son caractère rugueux – très terrien, somme toute. Maën toucha son tour de cou et sous-vocalisa la phrase-code, son communicateur fit apparaître un trio d'écran. L'un d'entre eux affichait la modélisation d'une molécule complexe.
— Tu reconnais ?
Syrin plissa les yeux, essayant de se rappeler de ses lointaines études de médecine : « On dirait un antibiotique évolutif passif de troisième génération. »
— C'est ça. Un de mes contacts m'a prévenu qu'une entreprise terrienne essayait, très discrètement, de vendre cette molécule à plusieurs grands laboratoires. Une mine d'or, quand on sait que les services médicaux de la planète commencent à s'intéresser de très près à la question de la résistance antibiotique.
— Attends, tu veux me dire que les Terriens ont trouvé un moyen de développer un traitement qui est à une ou deux générations de nos médecines de pointe ?
— Non, les laboratoires terriens les plus en pointe sont avancés, mais pas à ce point. Ils sont à cinq ou six générations, au moins, d'arriver à un tel résultat. Ce que je veux dire, c'est qu'il y a des Stellaires qui essayent de fourguer en douce des technologies avancées sur Erdorin.
— Et ce n'est pas de ma faute, ajouta Sayrin. Par contre, ce que je peux te promettre, c'est que je vais mettre mes réseaux sur le coup et que je vais retrouver ce qui se cache là-derrière.
— Pour les ajouter à tes propres activités ?, lança Syrin avec un sourire.
Il y eut un instant de flottement et Sayrin se jeta sur elle avec un hurlement théâtral, entraînant Maën dans la mêlée.
***
— Dure soirée ?
Maën eut un petit rire et finit d'enfiler sa chemise. Arinjaël se tenait à l'orée de la clairière, son uniforme presque impeccable sous la pâle clarté lunaire simulée.
— Ta protégée est particulièrement enthousiaste.
— Je te rappelle qu'elle a été ta protégée avant de devenir la mienne.
— Certes, mais je ne me souvenais pas qu'elle était aussi... énergique.
— Oh, je mettrais ça sur le compte de Sayrin.
Maën lança un jeu de mot sur l'absence du vocable « a » faisant référence à des lois de physique nucléaire, impliquant que la conjonction des deux provoquait des réactions en chaîne. Arjinaël lâcha un bref rire :
— Tu n'es pas le premier à faire le rapprochement. Grand bien leur en fasse !
— Je suppose qu'elle t'a parlé de la nouvelle énigme ?
— La molécule ? Oui, elle m'en a parlé. Je vais aussi garder un œil là-dessus. Ce serait ballot que quelqu'un vende aux Terriens une ogive à antimatière et qu'ils fassent péter leur planète. Surtout avec nous dessus.
— Ce serait embarrassant, en effet.
— Et sinon, des nouvelles des jeunes ?
— Oh, je ne me fais pas de souci. Leur navette vient de revenir ; à l'heure qu'il est, ils devraient être rentrés chez eux.
(Chapitre partiellement inspiré par l'album Polaris de TesseractT)
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