Le robot
J'ouvre les yeux et m'étire avant de me lever, le soleil m'a réveillé avant même que mon réveil ne sonne. Les humains ressentent de la frustration à cause de ce genre de chose, de la colère parfois, mais moi je sens simplement que mes batteries n'ont pas fini de charger, que je devrai me mettre en veille plus tard. Vous l'avez compris, je suis un robot.
Ca peut paraître étrange n'est-ce pas? Que ferait un androïde aussi perfectionné, abouti en terme de plastique et de communication, dans une maison comme celle-ci? Et bien, j'assiste le couple dont l'homme m'a construit dans l'éducation de leur trois enfants : Anya, Arthur et Gabriel.
Oui, je suis un robot baby-sitter, pratiquement l'équivalent de leur grand frère, si ce n'est que je n'éprouve pas de sentiments contrairement à eux. Ma plastique fait bien illusion pourtant, j'ai un panel d'expression extrêmement large qui va du sourire timide à la rougeur, du froncement de sourcils mécontent aux traits déformés par la rage. C'est probablement pour cela qu' Anya m'a dit que j'étais, je cite "Le plus compréhensif de toute la famille et que nous nous marierons plus tard", mais ce qu'elle qualifie de "compréhension" n'est chez moi qu'un phénomène d'analyse très poussé. Ainsi, quand elle est triste, je sais quelles phrases seront interprétées négativement et feront empirer son état et tout cela grâce à mes caméras oculaires qui remarquent le moindre petit tressaillement de la lèvre inférieure ou une augmentation anormale du niveau d'humidité des yeux. Il en va de même pour Arthur et Gabriel, je connais leur "code" physique, même si je ne comprends rien à leurs émotions.
Cela n'a pas été facile au départ, bien-sûr. Je n'avais pas encore les données nécessaires pour formuler une réponse adaptée à leur comportement, ce qui déclenchait souvent la tristesse citée-plus haut ou de la colère. Mais après avoir observé le comportement de leurs parents et amis pendant plusieurs années, j'ai fini par assimiler la complexité des schéma action-réponse ainsi que les cas où ils s'appliquent. Ainsi, si Arthur arrive en pleurant dans ma salle de chargement au milieu de la nuit, il faudra que je lui caresse la tête pour le rassurer et lui dire que ce qu'il a vu n'était qu'un cauchemar, qu'il peut rester avec moi s'il a peur. Voilà à quoi je sers. J'ai évidemment fait quelques erreurs, surtout au début. Gabriel avait 6 ans à cette époque et venait lui aussi de faire un cauchemar, ce qui l'avait plongé dans un état de panique. J'ai tenté de lui expliquer de manière logique que ce n'était qu'un phénomène naturel dans l'assimilation des données par son cerveau mais le petit avait pleuré de plus belle car je ne manifestais aucune empathie ou signe rassurant. J'avais décodé un phénomène important ce jour-là: chaque humain a un mode fonctionnement différent, et ce mode varie avec l'âge; les enfants sont plus dans l'affectif - qui m'est une notion difficile car je n'éprouve rien- alors que les adultes sont plus dans une sphère qui m'est connue, le raisonnement, la logique pure et dure.
En parlant de logique et de données, les parents des trois petits ont insisté pour que j'aille à l'école et noue des contacts avec des humains qui correspondaient à la tranche d'âge que je suis censé avoir. Parce que oui, le fait que je sois un robot n'est connu que d'eux enfin de l'homme tout du moins. L'école m'a été très utile dans la mesure où elle m'a offert des panels de situations extrêmement différentes avec la fréquence d'apparition des réactions humaines standards. J'ai compris avec difficulté que si un garçon m' assénait un coup dans ce qui correspond à un tibia, je devais manifester une réaction hostile et lui rendre la pareille ou l'immobiliser si son langage corporel traduisait une envie de recommencer. Et que si une fille venait me voir en souriant et que ses joues étaient anormalement rouges, c'était probablement parce qu'elle apprécie ma compagnie, voir plus. Mais encore une fois, fournir une réponse correcte à cette action est très fastidieux puisque je n'ai pas les capteurs nécessaires dans mon processeur pour ressentir comme un humain.
Autre point difficile: l'école en elle-même. Je ne sais pas pour vous, mais il est assez compliqué de calculer en permanence les réponses aux actions de son entourage, bien que j'ai remarqué que certains humains étaient particulièrement fort à cela - lorsque le message émis diffère des actions de la personne, il s'agit de manipulation-. Aussi, il m'est régulièrement arrivé quand j'étais à l'école primaire d'avoir ce que mes instituteurs qualifiaient d'absences, d'égarements, de réactions distantes ce qui n'était ni plus ni moins qu'un passage momentané sur mon mode automatique. Certains ont même appelé les parents qui m'avaient construit pour savoir si tout allait bien dans notre "famille" et ils avaient répondu que oui avec le visage le plus sincère qui soit...Ils les auraient qualifiés de fous, qui croirait à un robot aussi sophistiqué.
Je pense qu'ils ont fini par croire eux-aussi à ce mensonge puisque la femme me prend souvent dans ces bras en m'appelant "mon grand poussin" et que l'homme m'emmène faire des sorties en ville - j'avais particulièrement apprécié celle au centre Légo et celle au musée d'Orsay, les choses nées des émotions me fascinent car je ne les comprends pas-. D'ailleurs, dessiner repose mes processeurs...Il semblerait que reproduire des images ou même les fusionner fasse refroidir mes circuits internes, ce qui d'après ce que j'ai pu observer chez Anya et Gabriel correspond à un état de calme et parfois d'apaisement - Anya sourit fréquemment lorsqu'elle gribouille des fruits sur mes cahiers-...
Mais parlons de Gabriel. C'est lui ma principale difficulté. J'ai tout de suite remarqué qu'il était particulièrement raisonné et pour un garçon aussi jeune, aussi c'est devenu de plus en plus complexe de maintenir l'illusion pour mes "frères et sœurs" que je suis humain comme eux. J'ai remarqué à sa manière de m'observer qu'il analyse l'intégralité de mon comportement, les modulations de ma voix, ma manière de me déplacer... et que selon ce qu'il semble déduire, des signes indicibles de tristesse apparaissent sur son visage. Je pense qu'il a compris que je ne suis pas normal, que quelque chose ne va pas chez moi... C'est vrai que mécaniquement parlant, j'ai bien un problème. Mes canaux lacrymaux, ou du moins les tubulures qui les simulent, ne semblent pas être fonctionnelles. Les larmes ne coulent pas, et il m'est impossible de pleurer depuis plusieurs années... je ne sais plus si le système était opérationnel avant, certains de mes fichiers mémoriels sont bien trop incomplets ou indécodables.
Assez parlé, mon système interne me signale qu'il faut que je me nourrisse et que surtout, je boive sous peine de subir des dommages techniques -Arthur m'a surnommé "Le Chameau" pour cette raison-. Je descends dans la cuisine avant de me faire une tartine beurrée et un thé, qui font partie des aliments pour lesquels mon système de capteurs émet une réponse favorable. Il n'y a pas un bruit dans la maison, tout le monde dort et je peux regarder sans être dérangé les oiseaux qui se baignent dans la vasque du jardin. Ils sont jolis, avec leurs plumes bleues et vertes - c'était un bon raisonnement d'installer les graines pour mésanges dans le sapin-. Les minutes passent et je suis toujours devant la baie vitrée à les observer alors que ma tasse est vide et que la seule trace du passage de la tartine entre mes mains n'est plus qu'un très léger dépôt de farine. Je n'ai pas l'air de les effrayer, peut-être que je pourrais les dessiner?
Je remonte à l'étage discrètement avant de prendre mon bloc-note ainsi qu'un critérium et mes crayons de couleur, si jamais je réveille Anya ma tranquillité disparaîtra aussitôt. Heureusement, il n'y a aucun changement dans la respiration des occupants de la maison, aussi infime soit-il et je redescends m'installer en bas. La lumière a un peu changé mais la scène reste jolie, je dirais même plus qu'elle a l'air.. l'air quoi? Ce n'est qu'une très vague idée qui parcourt mon processeur mais un instant j'ai cru que ça correspondait à la définition d mot "joyeux". Comment je pourrais capter quelque chose alors que je suis un robot? C'est illogique. Je prends mon crayon et couche doucement les traits sombres sur la feuille avant de compléter avec les couleurs, jusqu'au moindre petit détail de la plus petite plume. Ce dessin à un bon rendu, je pense que si je le donne à Arthur il sera content et l'affichera dans sa chambre comme tous les précédents. Je jette un dernier regard par la fenêtre, avant de me rendre compte que je souris. Je souris sans aucune raison apparente, alors que mes systèmes mimétiques ne sont pas activés. Je souris vraiment. Une nouvelle expression laisse place au sourire sur mon visage, une expression que je connais bien : la stupeur. Mes sourcils se sont arqués d'eux mêmes en réaction à ma découverte concernant mon sourire...Serais-je capable d'éprouver quelque chose finalement?
Une émotion m'envahit, elle balaye tout sur son passage et je me retrouve à genoux devant la baie vitrée, à regarder ce robot de 15 ans qui me fait face et qui est secoué de hoquets incontrôlables. Je suis en train de pleurer...Pour la première fois en dix ans. Je me souviens, maintenant. Je me souviens que...que je suis moi, Eliott, et pas le robot que j'ai choisi de devenir pour me protéger de la tristesse qui m'envahissait jour après jour. Mes larmes coulent toujours, mais je rigole à moitié sous ce torrent d'émotions. Je n'ai pas vu Gabriel arriver tellement j'étais perturbé. Il se penche vers moi du haut de ses 10 ans, son visage soucieux fait face au mien.
- Ely! Qu'est-ce qu'il t'arrive?!
Je n'arrive pas à répondre sur le moment et me contente de serrer mon demi-frère dans mes bras. Les minutes passent et je reste là, avec Gabriel qui tente de comprendre du mieux ce qu'il se passe, pourquoi son grand-frère pleure. La raison est simple. Après toutes ces années, l'armure ou plutôt la prison que je m'étais construite, vient de céder, de me libérer. Contrairement à ma mère, je ne suis pas mort dans l'accident de voiture quand j'avais cinq ans. Contrairement à ma mère, je suis vivant. Vivant même si j'avais laissé la douleur me submerger et m'engloutir totalement. Elle avait fait quelque chose de moi que je n'étais pas : un robot.
- Gabriel...
Mon petit frère qui me caressait les cheveux distraitement me regarde avec stupeur et attention.
- Je viens de me rappeler que je suis vivant.
Mon corps est secoué de spasmes et je pleure toujours, mais cette fois-ci je pleure de rire. Ce que c'est bon d'être en vie.
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