Chapitre 3 : Sur les routes
Zurich, Rote Fabrik, 11 avril 2016
La manœuvre était désormais bien rodée : Sally laissa la programmation de son clavier courir sur quelques secondes, soutenu par la rythmique de Florianne et se saisit de la « guitare » cachée sur le côté de la scène. En fait de guitare, il s'agissait d'un prototype hybride de guitare-synthé développé spécialement pour elle par les luthiers de Multistringers – elle avait fini par se faire au nom – et qu'elle avait baptisé « Wyvern ». Quand elle se retourna, faisant jouer les mèches humides de sa tignasse, récemment raccourcie, pour plaquer les premiers accords de « (Are We ?) Not of this World », la foule l'accueillit par un rugissement enthousiaste.
Leur précédent concert zurichois avait été une des pires prestations de leur précédente tournée et Unborn Oracle avait à cœur de faire oublier ce fâcheux événement. Le groupe avait donc offert près de trois cents billets gratuits à ses fans, dans l'idée que ceux qui avaient été présents pourraient revenir. Résultat : même en semaine, la salle était presque pleine.
Les quelques dates précédentes avaient permis à Matt de peaufiner le réglage du nouveau logiciel de régie et, de façon générale, aux musiciens à reprendre leurs marques. Arel, qui avait été un des plus mortifiés par leur précédent concert dans la ville suisse, jouait avec un plaisir évident, alignant des petites touches de virtuosité sur ses lignes de guitare avec une facilité apparente.
**Arrête de te la péter, frangin !**
La pique mentale était sur le ton de la plaisanterie et Sally se prit à sourire, autant pour avoir capté la pensée que par la bonne humeur communicative du duo. Il avait fallu un laps de temps étonnamment court à Unborn Oracle pour reprendre ses marques ; la présence de la chanteuse et claviériste au sein du gestalt mental que formaient seuls, jusqu'alors, les autres membres du groupe, y était pour quelque chose. Les compositions démarraient au quart de poil, l'enthousiasme était contagieux – il fallait juste prendre garde à ne pas jouer les partitions des autres.
Are we not of this world ?
Are we not your children ?
(Parents and Ancestors)
Are we not worthy of our own lives ?
***
— Salut ! Je suis Santa, merci d'être venus.
Anton, Sergio et Lisette, munis d'une badge VIP qu'ils n'avaient pas demandé, regardaient Florianne avec un mélange d'étonnement et d'appréhension. Anton et Lisette avaient été présents lors du précédent concert, mais Sergio dépareillait, avec son look de quadra semi-hipster, entre les deux jeunes adultes arborant la panoplie habituelle du metaleux.
— Je suis désolée, mon allemand n'est pas terrible. Ça vous dérange si on parle en anglais ?
— Je... ne parle pas très bon... commença Anton, un jeune homme un peu empâté arborant une barbe mal développée, dans un anglais très laborieux, tandis que les deux autres approuvaient.
— On lui traduira, dit Lisette. Petit gabarit, le teint pâle et des cheveux d'un noir vraiment pas naturel, elle semblait cependant avoir plus d'assurance que ses deux collègues masculins.
Florianne hocha la tête ; elle les sonda superficiellement, sentant leur appréhension et leurs questions, pendant qu'ils s'installaient autour de la table. Elle avait demandé au club de pouvoir disposer d'une petite salle privée pour une heure ou deux. Les responsables locaux soupçonnaient des pratiques sexuelles plus ou moins bizarres et/ou honteuses, même si la salle ne comportait qu'une table, une demi-douzaine de chaises et quelques boissons somme toute bien innocentes.
Une fois tout le monde installé, Florianne leur fit le signe des « cornes » et fit apparaître une illusion crédible de flammes autour. Le trio sursauta, comme pris en fraude ; Florianne leur sourit avec bienveillance, appuyant ses propos d'une suggestion mentale subtile :
— J'aimerais vous parler de vos petits talents...
— Pas de sexe ?, lâcha Sergio avec un faux air sérieux.
— Tu n'es pas mon genre, répondit-elle avec un sourire plus amusé.
La pique détendit l'atmosphère. Entre les bières et les ramequins, elle les laissa surtout parler. Anton avait un peu du mal à suivre et, un temps, Florianne regretta de ne pas avoir emmené Arel avec elle. Son don pour les langues était précieux, mais dans le même temps, elle préférait garder un contact direct avec ses... ses ouailles ? Élèves ? Charges ?
À vrai dire, ces réunions qu'elle organisait avec ceux et celles que Galadril avait identifiées comme talents arcanistes potentiels lui servait autant à les informer sur la nature – et les droits et devoirs – de leurs nouvelles capacités que, pour elle, de se faire une idée de comment gérer ce qui commençait à ressembler à un cirque à grand spectacle.
Des jeunes – et moins jeunes – gens comme Anton, Sergio et Lisette, elle en avait déjà rencontré une dizaine, en Grande-Bretagne, France et Espagne. Chaque fois, les questions étaient les mêmes : quels sont ces pouvoirs ? Jusqu'où ça peut aller ? Qu'est-ce qu'on peut ou ne peut pas faire avec ? La complexité de la situation glaçait Florianne. Elle ne voyait pas de réponses claires à leurs questions et le mieux qu'elle pouvait faire, c'était de partager ses idées et ses doutes avec celles et ceux qu'elle rencontrait.
Elle était Dame d'Arcane, mais la position ne venait pas vraiment avec des termes de référence et un manuel. Ce qui s'en approchait le plus, c'était des Légendes romanesques – autant dire de la fiction ! Elle avait tenté d'en parler avec Galadril et cette dernière avait surtout ricané. La peste soit des reines multimillénaires et revanchardes !
Florianne avait élaboré quelques règles simples avec les membres du forum du Club 1225 : utiliser avec parcimonie, respecter les règles de consentement, rester discret, rendre le monde meilleur. Bien évidemment, des bons sentiments de ce genre étaient un peu comme les trois Lois de la Robotique : il y avait des paradoxes, des contradictions et des grosses zones d'ombre. La plupart de ceux à qui elle parlait le comprenait.
Mais quelques rares individus n'en avaient que faire. Soit parce qu'ils pensaient être si exceptionnels que les règles des mortels ne s'appliquaient plus à eux, soit parce que leur colère était telle qu'ils étaient prêts à tout pour changer les choses.
Florianne ne savait pas lesquels l'inquiétaient le plus.
Le trio auquel elle avait présentement affaire semblait plutôt raisonnable. Même Sergio, avec son air blasé, était plus enthousiaste que réticent. Et puis tous trois étaient des habitués du Club et du coup, les questions et les discussions avaient déjà été pas mal dégrossies en amont.
Ils quittèrent la table au bout d'une bonne heure de discussions ; dans un premier temps, Florianne ne voyait pas trop quoi faire de plus. Elle sortit un calepin pour y jeter quelques notes, notamment sur l'idée de monter des camps de vacances pour permettre des entraînements plus sérieux sur une longue durée, mais elle ne voyait pas trop comment organiser ça avant l'été. Prise dans ses réflexions, elle faillit ne pas remarquer Sally avant qu'elle ne décapsule une des canettes de bière qui flottaient dans le seau à glace à moitié fondu.
— Ça va ?
Florianne reposa son stylo et lui sourit, soulevant son verre pour un toast silencieux.
— Ça va. Et toi ? Tu as l'air en forme...
— Je dirais bien que j'ai rajeuni de vingt ans, parce que c'est un peu l'impression que j'ai.
— Si tu les cherches, je pense qu'ils sont venus habiter chez moi...
— Oh, arrête, ricana Sally. D'abord, pour toi, vingt ans, ça fait des cacahuètes et en plus, je te connais bien, depuis le temps : ce genre de défi, ça te stimule.
— Pas faux, répondit-elle avec une grimace. Mais là, je dois avouer que ça commence à s'empiler bien plus haut qu'au-dessus de ma tête.
— Au-dessus de ta tête, hein ?
La Terrienne se leva avec un sourire carnassier et d'un mouvement volontairement aguicheur, elle poussa quelque peu la table des fesses et vint s'asseoir à califourchon sur les genoux de sa compagne. Elle déposa un premier baiser sur ses lèvres :
— Tu sais quoi ? Les hommes sont encore au bar, en train de discuter technique avec des fans et le staff de la salle.
— Oui, et ?... Florianne voyait très bien où elle voulait en venir, mais elle préférait laisser Sally mener le jeu. Celle-ci continua en ponctuant ses phrases par des baisers rapides :
— Ce qui signifie que... pour encore un moment... nous pouvons avoir la chambre... et la salle de bains... pour nous toutes seules... et que j'ai une idée... ce que je pourrais... mettre au-dessus de ta...
— Ahem !
Les deux amantes sursautèrent et tournèrent la tête vers un coin de la salle, où se tenait Rage, assis en tailleur sur une table, le laptop sur les genoux et le casque audio, basculé des oreilles vers les épaules. Il leur fit un petit salut de la main.
— Tu étais là, toi ?
— Bah oui, comme d'hab'. Tu m'avais demandé de me poser dans un coin et d'observer.
— Et tu t'es fait oublier ?
Le jeune homme haussa les épaules.
— Je ne savais pas que tu avais développé un côté mateur sur Ardanya, gouailla Sally.
— Même pas. J'étais en plein tri des photos, je ne t'avais même pas vu arriver. Mais t'as raison pour un truc : ce séjour m'a appris à être plus zen avec les effusions des uns et des autres.
Il referma son laptop et déplia lentement ses jambes ankylosées.
— Mais bon, je vais quand même vous laisser. Le wifi est pourri ici. Et Sally a raison : l'hôtel sera sans doute plus confortable.
Toujours enlacées, Florianne et Sally le suivirent du regard jusqu'à sa sortie, puis se regardèrent, un instant interdites, avant d'éclater de rire.
— Notre garçon a bien grandi...
— Comme tu dis.
Sally se releva, attrapant les mains de sa compagne et la tirant en position verticale
— Bon, go douche, hôtel et jambes en l'air ?
— Dans l'ordre que tu veux.
***
— Yo, mec.
— Yo. Désolé pour l'heure tardive.
— No prob, je rentre de soirée.
Rage regarda l'heure et fit un rapide calcul. Il était trois heures du matin à Lagos ; il avait la santé, le confrère.
— Tu as reçu le premier jet du planning ?
— Ouais, j'ai regardé ça rapidement. Mec, c'est chaud ! Tes toubabs, ils veulent vraiment aller dans ces bleds ? J'veux dire, c'est pas des zones de guerre, mais il y a quand même deux-trois coins où c'est pas loin.
— C'est pour ça que je te demande. T'es un peu le seul contact que j'ai en Afrique centrale ; j'ai aussi contacté des gens au Maghreb et en Afrique du Sud, mais pour le reste, j'y connais que dalle, eux non plus, mais ouais, ils veulent y aller.
Il y eut un instant de pause ; Rage n'avait jamais rencontré MetalBlack face à face, mais il était un des lecteurs de son blog depuis trois ans et il était devenu son correspondant africain. Il connaissait la scène metal africaine, surtout dans la zone équatoriale, entre Nigeria et Congo. Il imaginait qu'il devait être en train de soupirer derrière son écran.
— Bon. Je veux pas vous faire peur, mais votre plan là, c'est chaud de chez chaud. Personne n'a jamais fait ça avant. Même les groupes locaux ils vont pas dans certains des bleds dans la liste. Déjà que quand tu fais pas gaffe, t'as des chances qu'un voisin fundie viennent foutre le feu chez toi parce qu'il croit que t'es sataniste. Si tu déboules avec ton trio d'extra-terrestres avec des oreilles en pointe et une Reine des Enfers en tenue SM, c'est un peu comme si tu te peignais une cible sur le dos, tu vois.
— Je vois.
— Non, tu vois pas, je...
— Non, ce que je veux dire, c'est que je vois que tu connais le coin et nous pas. Du coup, il va nous falloir un agent. Toi ou quelqu'un d'autre de confiance, mais je préférerais que ça soit toi.
Une pause, puis :
— Écoute, je dis pas non, mais faut que je réfléchisse. J'ai un autre boulot et ça risque de coincer. Et puis je suis crevé, j'ai peur de te dire des conneries.
— OK. Tiens-moi au courant !
***
— Vous voulez quoi ?...
Kelvin grimaça. Le ton d'Arinjaël n'était très encourageant.
— Faire une tournée en Afrique. Un peu à l'impro, mais pas vraiment. Tu as vu la liste ?
— Ouais.
Il y eut une longue pause. La grande dagorhiel s'étira comme pour chasser la fatigue. Kelvin nota qu'elle avait adopté une coupe de cheveux à l'africaine, qui changeait pas mal sa physionomie générale, tout en cachant ses oreilles en pointe. Il se demanda un bref instant si son coiffeur avait fait des remarques ou si, plus probablement, elle avait bricolé son Masque.
— Bon, finit-elle par lâcher. J'imagine que vous n'êtes pas complètement inconscients et que vous avez par conséquent une idée d'où vous mettez les pieds. Je vais être franche : je ne vais pas pouvoir vous protéger partout, même en réquisitionnant l'Anithen et ses combattants. Quelque part, la plupart des nôtres ne font pas du tout couleur locale.
— L'Anithen, c'est le patrouilleur qui a relevé le Denithen ?
— Oui ; mêmes capacités, mais ce sont un peu des bleus par rapport à Erdorin, pour ne rien arranger. Je n'ai pas encore vraiment eu le temps de les briefer à fond. Ce qui n'arrange pas nos affaires, non plus. Mais j'y pense : Philip ne pourrait pas aider ?
— Il n'est pas encore rentré. Ou, se corrigea-t-il mentalement, il n'a pas donné signe de vie depuis.
De l'autre côté de l'écran, à plusieurs milliers de kilomètres plus au sud, Arinjaël se passa la main sur le visage.
— Écoute, là je tiens plus en l'air et, de toute façon, vous ne comptez pas partir avant l'automne, correct ? Devant l'acquiescement de Kelvin, elle continua : Je vais y réfléchir, voir ce qui est faisable et ce qui ne l'est pas, mais depuis le temps que je vis ici, je peux te dire que vous allez au devant de grosses galères, au mieux.
— Ça nous changera.
(Image: Concert de Toundra à Genève, 8 mai 2018. Photo par l'auteur.)
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