Chapitre 2 : Réunions de travail
Londres, 1er mars 2016
Ils descendirent du taxi devant l'imposant immeuble de bureau. Un soleil timide encore hivernal éclairait Canary Wharf en ce matin frais. Florianne regarda Kelvin, qui portait un costume crème sous un manteau beige ; sa chemise était fermée par un bijou amérindien et sa crinière était retenue par un catogan, lui aussi ornementé.
**Je t'interdis d'ajuster ma cravate**, lui glissa-t-il mentalement.
Florianne, qui avait fait elle aussi des efforts vestimentaires, avec un tailleur-jupe blanc et ses longs cheveux blonds nattés, pouffa brièvement. Galadril l'avait prévenue : habillez-vous en conséquence. Elle avait pris ensuite rendez-vous avec le cabinet d'avocat que son mentor lui avait indiqué, histoire de maintenir les apparences : Florianne Gill-Saint Lothian, qui venait de se marier discrètement avec un avocat américain dans une île exotique, devait régler quelques éléments administratifs.
Les bureaux se situaient au milieu de la tour ; l'immeuble faisait partie des récents développements de cette partie des docks, un mélange d'architecture high-tech et d'urbanisme portuaire encore constellé par une masse conséquente de chantiers divers. Pour entrer, il fallait passer un impressionnant dispositif de sécurité, avec fouille des bagages, puis prendre un ascenseur pré-programmé. Une fois au bon étage, un concierge les guida vers une porte et les confia aux bons soins d'une réceptionniste, qui les conduit sans plus attendre dans le bureau principal.
— Ah, Florianne, Kelvin, bienvenue ! Asseyez-vous !
Sous son identité de Gillian Linder, Galadril avait elle aussi fait des efforts vestimentaires, avec un tailleur-pantalon aux lignes très agressives, contrastant avec sa couleur orange pastel. Un impressionnant chignon, dans lequel étaient fichées deux baguettes de style asiatique, tentait de réfréner les envies d'indépendance de ses boucles blondes.
Le bureau était une pièce de bonne taille, dont la principale caractéristique était une baie vitrée qui prenait tout le mur du fond, avec une vue impressionnante sur la Tamise. Un bureau en bois au dessin très épuré, une chaise de bureau ergonomique et deux fauteuils complétaient le mobilier. Très zen, nota mentalement Florianne.
La vue s'atténua et finit par disparaître ; les vitres s'étaient obscurcies. « Gillian » se débarrassa théâtralement de ses escarpins, avant de s'effondrer dans son fauteuil.
— Il faudra un jour que quelqu'un m'explique l'utilité de ces ignobles brodequins !, lâcha-t-elle en eyldarin.
— Ce n'est pas utile, répondit Florianne avec un sourire et dans la même langue. C'est juste une des multiples et subtiles façons que les sociétés terriennes ont trouvé pour éviter que les femmes ne fassent trop de concurrence aux hommes.
— Ne me regarde pas comme ça, ajouta Kelvin après un coup d'œil effaré de l'ancienne reine dans sa direction. Je suis encore plus intarissable et radical que Florianne sur ce sujet. Et puis il me semble que nous ne sommes pas ici pour discuter de cela, non ?
— Non, en effet, pas exactement.
Galadril se redressa et passa ses doigts sur une surface tactile, tout en marmonnant des imprécations.
**Elle... est en train d'entrer des... lignes de commande ?**
**Je ne serais pas surprise si Sync était venue lui donner quelques cours de sécurité informatique. Ça serait assez son genre de lui installer un Linux sécurisé ou une horreur dans ce genre.**
Kelvin haussa les épaules en réponse. Il avait appris l'informatique terrienne dans les années 1970, avant même que l'idée d'interface graphique ne sorte des labos de Palo Alto. Parfois, la méthode avait ses avantages, même si, quand on était habitué aux systèmes skeuomorphiques utilisés par les peuples stellaires, la régression était brutale.
— Ah !
Un écran s'alluma enfin, avec ce qui semblait être une vidéo sur pause. Galadril se tourna vers son couple d'invités et déclara, avec un air soudainement sérieux :
— Cette vidéo m'a été remise par votre acolyte, Matt. Elle a été prise le 15 novembre passé ; je ne reviendrai pas sur les circonstances, vous avez lu comme moi les rapports. Mais ça, ça n'y était pas.
La vidéo démarra. On y entendait des cris, des coups de feu, des interjections étouffées, en français et en anglais. Un petit groupe de jeunes gens étaient dans un coin d'une salle de spectacle et deux hommes armés de fusils d'assaut se dirigeaient vers eux. Soudainement, une jeune femme s'avança, un bras tendu vers les agresseurs ; sa main faisait le signe des cornes et elle criait, des choses inintelligibles.
Et, tout aussi soudainement, le premier agresseur s'arrêta, comme frappé de stupeur. Le second commença à braquer la jeune femme et reçut un objet lourd en pleine tête. Il y eut quelques secondes de statu quo, la jeune fille criait « Partez ! Laissez-nous ! Partez ! » en français, son agresseur hurlait lui aussi, un mélange de français et d'arabe où surnageait les mots « Maudite ! Démon ! Putain ! »
Jusqu'au moment où, au prix d'un effort énorme, l'homme parvint à activer sa ceinture d'explosifs.
La pénombre retomba dans le bureau, avec elle, un silence lourd.
Galadril relança la lecture. Une deuxième vidéo démarra ; on y voyait une jeune femme – peut-être la même – qui expliquait dans un anglais laborieux, face caméra, comment concentrer ses capacités mentales via un simple geste – comme, par exemple, les cornes. Puis un autre vidéo, puis encore une autre. Toute une série de tutoriels sur l'utilisation des Arcanes.
Florianne devint blême.
Barcelone, 5 mars 2016
Sync décapsula les bières et les fit passer à la ronde. Dans un coin de la terrasse, le barbecue ronflait tranquillement. Rage devinait au loin, entre les arbres, la Méditerranée dans la nuit naissante ; en faisant attention, il pouvait presque percevoir la rumeur de la ville voisine, mais ils étaient sur les hauts de Pedralbes, dans un quartier qui respirait le luxe. Perdue au milieu de la forêt sur la colline, la villa de Sync n'était pas la plus grande du lot, mais pour dire vrai, elle ne l'occupait que rarement.
La soirée était encore fraîche en cette fin d'hiver, mais d'une part la plupart des invités étaient arrivés deux jours plus tôt de Grande-Bretagne et toute température à deux chiffres était accueillie avec soulagement et, d'autre part, ils n'étaient pas frileux. Arel et Florianne avaient même piqué une tête dans la piscine, ce qui avait fait râler Sally – surtout quand ils avaient essayé de l'attraper.
— Bon, dit leur hôte après un ultime coup d'œil à son téléphone, la viande va mettre quelque temps pour être à point et d'après mes dispositifs de sécurité, nous sommes entre nous. Il est peut-être temps de discuter des conclusions, non ?
Nonobstant quelques grommellements théâtraux, tout le monde s'installa sur les chaises de jardin autour de la table. Les deux derniers jours, Unborn Oracle, accompagnés de Matt et Rage, s'étaient invités chez la fondatrice de Ngora – et ancienne de l'équipe de Matt lors du fameux concert de 1992. Ils avaient également fait venir plusieurs de leurs contacts divers et avaient enchaîné diverses réunions, organisées de façon quasi-corporatiste par l'Américaine. Matt avait râlé pour le principe, mais il fallait avouer que la méthode était efficace. C'est d'ailleurs lui qui prit la parole :
— Bon, on a pas mal papoté avec les zigues de Wavescape, les devs qui ont mis au point le logiciel de balance son automatique qu'on a utilisé l'année passée pendant la tournée. Là ils sont en phase de beta-test de la v2 et ça devrait être prêt dans deux semaines max.
— Ils sont ambitieux, continua Kelvin. Dans leurs cartons, ils n'ont rien de moins qu'un protocole d'interfaçage pour instruments, système audio et autres studios d'enregistrement. Pour le moment, ils peaufinent surtout la sécurisation et la fiabilité des interfaces sans fil.
— Le projet le plus balaise, c'est quand même l'utilisation du deep learning pour l'optimisation de la sonorisation. Mais ils en sont encore loin.
— C'est surtout que ce sont pour le moment des technologies qui sont entre des mains propriétaires et, avec notre parti-pris de tout baser sur des standards ouverts, même en matériel quand c'est possible, on est un peu coincés, ajouta Rage. Surtout que ce sont des techs qui demandent des masses de puissance de calcul ou une connexion internet rapide.
— Donc rien d'autonome ?, demanda Sally.
— Pas pour le moment, mais c'est un secteur qui évolue supervite. Va savoir si, dans trois ans, tu ne pourras pas faire tourner le bazar sur un téléphone !
— Ah, et Multistringers nous a montré leurs nouveaux protos de guitare, dit Arel. Très ergonomique.
— « Multistringers » ?
— Nigel trouvait que ça sonnait bien.
Les yeux levés au ciel, Sally fit savoir que ce n'était pas son avis, ce qui fit rire tout le monde.
— Si on en a fini avec le matos, relança Rage, j'aimerais parler de la tournée de printemps. On en avait déjà discuté sur le chemin du retour et j'ai repris contact avec les oubliés de l'année passée. Entre les désistements, les incompatibilités et la logistique, je pense qu'on doit pouvoir poser une dizaine de dates entre fin mars et début mai.
Il distribua à la ronde un planning sur papier accompagné d'une carte où figurait les parcours provisoires.
— On va encore bouffer de la route, c'est sûr, mais c'est gérable. C'est un peu tout de mon côté ; les fans ne nous ont pas vraiment oublié, plein de gens se demandent encore si notre série « chez les stellaires » était du lard ou du cochon, je suggère qu'on reste dans le keyfabe – il regarda Kelvin, qui approuva de la tête l'usage du terme – surtout que ce n'est pas du keyfabe.
Sync, qui avait comme toujours l'œil sur le chronomètre – cinq minutes par présentation, sinon la viande serait réellement immangeable – se leva et enchaîna :
— Pour le Club 1225, je crois que les choses sont bien posées : ta collègue « Gillian » a fait un travail impressionnant pour organiser les différents ateliers spontanés qui ont poppé sur les forums. La plupart des tutos sont hébergés sur des serveurs privés et répercutés auprès des membres par notre protocole, donc raisonnablement à l'abri des emmerdeurs.
— La plupart, lâcha Rage.
— Oui, pas tous. Il y a un certain nombre qui ont publié leurs trucs sur les plateformes grand public. Certains sont membres du club, on les a contactés ; on a un noyau dur qui veut absolument partager leurs trouvailles avec le plus grand nombre. Il y a aussi des gens qui ont découvert le truc par hasard.
— Ça représente beaucoup de monde ?
— À la louche ? Je dirais quelques dizaines, peut-être cent personnes qui semblent vraiment pouvoir faire des choses. Environ la moitié de wannabes, qui font semblant d'avoir compris mais qui ne maîtrisent rien, un gros tiers d'effets bizarres qui semblent mal maîtrisés et environ dix à quinze pour-cents de doués.
— Mais ça, ça ne vaut que pour les pouvoirs qui se voient à la caméra, ajouta Florianne.
— Exact. Pour les autres, on a quelques idées en suivant les discussions sur les forums ; je dirais que c'est du même ordre.
Florianne se frotta les tempes :
— Donc, quoi, entre vingt et trente arcanistes potentiels ?
— Environ. Mais tu ne vas pas aimer la suite.
Sync fit apparaître une mappemonde sur sa tablette grand format ; une quinzaine de points lumineux étaient disséminés sur la planète. Quelques-uns en Europe continentale et en Amérique du Nord, mais le plus grand nombre...
Rage regarda la carte et, en haussant les épaules, lança sur le ton de la plaisanterie :
— Bon, ben reste plus qu'à prévoir une tournée mondiale...
Il s'arrêta pour boire une gorgée de soda, mais s'interrompit en constatant que toute la tablée le regardait avec des yeux ronds.
— Quoi ?
La sonnerie du minuteur le sauva.
Baltimore, USA, 5 mars 2016
— Ainsi donc, ils sont revenus.
— C'était prévu, monsieur.
Le docteur Thorne lança un regard noir vers son subordonné. Charles Yan fit de gros efforts pour rester impassible. Unborn Oracle était comme une épine devenue purulente dans le flanc de Joshua Thorne et même leur départ n'avait pas atténué la sensation. Pour les collaborateurs de la fondation, cette plaie se manifestait par des sautes d'humeur de plus en plus fréquentes. Il se disait que le docteur Thorne dormait peu et mal ; son attitude, qui n'avais jamais été particulièrement joviale, s'en ressentait.
— Quel est votre rapport, Charles ?
— Les interrogatoires menés par les agents du FBI détachés en Grande-Bretagne n'ont rien donné. D'après Mazda, il s'en est fallu de peu pour que leur équipe ne surprenne leur... arrivée.
— Résultat, un coup pour rien, grinça Thorne. Pire : ils savent désormais que nous les surveillons de près.
— Le défaut de l'opération Redlum, docteur : nous ne contrôlons pas son déroulement. Nous ne pouvons que tenter d'aiguiller les enquêteurs dans la bonne direction. Néanmoins, je serais moins pessimiste : nos objectifs se doutaient probablement qu'ils étaient déjà suivis. Mazda a noté des recherches discrètes, mais indéniables dans ce sens.
Thorne but un verre d'eau, tant pour tenter de se calmer que pour se donner quelques instants de réflexion.
— Admettons. Qu'en est-il maintenant ?
— Ils sont à Barcelone. En contact avec Ngora, vraisemblablement via sa directrice, Karin Sinkiewicz. Citoyenne américaine, mais résidente depuis un peu plus de trois ans.
— Ngora, encore...
— Oui, cette entreprise devient un sérieux problème. Leur logiciel s'avère remarquablement hermétique aux recherches de Mazda et il gagne en popularité auprès de certains groupes.
— Hmm. Pourrait-on tenter de les neutraliser avec une enquête antiterroriste ? Surtout en lien avec les événements récents en Europe ?
— Nous envisageons des plans dans ce sens, en effet. Mazda pense que ce réseau est une menace en soi. Cependant, leur sécurité opérationnelle est solide ; il faudra un travail de longue haleine.
— Alors autant commencer tout de suite.
Charles Yan hocha la tête. Le docteur Thorne l'ignora un instant, comme s'il estimait la conversation terminée, puis releva la tête et demanda, l'air légèrement agacé :
— Autre chose, Charles ?
— Pour le groupe ?
— Ah, oui. Vous avez la liste de leurs dates de concert, n'est-ce pas ? Faites en sorte que nos nouveaux amis du FBI en soient informés eux aussi. On ne sait jamais, peut-être que cette fois-ci, ils sauront se montrer utiles.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro